Du piège du nationalisme

Par AGL

Nous venons au monde par notre mère. Avec un peu de chance, nous devenons membres d’une famille. Or, c’est une autre famille qui nous accueille également à la naissance. C’est celle de nos ancêtres, des combats qu’ils ont faits, de leurs victoires et de leurs défaites. C’est celle de leur histoire, celle de la patrie, de la nation.

La nation, c’est notre deuxième mère. Celle qui nous inculque sa langue, ses valeurs, ses espoirs. Celle qui te murmure à l’oreille, dans un vent d’été comme dans une tempête d’hiver : « tu es chez toi ici. »

Vois-tu, ma Julia, si j’ai grandi dans l’amour de mes parents, j’ai aussi grandi dans l’amour de ma deuxième mère. De sa voix fière, elle m’a raconté son histoire, ses combats inachevés, le sacrifice de mes ancêtres. À mon tour, je l’ai aimée et j’ai eu envie de me battre pour elle.

Ainsi, j’ai ouvert mes livres d’histoire pour en savoir plus, je suis parti à la rencontre de ceux qui m’ont précédé. J’ai parlé à mon premier ancêtre venu des mers, je l’ai vu se marier aux Premières Nations. J’ai vu leurs malheureux chemins de croix patriotiques, tout comme leur foi aveugle à des croyances basses et ténébreuses. J’étais là à la Renaissance Tranquille, quand, libérés, ils assumèrent enfin leur parlure pas très propre. J’ai vu nos chanteurs fiers, qui mirent au monde les plus belles mélodies. Et j’ai vu tout ce peuple animé par un rêve, un rêve millénaire, celui du mariage de mon premier ancêtre, celui des Patriotes : être une nation à part entière.

J’ai vieilli dans cette idée d’être le fils d’une nation, de ma nation. Mais, voici, un jour est monté en moi ce que tu connais comme étant mon premier enseignement : « ce qui est normal n’est pas nécessairement normal. » Sans plus un regard trop enthousiaste, j’ouvrais les yeux sur mon pays, et me posais des questions.

De ces fleuves de béton qui l’ont recouvert ? De cette radio sans plus de chanteurs fiers ? Des téléphones portables qui ont passé la frontière ? Et des multinationales ? Et de la nouvelle religion ? Mon cœur s’est figé : « est-ce nous qui nous sommes laissé coloniser ainsi ? » Ah ! oui ! ma Julia, c’est bien notre nation qui s’est laissé envahir de la sorte ! Je te le dis, si nous marchions ensemble encore quelques heures dans n’importe quelle direction, c’est sans le savoir que nous traverserions une frontière : sans avoir frôlé plus de verdures, les voitures triompheraient encore et les grands « M » seraient toujours jaunes.   

Ah ! la nation ! Le plus grand des pièges ! Car la nation n’est pas une mère, mais un père trop enthousiaste, autoproclamé bienveillant, au sommet d’une petite pyramide. C’est lui qui laisse son pays se transformer en une boîte à déchet, en un parc à vidanges, en US parking : qu’importe les horreurs, il garde le sourire ! Ah ! ce sourire ! Il ose même dire qu’il le porte au nom du peuple ! Mais moi je dis : « c’est de ces champs qu’on a recouverts d’acier qu’on nomme nation ? Alors je ne veux pas en faire partie ! »

Ô, ma Julia, à mort la nation ! Elle qui a voulu me définir, me fixer dans le béton, comme les masses. Regarde-les, les masses : ne sont-ils pas comme tous les autres habitants de toutes les autres nations — médiocres ! Où serait mon espoir, dans la nation ? Mon chanteur préféré, n’est-il pas devenu animateur de foules ? Et mes ancêtres que j’aime tant, ne les entrepose-t-on pas maintenant dans de grandes tours surchauffés ?

Ô, ma Julia, à mort la nation ! Mais, prends garde : je dis à mort la nation, non pas à mort les frontières ! Oui, tu vas en croiser de faux philosophes qui rêvent d’un monde sans frontières. Ceux-là n’ont pas pris le temps de réfléchir, d’imaginer le monde qu’ils demandent, aussi les retrouveras-tu toujours parmi les foules de lunatiques. Car, c’est ce qu’ils veulent, des foules : des foules sans enclos — des troupeaux ! Abolir les frontières, il est bien là le plus haut souhait de la grande pyramide, elle qui n’a pas de murs : elles n’auraient plus à déjouer le pouvoir intermédiaire de petites pyramides pour manipuler les foules. Ah ! oui ! il est bien là le seul avantage que je trouve à la nation : elle multiplie le nombre de frontières !

