Le prix de la vérité

Absinthe du désert

Plante herbacée à tiges ligneuses et ramifiées dont les feuilles sont petites, persistantes et d'aspect argenté. Remarquablement aromatique. Lorsqu'il n'y a plus de menthe, c'est l'une des plantes utilisées dans la Vallée du Vent pour aromatiser le thé.

 

 

L’aube filtrait tout juste à travers les parois de la tente, les premières lueurs blafardes du jour annonçant le matin. Pour Souffre, la nuit avait été difficile. Malgré l’heure tardive à laquelle elle était rentrée après avoir erré un long moment aux abords du lac, elle avait été incapable de trouver le sommeil. Elle s’était tournée et retournée sur sa couche, l’esprit occupé de mille choses.

Parmi elles, il y avait bien sûr le conte de la doyenne de la tribu de Zuni. C’était un récit assez typique de son répertoire, avec un ressort dramatique et une morale forte à la fin. Comme souvent, elle l’avait présenté comme une histoire vraie afin d’accentuer la portée du message qu’elle désirait faire passer. Mais contrairement à son habitude, Souffre y avait vraiment cru, ce soir-là. Elle avait d’abord pensé qu’elle faisait juste référence à deux jeunes femmes qu’elle avait fréquentées dans sa jeunesse, avant de s'interroger sur les réactions étranges de l'assemblée.

Les coups d'œil furtifs qui se détournaient quand elle les croisait, l'intervention du fils de la conteuse, le départ précipité de la tribu d'Aman, le regard insistant d'Asia... Autant d’événements inédits. Il y avait aussi cette petite voix qui lui soufflait les similitudes entre sa propre situation et celle de cette fille maudite aux parents disparus. Le hasard était trop grand pour en être vraiment un et elle n'avait cessé de se rejouer la soirée entière dans sa tête, ressassant tout ça encore et encore. Sans parler de cet inquisiteur du Saint-Office qui avait fait mine de s’intéresser à elle !

Souffre bâilla et repoussa la handira traditionnelle dont elle se servait comme couverture. Elle se redressa sur un coude pour jeter un œil à ses voisines de chambrée. La khaïma des Masuna comportait trois chambres. La plus grande était, comme il se devait, réservée à Tasa et Yani, les parents ; Ghanim, le cadet des deux garçons, avait hérité de la plus petite, son frère Mizuar ayant quitté la tente familiale au profit de la sienne propre ; les trois filles se partageaient donc la dernière. Enfin, partager était un grand mot. La vérité était que Silya et Menza occupaient la majeure partie de l’espace, Souffre ne disposant que de quatre ou cinq mètres carrés bien à elle, qu’elle avait fait en sorte de préserver.

Les deux sœurs dormaient à poings fermés et continueraient jusque tard dans la matinée. Souffre se leva sans bruit, passa ses vêtements crottés de la veille et sortit d’un pas décidé. Il y avait au moins une chose qu’elle pouvait tirer au clair et elle n’allait pas s’en priver. Elle fit une courte pause devant la chambre des parents pour écouter : un doux ronflement lui apprit que Yani avait lui aussi profité de sa soirée. Tasa était sans doute lovée au chaud dans les bras de son époux. Souffre se remit en mouvement et pénétra, telle une ombre, dans l'alcôve de Ghanim. Il ne ferait sûrement pas bon être découverte ici par Yani, elle en était bien consciente, mais elle n’avait pas l’intention de s’attarder. En fait, elle n’avait qu’une seule question à poser à Ghanim.

Il dormait d’un sommeil de plomb, les bras serrés autour de l’oreiller. En temps normal, la jeune femme aurait sans doute souri à ce spectacle. Elle aurait peut-être même dégagé quelques mèches de son front ou de sa joue, profitant de ce qu’il soit assoupi pour s’autoriser l’un de ses rares gestes de tendresse à son égard. Mais ce matin-là, elle n’était pas d’humeur. Au contraire, elle le secoua sans ménagement et à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il ouvre enfin un œil en grommelant.

Ghanim se redressa et se passa une main maladroite dans les cheveux. Il plissa les yeux et sourit d’un air un peu surpris en la reconnaissant mais il ne lui fallut guère qu'une seconde pour se figer au souvenir des événements de la veille. Il était loin d'être bête et devinait aisément la raison de sa présence. Il préféra pourtant jouer la carte de l’innocence et de l’incompréhension.

« Souffre ? Qu’est-ce que tu fais là ? Quelle heure est-il ? Bon sang, fiche le camp ! Si Père te trouve ici, il va nous couper la tête à tous les deux.

— Commence déjà par parler un peu moins fort, ça réduira les risques. Plus vite tu répondras à ma question, plus vite je m’en irai, c’est aussi simple que ça. Qu’est-ce qui s’est passé hier soir, au juste ?

— Pardon ? De quoi est-ce que tu causes ? Souffre, il ne fait même pas encore jour. Je suis rentré tard, je suis fatigué, d’accord ? Fiche-moi la paix ! Tu étais moins pressée de me parler quand je ne valais pas mieux que tous les autres, tu te souviens ? »

Il se laissa retomber sur le matelas et rabattit résolument la couverture par-dessus sa tête, lui signifiant ainsi son intention de se rendormir. La jeune femme ne l’entendait pas de cette oreille. Elle attrapa le linge et se mit à tirer.

« Arrête tes singeries, tu sais bien de quoi je parle ! C’était quoi, tout ce cirque ?

— Chut ! Es-tu folle ? Tu veux vraiment nous faire prendre, c’est ça ? S’il te trouvait là, mon père me fouetterait jusqu’au sang. Quant à toi… Tu ne te rends pas compte, Souffre, ta réputation serait ruinée, elle n’est déjà pas si reluisante. Va-t’en, nous en reparlerons plus tard.

— Oh non, il n’en est pas question, tu ne t’en tireras pas comme ça. Je veux la vérité, savoir pourquoi la vieille Asia me regardait comme ça et pour quelle raison son histoire a mis tout le monde si mal à l’aise, y compris toi, Ghanim. Réponds-moi ! »

Le jeune homme détourna les yeux et ses épaules s’affaissèrent. Il soupira et parut soudain très intéressé par un accroc dans la trame de son plaid. Après ce qui s'était passé la veille, il savait que ce moment arriverait mais il avait escompté bénéficier d’un peu plus de temps pour s’y préparer. Il connaissait Souffre pourtant, il aurait dû deviner qu'elle viendrait le harceler jusqu’à ce qu’il lui donne les explications qu’elle exigeait, qu'elle ne renoncerait pas, quoi qu'il lui en coûte, et qu'elle finirait par les obtenir. Le pire, c’est qu’il était sûr qu’une partie d’elle savait déjà ce qu’il allait dire, elle avait juste besoin d’une confirmation. Et après tout...

Pourquoi vouloir à tout prix lui cacher ses origines et l'histoire de sa famille ? Yani, son père, lui avait raconté que c'était pour la protéger mais cela ne rimait à rien si, à côté de cela, on la traitait en paria. A fortiori maintenant, après le récit de la vieille Asia. Le jeune homme soupira, releva les yeux et les plongea dans les siens.

« Ce n’était ni un conte ni une légende, Souffre, comme tu l’as, j’en suis sûr, deviné. C’est ton histoire, celle de ta grand-mère, Dasin. Celle qui explique ta position au sein de la tribu de Drâa et la rancœur du clan d'Aman. Tu as été maudite par Feriel, tout comme ton père et ton aïeule avant lui, c’est pour ça qu’ils ont tous peur de toi ! »

* * *

La nuit étirait ses ombres sur la Vallée du Vent et les tribus s’apprêtaient à célébrer cette troisième soirée de rassemblement. A l’inverse de la veille et l'avant-veille, Souffre n’avait aucune intention d’y participer. Elle avait encore passé la journée à ruminer la révélation de Ghanim. Pourtant, il avait raison, ça n’en était pas vraiment une. Bien qu’elle ait essayé de s’en défaire, le doute était né pendant le conte, il avait eu toute la nuit pour se répandre en elle, se transformer en intime conviction et aboutir à une certitude. À présent, elle n'avait plus le choix : il lui fallait aller trouver la vieille Asia et obtenir d’elle les éléments qui lui manquaient.

À l’approche du campement de la tribu de Zuni, la jeune femme cacha ses cheveux sous un foulard sombre qui masquait aussi la majeure partie de ses traits. Tout le jour, elle s’était efforcée de vaquer à ses occupations comme si de rien n'était mais, bien qu’elle excellât dans l’art de se dissimuler, le récit d'Asia l'avait, semblait-il, rendue fluorescente ! Elle attirait les regards et ils n'étaient guère amènes. Elle avait dû se résoudre à attendre la tombée de la nuit pour agir. La doyenne n'assisterait sans doute pas au Bal des Ardents prévu ce soir-là, elle serait seule et Souffre espérait pouvoir en profiter pour s’introduire jusqu’à elle.

Le coup d’envoi de la soirée avait été donné au coucher du soleil. Souffre n’avait pas besoin d’y aller pour savoir comment cela se passait, c’était chaque année le même rituel. Les réjouissances se déroulaient au bord du lac, sur la berge duquel une vaste piste avait été dessinée à l’aide de flambeaux plantés dans le sol. Il y aurait des danses et des chants, des concerts festifs se succèderaient à la lueur des torches et des lanternes multicolores qui s’envoleraient au-dessus des flots. Rien que de la joie et de la bonne humeur. Nul ne penserait plus à elle, elle aurait tout le loisir d’interroger la conteuse.

Bien que le bal ne fasse que commencer, les allées étaient déjà presque désertes. Néanmoins prudente, Souffre longea une série de toiles imposantes avant de bifurquer dans un étroit passage. La khaïma de la vieille Asia se dressait au cœur du camp de la tribu de Zuni. La tradition voulait que la tente de la doyenne soit tissée à la main par les femmes du clan, en duvet ou en poils de dromadaire, de brebis ou de chèvre. Les bandes de laine étaient ensuite cousues entre elles pour composer un dais soutenu par des mâts de bois, de forme triangulaire afin d'éviter les infiltrations et de résister aux tempêtes. Elle était abritée par des paravents sur trois de ses côtés.

Souffre s'aplatit contre l’un d’eux pour écouter, le cœur cognant contre ses côtes. La tribu s'était installée aux abords du lac, si bien que les bruyants échos de la fête lui parvenaient au-dessus de l'étendue d'eau, trop proches. Pourtant, tout semblait calme alentour. À petits pas précautionneux et sans cesser de jeter des coups d’œil nerveux dans toutes les directions, la jeune fille pénétra dans l’enceinte protégée de la conteuse. L’intérieur était somptueux, savant mélange de motifs et de couleurs, où de splendides tapis délimitaient un espace propice à la détente et à la méditation. Un faste intimidant, qui la paralysa sous le premier auvent. Elle baissa les yeux sur ses vêtements sales et usés, et se sentit soudain indigne d’y pénétrer.

Elle aurait probablement dû se faire annoncer mais si Asia n’était pas seule, il y avait fort à parier qu’on ne la laisserait jamais approcher et Souffre ne tenait pas à prendre ce risque. Elle hésitait sur le seuil, se mordillant la lèvre inférieure d’une canine pointue, lorsqu’une main puissante s’abattit sur son bras. Elle sursauta, étouffant un petit cri, se retourna d’un bloc et se retrouva nez à nez avec Haggi. Ses épaules s'affaissèrent et elle déglutit avec difficulté. Pas de chance, les ennuis se profilaient à l’horizon.

« Tu me cherchais ? On dirait que tu ne peux plus te passer de moi... »

Souffre jeta un regard en arrière, craignant d'être soudain cernée par d’autres jeunes gens du même acabit, mais il était seul. On l’avait sans doute chargé de prendre soin de la doyenne et il n’appréciait sûrement pas d’être privé des festivités. Elle comprit que son arrivée tombait à point nommé, il s’ennuyait ferme et voyait en elle l’occasion de s’amuser un peu.

« Non, je… J’étais venue rendre visite à la conteuse, lui… Lui tenir compagnie. »

Elle s’était exprimée d’une voix mal assurée mais plus forte que nécessaire. Elle espérait ainsi attirer l’attention de toute autre personne qui se serait trouvée dans les parages, voire de la vieille femme elle-même. Il comprit instantanément son intention et son sourire s’élargit.

« Lui tenir compagnie, vraiment ? Comme c’est gentil à toi ! Seulement vois-tu, ma grand-tante est âgée à présent, elle est très fragile et nous devons respecter son rythme. Je crains qu’elle ne soit déjà couchée et quoi qu'il en soit, je ne laisserais pas n'importe qui la fatiguer davantage ou pire, la bouleverser... En revanche, je pourrais t'offrir un petit verre de liqueur d'absinthe, qu'est-ce que tu en dis ? »

Il avait une façon de la regarder qui lui glaçait le sang : par en-dessous, la tête penchée en avant, un rictus dément plaqué sur les lèvres. La menace sourdait par tous les pores de sa peau et Souffre n’avait qu’une envie : fuir et surtout ne plus jamais croiser son chemin ! Mais pareille occasion ne se représenterait pas de sitôt, elle ne pouvait renoncer si près du but, elle avait trop besoin de savoir.

