Du plus grand espoir

Par AGL

Thoreau disait du marcheur qu’il devait être prêt à emprunter un nouveau chemin chaque jour, en proie à des aventures nouvelles, et à envisager chaque marche comme un non-retour. Je trouvai beaucoup de sagesse en ces paroles ; aussi me permirent-elles de découvrir les plus beaux paysages et de faire les rencontres les plus enrichissantes de ma vie. Mais, voici, les années passèrent et vint un temps où quelques sentiers devenaient plus attrayants que d’autres, pour ne pas dire la dure vérité : des jambes, ça vieillit.

Aujourd’hui, à l’heure où le soleil était à son zénith, j’avais décidé d’emprunter mon chemin préféré, qui menait au sommet d’une petite montagne. C’était là, sur ce vieux massif, que mon esprit avait mis la main sur ses plus grands trésors. C’était là, au-dessus du monde, à proximité du ciel pur, que j’avais construit ma sagesse, à l’écoute des enseignements de la nature, perfectionnant les miens.

Je restai là des heures durant, à jouir de la vue, de l’air pur et du chant des oiseaux. Comme souvent, à cette date, c’est elle qui me vint en tête.

Ô, ma fille, huit ans déjà… Comme j’aimerais savoir ce que tu deviens…

Mais mon esprit restait lucide, aussi est-ce sans trop de nostalgie que je tendis l’oreille à mes souvenirs. Alors, je me levai et, comme si j’eus des spectateurs, je parlai ainsi :

« Pourquoi est-ce que vous nous quittez », c’est ainsi qu’elle l’avait formulé. « Pourquoi », oui, c’était la bonne question. La voiture, le téléphone portable, la radio, la fécondité des médiocres, la grande pyramide, le piège du nationalisme, la bureaucratie, le confort, la nouvelle religion : ils constituèrent ma réponse — ma mauvaise réponse. Oui, je le sais désormais, j’ai offert une mauvaise réponse à une bonne question — n’est-ce pas la malédiction du philosophe ? Certes, je crois avoir énuméré là parmi les plus grandes horreurs de notre temps, de sorte qu’en m’exprimant sur la voiture, je calomniais plus globalement la démesure d’un idéalisme de production infini, de profit à tout prix ; qu’en confrontant le téléphone portable, je condamnais aussi la dépossession de notre temps, la victoire de l’image sur le réel. Or, qu’est-ce tout ceci sinon une conjoncture, un évènement, l’effet polymorphe d’une multitude de causes historiques ? Qu’est-ce sinon un défi du moment, une singularité : celle qui pousse un homme solitaire à quitter sa ville — la ville elle-même n’est-elle pas qu’une conjoncture ?

« Voici : quand je dis “pourquoi je vous quitte”, j’entends par “vous” non pas mon voisin, non pas ma ville, non pas même le monde entier. J’entends “l’Homme”, celui d’hier et d’aujourd’hui. Je dis “pourquoi je vous quitte”, et l’on me voit quitter la ville, on me voit quitter, physiquement ; telle n’est pourtant pas l’image que je veux réfléchir. Certes, vous le voyez cet homme fuir la destruction du vivant et la cacophonie des voitures, vous le voyez se débarrasser de son téléphone : vous vous dites, il se débarrasse de la modernité. Or, sachez ceci : je n’aspire pas davantage à un Moyen-Âge sans crise écologique ; je n’aspire pas non plus à un retour aux temps les plus éloignés, ceux que certains ont nommés “l’état de nature”, où ni nationalisme, ni milles et une distractions, ni argent était de mise. Non, je ne suis pas des nostalgiques, je ne suis pas de ceux qui croient aux mythes et aux légendes ou à des temps épargnés de folies humaines. Je suis de ceux qui regardent en avant, de ceux qui ne sont guidés que par une chose : un grand espoir.