En vérité, mon enfant, je ne veux pas vivre dans un passé couvert de « non », ni même dans un futur de petits espoirs. Mon « OUI », il est présent, et je n’ai pas besoin de quelques pancartes flottantes au gré du vent pour me libérer. Vois-tu, c’est en solitaire que je m’écrie : « Vive ma liberté ! Vive mon indépendance ! » Je le sais, à présent : la seule souveraineté est celle de l’individu — la seule frontière, c’est moi.

Ce qu’il me faudrait pour rester parmi les hommes, c’est ce que tu me demandes ? Il me faudrait voir un homme digne de ce nom au sommet non pas d’une petite pyramide, mais d’un grand espoir. Implacable, il s’écrirait aux despotes de la grande pyramide : « je vous interdis de couler une once de béton de plus sur le sol de cette nation ! » Je te le dis, ce jour-là seulement, je recommencerai à croire en la nation.

En attendant, je dis mort à la nation ! Mort à la nation, mais non pas au trésor qu’elle m’a donné. Car, c’est vrai, elle m’a aimé, ma deuxième mère, et c’est elle qui m’a appris à parler. Et voici que, de mon premier ancêtre aux Patriotes en passant par les chanteurs fiers, nous avons partagé une langue. Ah ! cette langue, c’est elle-même qui me permet de te chanter mes mots. Comme je l’aime cette langue : ne vois-tu pas comme elle me donne des ailes ? Ah ! oui, ma Julia, à mort la patrie, à mort la nation, mais longue vie aux grandes langues ! Ah ! oui, et c’est sans te boucher les oreilles que j’ajoute : longue vie aux crisses de grands mots !

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M. de Mont-Tombe
Posté le 13/02/2022
Hum... j'ai un peu plus de mal avec ce chapitre! Il est très bien écrit, rassure toi, et très bien menée, mais je ne sais pas si ce sujet a vraiment sa place ici, parce qu'il n'est plus de l'ordre de l'humain, mais de la politique. Le concept de nation est effectivement un piège (pour dire la vérité, je pense que les personnes de ma génération n'ont jamais cru à ce concept de nation). Mais monsieur A parle de ce sujet d'une manière très personnelle, si bien que le lecteur peut se dire "oui je suis d'accord" à certains moments et "non je ne suis pas d'accord" à d'autres moments, et ça fragilise peut-être l'argumentation.
AGL
Posté le 13/02/2022
Bonjour à toi,

Pardonne-moi, mais je ne peux qu'être en désaccord avec toi. Rien que la formule : "parce qu'il n'est plus de l'ordre de l'humain, mais de la politique" est pour moi fondamentalement contradictoire (comme disait Aristote, nous sommes des animaux politiques). TOUT est politique. Ce roman tout entier pourrait être compris comme ma pensée et ma volonté politique. En effet, la politique a lieu toutes les fois où, dans un groupe de personnes vivant ensemble, certains d'entre eux forment des désaccords sur comment les choses sont menés (et qu'est-ce roman sinon un désaccord global de la société même ?)

Tu dis que toi et ta génération n'ont jamais cru en le concept de nation. Je crois que c'est vrai, du moins de la majorité (probablement sommes-nous de la même). Or, il n'en reste pas moins que je suis convaincu que la plupart d'entre nous votent encore ou du moins énoncent leur avis politique (rien qu'une manifestation pour le climat est un acte politique). Vouloir se détacher de la politique est illusoire : ce serait faire un geste aussi extrême que veut le faire Monsieur A, soit aller vivre seul dans les bois. Et encore...

Or, sur un point je te le concède : ce chapitre est personnel, c'est probablement l'un des plus personnels de ce roman (n'oublions jamais que Monsieur A est un prétexte pour ME faire parler). Sache que nous ne venons probablement pas du même côté de l'Océan, que notre Histoire (tout comme notre histoire) n'est pas la même. Ma "nation" a vécu des combats différents des tiens et ceux-ci m'ont certainement marqués d'une façon différente. Certes, "Pourquoi je vous quitte" se voulait le plus possible universel, mais on en revient toujours à sa propre histoire. Je pensais avoir abordé des thèmes généraux importants dans ce chapitre, tels que la corruption de TOUTES les nations par les médiocrité de "la grande pyramide", l'hypocrisie de leurs chefs, l'illusion de ceux qui demandent un monde sans frontière... Il faut croire que ce chapitre est resté trop personnel. Or, si l'on écrit toujours d'abord pour soi, je n'en ai aucun regret.

Merci encore de me suivre et de partager ta pensée. J'aime être confronté à des points de vue extérieurs, c'est toujours intéressant !

Au plaisir,

AGL
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