Troisième Partie

Dès l'aube venue, nous nous sommes étreint les uns les autres pour nous dire au revoir. Avec son baluchon, sa cuisine de poche, chacun a titubé comme il pouvait vers un coin de l'horizon. L'est a dit adieu à l'ouest. Le nord a dit bonne chance au sud. Et personne ne s'est retourné pour dire un mot de plus.

Nous avons été parmi les derniers à nous mettre en marche. Encore toute chavirée, la maman m'a dit que durant son sommeil le papa était venu lui parler. Il lui avait dit de se faire de belles tresses et de maquiller ses paupières en vert or pour paraître séduisante aux yeux de ceux qui pourraient nous aider sur notre chemin. Et c'est ce qu'elle avait fait.

Maintenant, elle était belle la maman. Elle portait à son cou le collier tribal multicolore, et aux oreilles les boucles dorées, et aux poignets les manchettes futani. Elle avait également enfilé son plus beau boubou de cérémonie au dos duquel elle avait enroulé la petite sœur Bahiya.

Et puis soudain, elle m'avait dit :

- Il faut dire adieu, Modibo ! On ne reviendra pas !

Alors moi, Modibo Keïta, j'ai mis une poignée de notre terre dans ma poche. J'ai soulevé Nasha pour la mettre sur mes épaules, et nous sommes partis. Nous avions dans les yeux cette joie triste des grands départs. Maigres, nous avons cheminé vers le nord par le Pays-Haut du Mekela. Nous allions en direction de l'arbre à palabres dont Sélom Kokou nous avait parlé. Là-bas résidait un vieil homme qui aidait les destins à faire les bons choix.

Sur le sentier vagabond, le soleil au début me donnait sa force, mais au fil de mes pas cette force cuisait tant et tant qu'elle s'évaporait. Plus j'avançais, plus mon cœur semblait reculer vers la case tant aimée que nous avions abandonnée. Bientôt, aux larmes qui mouillaient ma mémoire, la maman a répondu par une vérité des ancêtres : Modibo, ne te lasse pas de crier ta joie d'être en vie, et tu n'entendras plus d'autres cris !

J'ai écouté la maman. Elle parlait toujours peu, mais chacune de ses paroles savaient me remettre la douceur au cœur.

Bravant l'humiliation, durant des jours et des jours, nous avons marché à travers la brousse bourdonnante de buissons, là où le scorpion est de sable, là où chaque touffe d'herbe cache un ennemi. Nous avons marché si longtemps que nous étions délabrés jusqu'au fond de l'âme, et plus arides que la cendre. Yeux et narines obstrués par les vents brûlants, nos gorges comme des citernes sonnaient creux à l'appel immense de la poitrine. C'était grande pitié. Souvent, la maman devait s'arrêter pour soutenir son ventre gros. Elle grimaçait la maman, elle avait mal, mais elle finissait toujours par me dire : ça va, avance !

À la traversée du septième village, des gens nous ont dit qu'il nous fallait continuer vers l'est, et d'autres nous ont dit qu'il ne fallait pas lâcher le nord si nous voulions trouver le vénérable Barkhaawar. D'ailleurs dans cette région, on ne l'appelait pas Barkhaawar, mais « Parole pour demain », car il lisait dans l'avenir comme on parle d'hier. En prononçant son nom, certaines personnes riaient puis s'éloignaient d'un coup, comme si nous allions à la rencontre d'un mirage ou d'un farceur.

Au onzième village, nous avons dû dépenser une piastre à banane pour acheter la bonne direction. Ici, aucun ne voulait nous renseigner au sujet du liseur de providence. Dépités, nous avons attendu toute une journée à errer dans les rues, avant que quelqu'un ne nous prenne en pitié. Il s'agissait de l'homme au moignon qui réparait les moteurs. Tout taché de cambouis, il est venu vers nous et nous a dit :

- Vous cherchez Barkhaawar ?

- Oui, a répondu la maman.

- Vous donnez quoi à mes petits ?

Contre une piastre à banane, il nous a confirmé que nous n'étions plus très loin. Au village suivant, nous allions trouver le sage au pied du khaya de la grande place. Il nous a aussi appris que celui-ci était devenu sénile, et qu'à présent ses prédictions copiaient les mauvais horoscopes, ne valaient plus une graine de shorgo. Comme on ne savait pas ce que voulait dire « sénile » et « horoscope », nous avons remercié l'homme-cambouis comme un sauveur. Il nous a proposé de nous emmener en voiture le lendemain contre cinq piastres à banane, mais nous avons préféré continuer à marcher avec l'entêtement des fourmis.