« Loin de moi l’idée de la bouleverser ! J’espérais simplement échanger quelques mots.

— Qu’est-ce qui me prouve que je peux te faire confiance ? Montre-moi à quel point tu es une gentille fille... »

Il leva une main et fit glisser son index le long de sa joue. La jeune femme sentit son estomac se creuser à mesure que son sentiment d’appréhension s’intensifiait. Elle se mit à trembler, elle savait parfaitement ce qu’il voulait mais ne voyait pas comment se dépêtrer de cette situation sans faire un esclandre qui se retournerait contre elle, elle en était persuadée. Ses doigts s’aventurèrent dans son cou puis sur sa poitrine et elle réagit enfin, reculant d’un mouvement brusque.

« Non, ne… Ne me touche pas ! »

Aussi vif qu’un serpent, il l’attrapa par la taille et l’attira jusqu’à lui. Plaquant ses lèvres sur les siennes, il agrippa ses fesses des deux mains et pressa leurs bassins l’un contre l’autre. Souffre hoqueta de dégoût et essaya de détourner la tête pour échapper à son baiser forcé, mais il l’emprisonnait dans une étreinte de fer. Elle avait beau appuyer de ses paumes contre son torse, de toutes ses forces, elle ne parvenait pas à se libérer, il était bien plus puissant qu’elle. La panique déferla comme une vague et elle redoubla d’efforts. Lorsqu’elle releva vivement un genou entre ses jambes, leurs lèvres s’écartèrent enfin et il poussa un cri rauque avant de lui asséner une gifle magistrale et de se plier en deux, les mains sur l’entrejambe.

Projetée de côté, Souffre trébucha sur les coussins éparpillés au sol. Elle perdit l’équilibre, se rattrapa à lui et l’entraîna dans sa chute. Ils roulèrent l’un sur l’autre et elle réalisa, horrifiée, qu’elle venait de faire une erreur monumentale. En quelques secondes, il fut sur elle et lui plaqua les bras au-dessus de la tête.

« Sale garce, tu vas me payer ça, je te le garantis ! »

Il haletait comme après une longue course mais il avait retrouvé toute sa libido. Elle aurait dû cogner plus fort, suffisamment pour lui faire passer l’envie de se servir de ses précieux attributs pendant un moment, au lieu de quoi elle était piégée sous lui. Il lui maintint les poignets d’une main et tenta de s’introduire sous sa tunique de l’autre. Elle rua, se débattit avec fureur, finit par libérer un de ses poings et, dans la frénésie, lui asséna presque sans le vouloir un violent coup sur le nez. Il y eut un craquement sinistre et il s’écarta en glapissant.

Médusée, elle resta quelques secondes à fixer sa main serrée, comme s’il s’agissait d’un corps étranger qui ne lui appartenait plus, puis reporta son regard sur Haggi. Il avait l'air complètement sonné, des flots de sang s’écoulaient de son nez et ruisselaient sur ses lèvres et son menton. Etourdi de douleur, il pressait un pan de sa chemise sur son appendice cassé et semblait presque l’avoir oubliée. Souffre se releva avec précaution et plaqua une main sur sa bouche pour étouffer les sanglots qui montaient de sa gorge. Veillant à rester aussi loin de lui que possible, elle le contourna et se mit à courir vers la sortie.

Mais elle n’avait parcouru que quelques mètres quand une terrible poigne s’agrippa à sa cheville. Déséquilibrée, elle chuta lourdement en avant. Il était fou de rage, au point d’en avoir oublié ses parties tuméfiées et son nez ensanglanté. Désormais, il ne se contenterait plus d'essayer de la violer, il allait lui donner une telle correction qu’elle en mourrait ! Mue par une terreur sans nom, la jeune femme s’empara de la première chose qui lui tomba sous les doigts. D'un ample mouvement du bras, elle le frappa avec une violence dont elle ne se serait jamais crue capable.

C’était un piquet de tente et elle venait de le lui planter dans l’œil.

Le corps de Haggi se tendit comme un arc. Il poussa un hurlement déchirant qui cessa d’un seul coup quand le pieu atteignit le cerveau. Épouvantée, Souffre s’écarta avec maladresse. Le jeune homme eut encore quelques soubresauts avant de glisser au sol, inerte. Les yeux écarquillés, elle l’observait sans bouger, l’air hagard, guettant le moindre soulèvement de sa poitrine. En vain. Il lui fallut un long moment pour se résoudre à l’approcher et palper sa gorge d’une main tremblante à la recherche d’un pouls.

Elle n’en trouva pas.

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