« Mon espoir n’a qu’un objet et c’est l’Homme. Rien ne m’intéresse si c’est sans l’Homme. L’Homme, c’est-à-dire celui qui peut devenir, celui qui doit devenir. En vérité, il n’est qu’un principe qui guide ma vie, et tout le défi de mon parcours n’aura été que de briser tous les autres. Je n’ai qu’une irrationalité et elle seule résiste aux coups de mon marteau. Voici, je l’énonce devant vous : j’aime les hommes. Oui, j’aime les hommes et je ne veux rien si c’est sans eux. Je pourrais formuler des arguments à cet amour, lui fournir une armure et une épée de quoi se défendre ; je dirais des choses du genre “l’Homme est notre seule chance et nous devons la prendre”, “l’Homme a été jeté ici pour une raison”… La vérité, et il m’a pris du temps avant de l’accepter, c’est que je suis condamné à l’amour. Condamné à vivre de cet amour naïf et vulnérable, mais ô combien puissant et impétueux ! Je vous le dis, de tout ce que j’ai pu détruire, de tout ce que j’ai pu débarrasser de mes épaules, l’amour des hommes à résister. C’est que l’amour dont je vous parle n’est pas un fardeau : c’est un guide et une condition. Mon espoir n’a qu’un objet et c’est l’Homme. C’est l’Homme, mon espoir.

« Et pourtant je l’ai quitté, l’Homme ! Je l’ai abandonné dans ses mille et une luttes : il affronte seul maintenant la folie de ceux qui disent non à la vie ! Ce n’est pourtant qu’en le quittant que mon amour pour lui s’est épanoui, tout comme mon indulgence. Avant, je regardais les hommes en face et, le plus souvent, les mots qui sortaient de ma bouche étaient “pauvre médiocre !”. Mais mon esprit s’est assagi, et, en l’imaginant ici devant moi, je ne peux que mettre ma main sur son épaule et lui dire “pauvre héritier…”. Ah ! oui, déjà auparavant je disais : “qui pourrait s’étonner que des médiocres naissent des médiocres ?”. Hélas ! je n’étais que trop peu attentif à mes propres paroles. Comme tout m’est plus clair aujourd’hui ! Comme tout m’est plus clair ici, en face de la vie, de la vraie, sans façade, sans spectacle ! Je le sais maintenant : si l’on dis de la vie qu’elle obéit, je dirais des hommes que, peu importe les circonstances, ils font de leur mieux. Ils font du mieux qu’ils ont appris à faire, en fonction des déterminations qu’ils ont héritées. Et comme il est pauvre l’héritage de l’Homme moyen, ou, disais-je, de l’homme médiocre ! Oui, tout ceci m’est clair aujourd’hui : les hommes, ils font de leur mieux.

« Il est jeté ici, l’Homme. Littéralement. Et pas en douceur ! Il commence en pleurant : il y a de quoi ! Ils ont beau être nombreux les apôtres du libre arbitre, ils n’ont, comme chacun d’entre nous, rien choisi du lieu et de l’époque de leur naissance, de leur famille, de leur couleur de peau, de leur sexe, de leurs conditions sociaux-économiques, de leur taille, de leur poids… Même pas de leur personnalité ! Certes, il faut dire qu’ils sont souvent ceux qui n’ont pas de quoi s’en plaindre. Ils sont de ceux qui se donnent la peine de naître, et puis… Et puis c’est tout. Ils posent leur cul entre deux trois coussins et puis voilà.

« C’est qu’ils vont toujours dans le mauvais sens, ces faciles et ces confortables : quand il faut aller de bas en haut, ils vont de haut en bas ; quand il faut être à gauche, ils sont à droite. Car, c’est l’individu, celui qui est unique, éphémère, créateur, génie, libre : c’est lui qui est le but de l’Homme. Si “l’Homme” est un concept abstrait, l’individu ne l’est pas. De la généralité, il doit se soustraire : c’est lui qui vit, c’est lui qui pense, c’est lui qui laisse sa trace. C’est “eux” qui doivent devenir des “lui”, car c’est lui et seulement lui qui puisse se libérer, comme je l’ai dit jadis. Le but de l’Homme, c’est l’émancipation de l’individu : c’est lui, son plus haut espoir. Or, les apôtres du libre arbitre commence par l’individu : il commence par le haut ! Pour eux, l’Homme est d’abord individu : il est né libre, il grandit libre, il peut faire ce qu’il veut, toutes les chances sont de son côté : le rêve, quoi ! Paradoxale, venant de la classe la plus codifiée ; et d’autant plus facile à dire quand la civilisation a écrit les règles du jeu dans le seul but de te faire gagner. Or, c’est de l’Homme dont il est question, de celui qui n’a pas tiré le gros lot de l’héritage, de celui qui n’a pas le temps de jouer.