Quand nous sommes enfin parvenus devant l'arbre à palabres, nos ombres étaient tordues. Elles ne demandaient qu'à s'écrouler. Par miracle, il restait dans nos yeux un dernier sourire, que nous avons offert au ciel. Nous étions bien content d'avoir acheté la vérité et qu'elle ne se soit pas enfuie avant notre arrivée : car à l'ombre de l'immense khaya, les fesses calées sur un tapis mité, Barkhaawar était bien là !

Pourtant, grande était notre déception. Celui qui devait nous délivrer de notre errance, nous donner le cap de la pirogue, nous ne nous l'étions pas imaginé ainsi. Au bord du gouffre de la vieillesse, il faisait peur à voir. Plus squelette qu'homme, sa peau suintait la sécheresse du tronc karité. On aurait dit qu'une hyène invisible picorait ses chairs devant nous. Ses yeux étaient vitreux, déboussolés, comme ceux d'un aveugle tentant de se souvenir de sa vue. Dans la bouche, il ne lui restait plus que trois bouts de dents tremblantes pour articuler sa voyance.

À bout de force, la maman a déposé Bahiya sur le sol et s'est écroulée à son côté. Et moi, Modibo Keïta, j'ai déposé Nasha, et j'ai séché la plante de mes pieds sanglants avec de la terre rouge.

Bonnet violet sur la tête, un grand garçon racontait son infortune dans les bras rachitiques du vieillard. Il gigotait sa misère, il la criait, puis il s'adoucissait, cherchant des réponses à travers ses larmes chaudes. Il était très confus. D'un côté, il remerciait la vie et de l'autre il ne comprenait pas sa place sur la terre. À l'écouter, son pays était un pays sans loi. Des gangs y naissaient chaque jour. Ils avaient des couteaux, des machettes et des yeux plein d'alcool. Un gamin de treize ans pouvait tuer une vieille femme infirme juste pour rigoler. Un matin, sept vauriens avaient débarqué dans leur maison. Ils avaient tranché la gorge de son père parce qu'il refusait de leur donner sa vache. Horrifiée, sa mère s'était enfuie dans les bois en laissant ses petits frères. Elle n'était jamais revenue. Bonnet violet questionnait le sage avec force. Où pourrait-il bien aller pour trouver de l'espoir ? Il croyait que l'espoir était ailleurs que dans sa tête. Son rêve le plus cher était d'avoir une belle vie, sans ennui, sans peur d'être égorgé. C'était de pouvoir dormir les yeux fermés. Pas un œil après l'autre. Les deux en même temps. Il disait qu'il ne savait rien faire d'intelligent, mais qu'il avait soif d'apprendre. Il avait soif d'apprendre une nouvelle langue, une autre façon de penser et de prier. Sa solitude était atroce à voir, mais il la trouvait miraculeuse car elle lui donnait des envies énormes de continuer à être. Il se sentait capable de soulever des caisses lourdes, des sacs de farine, de porter sur son dos des vieilles personnes dans un hôpital, de pousser des voitures en panne jusqu'au garage. Il était sûr que ses bras pourraient lui sauver la vie, si on voulait bien d'eux. Il avait déjà confié tout cela à un griot qui lui avait conseillé de rejoindre l'Italie par l'île de Lampedusa. Mais il y avait des risques et des loteries, des tempêtes et des drames. Peu d'embarcations de fortune parvenaient sur l'autre rivage. Les noyés étaient nombreux et ils coulaient à pic. Ils devenaient des poissons morts qui égayaient les poissons vivants. Pour survivre, le griot lui avait dit qu'il devait avoir l'audace de sacrifier sa vie. Que c'était la mer, les vents et les vagues qui décideraient pour lui, s'il méritait d'avoir le droit de vivre, avec tout ou rien.

Pour le consoler, Barkhaawar a fait semblant d'arracher ses yeux. Il les a envoyés au loin et a craché dessus. Puis, il a posé sa main magique sur les cheveux du malheureux.

Autour d'eux, une petite foule, moitié subjuguée, moitié incrédule, compatissait à l'affliction du garçon. Quelques uns souriaient devant les simagrées du sage, mais bientôt ils ont ravalé leur moquerie quand bonnet violet s'est arrêté de pleurer d'un coup.

- Pour lui, c'est gratuit !... Suivant ! a dit Barkhaawar.

Comme personne ne venait vers lui, les suivants c'était nous.

