Rempli d’une vive joie, j’entrepris ma descente à toute vitesse, chantant comme un enfant. Dans la forêt, je continuai à courir parmi les écureuils, frôlant les arbres du bout des doigts. Je m’arrêtai pour cueillir quelques jonquilles étincelantes et de la menthe parfumée. Je m’assurai, çà et là, que les tanières de marmottes et de renards n’avaient pas été abîmées. Et je riais sous ce soleil qui semblait me suivre, entre les feuilles dansantes.
C’est alors qu’un bruit inhabituel traversa la forêt. Curieux, je m’arrêtai pour mieux entendre. Il y avait bien quelque chose : ça venait d’en face, vers ma chaumière. Doucement, je m’approchai, à l’écoute. J’identifiai le son.
Chopin ?
Pourtant, je ne croyais pas avoir mis de vinyle ce matin.
Des problèmes de mémoire, déjà ?
Mais non. Chopin, ce n’était jamais en vinyle. Chopin, c’était pour le jouer ou ce n’était pas du tout. Je sentis mon cœur s’accélérer, davantage d’étonnement que de peur. Je parvins aux limites de la forêt, tout près de ma chaumière. J’identifiai la pièce, et ne pus m’empêcher de sourire.
La balade…
Sans un son, je m’approchai de la fenêtre du salon. C’est alors que je la vis, de profil, éclairer par un rayon de Soleil. Ses cheveux bruns dansaient au rythme de la musique. Ses petits doigts, comme des araignées, se baladaient avec grâce le long des touches.
Malgré moi, je tombai à genoux, aux côtés des fleurs que j’avais cueillies, appuyés contre le bois de la maisonnée. Au travers de mes pleurs, je regardai autour de moi. La nature s’était tue. Le temps s’était arrêté. Les notes de piano semblaient flotter au-dessus du monde.
Pleine d’impétuosité, la mélodie de Chopin se déchaînait à travers la forêt, faisant danser les arbres. Le lac lui, sage spectateur, écoutait en silence. Les murs vibraient le long de mon dos, m’emplissant de l’énergie de la musique. Je fermai les yeux et je pleurai. Je pleurai les larmes les plus pures de ma vie. Je pleurai la vie. C’était à son tour de me transporter.
Sans même que je l’aie remarqué, la musique s’était arrêtée et la porte s’était ouverte à côté de moi. C’est alors que je sentis une main se glisser sur mon visage, essuyant mes larmes. J’ouvris les yeux et elle était là, tout en sourire. Elle était là, en robe d’été, le teint vif, et les yeux… Ah ! ces yeux ! Était-ce possible ?
— Pardonnez-moi, Monsieur A, je n’ai pas respecté vos consignes. Saviez-vous qu’ils donnent le droit de conduire l’un de ces chevaux métalliques à seulement 17 ans ? Je me suis dit que les règles étaient écrites pour être enfreintes.
Elle tendit la main et m’aida à me relever. Je tombai dans ses bras, riant de joie.
— Ô, ma fille ! Quel bonheur ! Regarde-toi, ma Julia ! Une si jolie jeune femme ! Ô, ma fille ! Quel bonheur !
Elle m’enlaça de toutes ses forces.
— Ce ne sont pas des larmes comme les autres que j’ai essuyées là, Monsieur A. Ce sont les larmes d’un père.
Je la laissai pour la regarder dans les yeux. Une sensation cosmique me prit.
— Je t’ai vue jouer, ma Julia. J’étais là, à cette fenêtre, et la plus belle scène que j’ai pu voir de ma vie était là, sous mes yeux. C’est alors que j’ai su.
— Su quoi ?
— Tout ce que j’ai fait, mon enfant, tous les sacrifices, toutes les pensées, tous les enseignements. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour cet instant.
Elle souriait.
— C’est Chopin, Monsieur A. C’est la musique. Vous savez comment je l’appelle, maintenant ?
— Dis-moi.
— La porte de toute merveille.
Je riais.
— Ô, ma Julia ! Je vois que tu en as appris durant mon absence !
Elle avait un regard sarcastique.
— Je peux vous enseigner, si vous voulez. Après toutes ces années, avez-vous trouvé de la place dans votre solitude pour une fille ?
— Il y a toujours eu une place pour toi. As-tu de quoi rester le temps qu’il faut ?
Elle m’embrassa sur le front.
— J’ai un sac en jute. Le temps d’une éternité.