« Oui, l’Homme n’échappe pas aux lois de la Nature : comme toute chose dans l’Univers, il est mu par des forces plus grandes que lui. Oui, elle est tentante l’illusion du libre arbitre, mais comme disais la voix de foudre, “jadis, l’Homme était un singe, et aujourd’hui encore, l’Homme est plus singe qu’un singe”. Et qui me dira que le singe décide des instincts qui l’habitent ? Ainsi, si je reprenais mes mots d’antan, avec ma sagesse d’aujourd’hui, je dirais plutôt : “qui pourrait s’étonner que d’un Homme moyen, qui se lève aux heures les plus sombres du matin, qui subit la saturation des transports, goûte à l’infatigable pollution des machines, pour se rendre à un travail à qui il doit donner l’essentiel de son temps pour manger et ne pas finir à la rue, où il subit le réel d’un travail le plus souvent abrutissant, mécanique, de profit à tout prix, et ce, sous l’œil de la hiérarchie sans scrupules de ceux qui le voit comme une simple marchandise, pour revenir, le soir venu, dans la sursaturation des transports, goûter aux souffles infatiguées de la pollution des machines, aller dépenser sa paye de la journée juste assez pour nourrir la table de la maisonnée, et qui, la quelque heure libre venue, se pose devant quelque élément de ‘culture’, stratégiquement distribué sous ses yeux par les mêmes qui l’auront exploité la journée durant, faisant coulés le long de son esprit paralysé par le travail aliénant mille et une distractions confortables, un long et interminable Spectacle, comme le fut toute sa journée, pour qu’il ne pense pas une seconde à la folie qu’on lui fera subir à nouveau le lendemain — pour qu’il ne pense pas. Qui pourrait s’étonner que de cet Homme médiocre malgré lui, naisse un autre médiocre, qui subira à son tour les horreurs du réel ?”

« L’Homme », ce sont les individus sacrifiés ; c’est l’humain, le vrai, celui dont l’unicité, la chaleur, les sourires, les passions sont écrasés par des forces codifiantes, normantes, conformatrices. Elles font de la vie un système au service d’une Idée, où tout doit être parfaitement contrôlé et performant — contrôler donc performant — au risque que tout s’effondre — au risque de leur vie. C’est l’individu qui en paie le prix : il est réduit à la marchandise, à sa force de travail et est condamné à donner sa vie en sacrifice au Dieu-profit.

« Ah ! j’ai dit jadis que j’étais contre les foules et leur médiocrité ! Je dis aujourd’hui que je supporterai n’importe quel groupe qui veut mettre un terme à cette machine infernale ! Écrasons l’infâme ! Et que je ne voie plus jamais des foules manifester leur colère ! Que je ne voie désormais plus que des guerriers mettre à feu et à sang leur outrage ! À vous tous qui subissez la violence de ce réel : Pillez les banques ! Brûlez les parlements ! Explosez les autoroutes ! Que tous ceux qui disent non à la vie rejoignent la mort ! Combien de fois encore devrais-je le dire : ce monde, celui des hommes, il faut le réduire en miettes !

« Oh ! comme la douleur me vient vite quand je porte en moi toute la souffrance de mes frères et de mes sœurs ! Rien n’est plus dangereux pour le cœur que d’aimer…

« Mais que mon cœur se calme, un instant, et qu’il laisse ma pensée finir ce qu’elle a à dire : détruire le monde n’est pas suffisant, et, en vérité, on ne peut vivre sa vie dans l’attente que les autres soient prêts à une révolution totale. Nous ne sommes jamais prêts en même temps, et il faut croire que nous ne le serons jamais. Si “l’Homme” est un mensonge, l’individu ne l’est pas. Que mon espoir tout entier soit en lui !

« Or, vous : toi, lui et elle. Vous, les souffrants des quatre coins du monde, qui subissez d’autant plus d’injustices que je puisse en imaginer : combien d’entre vous n’aurons pas la chance — la stricte chance — d’être éclairé par la lumière bienveillante d’une étoile ? Hélas ! De ma simple voix d’homme, au sommet de cette montagne, je ne peux qu’espérer que cheminent jusqu’à vous les derniers espoirs de mon cœur ! Et si je n’avais qu’une chose à vous dire, se serait : “Autant que possible, mes frères et sœurs, ne vous contentez jamais : ni du pire, ni du moins pire. La vie — la vraie vie — a tellement plus à vous offrir.” »

 

Et quand j’eus prononcé ces mots, mon cœur se trouva plus léger. Les rayons du soleil glissaient le long de mon visage, bienveillants. Je comptais sur eux pour porter mon message parmi les miens.

Et au soleil, je lui dis : « que ce qui est mûr tombe de l’arbre ».

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