La maman s'est redressée et s'est présentée devant le vénérable.

- Ton nom ?

- Hawa !

- Hawa, donne ce que tu peux !

- Nous sommes pauvres.

- Comme moi ! Ce que tu peux !

Dans notre poche à vie, il nous restait douze piastres à bananes. La maman lui en a donné une. Ce qui allait faire six bananes en moins pour nos ventres affamés. C'était beaucoup pour nous, mais nous n'avions pas d'autre choix.

Ayant reçu son obole, Barkhaawar a raclé sa tabatière et a posé sur sa langue une noix de kola.

- La kola, a t-il dit, donne l'esprit juste. Pose ta question !

Alors, avec le courage des timides, la maman lui a demandé :

- Et quoi de nos vies ? Où aller ? Encore de l'espoir ?

- Tu veux pleurer dans mes bras ?

- Non.

- Ça fait du bien.

- Ta réponse me suffira.

Sur ce, Barkhaawar a fermé ses yeux vitreux. Pendant un long moment, le temps s'est accroché au bord du vide. Puis il a rouvert ses yeux. Il a chassé une mouche de son visage. Il a suivi le vol de cette mouche. La mouche est revenue à lui. Il a parlé à cette mouche comme s'il la connaissait. Il lui a dit : tu attendras ton tour !

Et puis, il a frotté la terre rouge devant lui, comme s'il mélangeait un tas de cartes. Et enfin, il a dit :

- Quand la pluie tombera, il n'y aura plus de famine. Quand les armes tomberont, il n'y aura plus de morts.

L'idée de rire a failli entrer dans ma bouche, mais je n'avais plus assez de forces pour ouvrir mes mâchoires.

La maman n'était pas du tout contente. Elle lui a dit :

- Et c'est tout ?

- Oui c'est tout !

- Pour une piastre, tu me dis deux banalités. Es-tu fou ?

- Ce ne sont pas des banalités.

- Es-tu sûr d'avoir assez frotté la terre ?

- Je n'ai pas frotté pour toi.

- Pour qui alors ?

- J'ai seulement effacé l'avenir mauvais de bonnet violet pour qu'il devienne meilleur.

- Alors, c'est du vol ? Tu es un voleur ? Un faux devin ?

- Non. Car dans l'avenir de bonnet violet, j'ai vu aussi que tu venais de très loin, et que tu allais prendre un bateau avec tes enfants.

- Un bateau pour où ?

- Pour le pays des blancs.

- Tu te moques encore de moi ?

- Non.

- Mais comment veux-tu ? Nous sommes au ras du sol. C'est déjà un miracle que nous soyons arrivés entiers jusqu'ici.

- À toi de voir ! Attendre et sûrement mourir à petit feu. Ou partir et peut-être vivre mieux.

- Et avec quel argent ?

- Ta seule richesse est ce « peut-être ».

- Mais il faut un million de peut-être pour faire un « sûrement ».

- Jette ta vision funeste au marigot. Seules vos jambes pourront vous sauver.

- Tu es un comique, mais tu ne me fais pas rire.

- Écoute-moi, qu'as-tu à perdre ? Pars et ne reviens ! C'est écrit dans la poussière.

- Me déraciner ?

- Tes véritables racines sont le ventre de ta mère, le sein de ta mère, le sourire de ta mère. Ton cœur est la valise qui contient tout son ciel.

- Partir ?

- Quand tu te lèves, tu pars. Quand tu te couches, tu pars et ne sais où tu vas. Nous ne faisons que partir du matin au soir. Ce n'est pas le rôle d'une tête d'enchaîner les pieds. Te reste t-il des piastres à bananes ?

- Pour ?

- Pour les prières de mon cousin.

- Les prières pour quoi ?

- Pour que la traversée se passe bien.

 

 

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Belisade
Posté le 08/07/2021
Bonjour Zultabix
Bouh c'est triste, ces pauvres gens qui se font avoir ... plus question de solidarité ici, la famille a quitté son village et erré dans le grand monde. J'ai bien aimé le narrateur qui emmène une poignée de terre avant de partir, et sa nostalgie.
Je ne sais pas si la prophétie du bateau est un signe que l'avenir de la famille sera l'immigration.
Zultabix
Posté le 08/07/2021
La quête de l'Eldorado a toujours un prix ! Il faut payer pour voir que tout ce qui brille n'est pas d'or !!!
Belisade
Posté le 08/07/2021
C'est le moins que l'on puisse dire !
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