Interlude

Par AGL

Après avoir passé des appels toute la journée, je marchai jusqu’à l’école et attendis Julia devant l’entrée. La cloche sonna, et bientôt, elle apparut aux portes. Quand elle me vit, un large sourire se dressa sur son visage. Elle courut vers moi pour m’enlacer.

— Monsieur A, vous êtes venu me chercher !

— Bien sûr, ma Julia. Viens, rentrons à la maison.

Nous nous mîmes à marcher lentement, main dans la main.

— Alors, comment s’est déroulée ta journée ?

Julia poussa un soupir.

— Comme toujours, Monsieur A. Assez ennuyant. Tellement long ! Les profs répètent toujours, sans interruption. Il faut dire aussi que mes camarades de classe ne sont pas les plus brillants. Et je me demande vraiment à quoi tout ce que j’apprends va me servir.

Je souriais.

— J’étais pareil, à ton âge. C’est frustrant de toujours devoir aller à la vitesse du moins intelligent. Mais ne calomnie pas trop tes professeurs : ce sont eux qui t’ont appris à lire, à écrire et à compter.

— Oui, d’accord, mais tout le reste, il va me servir à quoi ? À apprendre tout par cœur, de la science de base à la géographie.

— Tout ton primaire et ton secondaire vont servir essentiellement à développer ton cerveau. En le remplissant de choses plus ou moins inutiles, oui, mais en le faisant travailler tout de même.

Julia m’arrêta.

— Je vous en prie, Monsieur A, racontez-moi une histoire sur l’éducation. Vous avez certainement beaucoup de choses à me dire là-dessus.

— En vérité, c’est l’inverse, ma petite. Il y a si peu à dire. Voici : autrefois, l’éducation était une affaire d’élite. On y formait des humains, en passant par toutes les matières libérales, des langues à la musique, et de la science, de la biologie à l’astronomie. Or, quand elle est devenue une affaire d’État, c’est-à-dire une affaire de médiocres, elle s’est désagrégée. Pour éduquer tant de médiocres, il a fallu engager quantité de médiocres, qui, pour la plupart, ne savaient que ce qu’on voulait qu’ils sachent : comment gérer une classe et quelques connaissances de bases, de programme. De ce programme, le but n’était plus de former des êtres humains, mais des futurs travailleurs. C’est pourquoi, de nos jours, à l’université, tu trouveras des centaines de programmes d’administration, c’est-à-dire comment gérer une entreprise ; tu ne trouveras qu’un seul poussiéreux programme de philosophie, pauvre et mis à part : la philosophie, c’est-à-dire comment vivre. Le travailleur a surpassé l’être humain.

— Mais pourquoi suis-je obligée d’aller à l’école ? Ne pourrais-je pas rester avec vous, Monsieur A, qui m’apprenez tellement plus que l’école ?

— Rien ne t’empêche d’avoir deux écoles, ma Julia. Elle t’apprend la base, moi je t’apprends à dépasser la base. Je t’apprends que, derrière les manuels scolaires, il y a des livres couverts de fleurs.

— Mais si je ne veux que les livres couverts de fleurs ! Je perds mon temps, à l’école !

Je souriais en lui caressant les cheveux.

— Je n’en doute pas une seconde, ma Julia. Or, voici : tu n’es pas obligée de faire des efforts à l’école, tu n’es même pas obligée d’écouter ce qu’on te dit. Si tout est déjà facile, tu peux très bien t’occuper à autre chose.

— Comme quoi ? On me verrait, si je faisais autre chose, non ?

— Pas si tu penses, ma petite. Penser, c’est l’activité la plus essentielle, et si tu parviens à faire fi de ton environnement, c’est l’activité la plus libératrice.

Nous nous remettions à marcher.

— Justement, je pensais aujourd’hui, Monsieur A. Je pensais à vous, qui voulez nous quitter. Je me demandais si vous ne vous étiez jamais posé la question : « pourquoi je resterais ? » Y a-t-il des choses qui vous feraient rester parmi nous ?

Je hochai la tête.

— Bien sûr que j’y ai pensé, ma petite.

— Et alors ?

— Il y a bien quelque chose.

Elle s’excitait.

— Qu’est-ce que c’est ?

Tout juste à ce moment, nous passions à côté d’un bloc-appartements où, au troisième étage, un homme attachait une pancarte à son balcon. Je m’arrêtai.

— Vois-tu cet homme et sa pancarte ?

— Oui. Il y est écrit « OUI ». Qu’est-ce que ça signifie ?

L’homme nous salua en souriant. Nous le saluâmes en retour, puis reprîmes notre chemin.

— C’est un piège, ma Julia.

Elle était ébahie.

— Un piège ?

— Oui, un piège. C’est le filet aux cordes profondes qui voulaient m’empêcher de vous quitter. Vois-tu, mon enfant, je te raconte l’histoire…

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez