À toi, mon enfant, mon élève, mon miracle, ma fille, ma Julia. C’est à toi que j’adresse ces mots.
Me pardonneras-tu un jour ? Je n’ai pas eu le courage de te dire au revoir en face. Tu dors à l’instant où j’écris ceci, et je n’ai même pas la force de regarder davantage ton petit visage endormi, de peur d’éclater en sanglots. Pourquoi je vous quitte, c’est ce que tu m’as demandé, il y a quelques jours. Ah ! ma Julia, jamais il ne m’a été aussi difficile de vous quitter qu’aujourd’hui ! Et pourtant, ma volonté persiste : comment pourrais-je encore te regarder dans les yeux si je ne lui obéissais pas ? Mais avant, ma profession m’appelle. Oui, mon enfant, j’ai un dernier enseignement pour toi. Veux-tu l’entendre ?
Te souviens-tu de l’histoire de la voiture ? Te souviendras-tu de celle de la nouvelle religion ? Et de toutes celles entre deux ? Vois-tu, mon enfant, depuis les débuts de ton enseignement, je t’ai appris à mépriser l’homme et sa création. Or, sache ceci : tout grand mépris est toujours l’acte d’un grand amour. Pourquoi suis-je si dur avec mes prochains ? Parce que je sais ce qu’ils peuvent devenir. J’ai vu bien des choses, le long de ma vie : du méprisable comme de l’admirable. J’ai appris à différencier les deux, aussi confondus peuvent-ils être parfois. Vois-tu, ma Julia, l’homme est la plus grande source de choses méprisables, comme de choses admirables. En vérité, je te le dis, voici mon enseignement : du plus laid que j’ai vu, je l’ai vu en l’homme, tout comme du plus beau.
Ah ! comme il y en a de la laideur ! Beaucoup de hontes surtout. Ces hontes, je t’en ai raconté l’histoire de quelques-unes : il y en a d’autres, autant qu’il y a de médiocres sur Terre. Or, voici : méfie-toi de ceux qui châtient les hommes sans pour autant voir en eux leur plus grand espoir ! Combien de fois te l’ai-je dit, ma Julia : tu es mon plus grand espoir ! T’ai-je adoptée d’une autre planète ? Non, mon enfant, tu es bien l’une des nôtres, et c’est en tant qu’humaine que j’attends de toi les plus belles créations.
En vérité, il est bien facile de mépriser pour mépriser : les vois-tu, ces mécontents confortables, qui crachent leur poison sur le premier venu ? Ah ! comme il est petit leur mépris — comme celui d’un mouton qui fait la morale aux loups ! Je te le dis : seul le mépris plein d’amour est grand. Car, je l’ai vu le plus beau de l’homme ! Ah ! oui, mon enfant, j’en ai des larmes aux yeux !
L’entends-tu cette mélodie ? La vois-tu cette danse ? Et ce rire ? Ah ! ce rire ! Ne rit-il pas de tout ce qui lui est arrivé ? C’est un regard et un sourire, une parole et un silence, un baiser et un jeu. C’est une grande fête. En vérité, je sais pourquoi l’on partage bien plus de mépris que d’amour : c’est parce qu’il est si difficile de parler de ce que l’on aime. Seuls quelques authentiques poètes y parviennent sans trafiquer par les mots les instants les plus magiques. Vois-tu, moi, des plus belles choses, je n’aime pas à les fixer dans les mots. Voici tout ce que je peux te dire de la beauté : elle est aussi puissante que subtile. Sous les rayons du Soleil et le ciel pur, devant une femme magnifique, parmi les grands arbres, les mots me semblent par trop faibles pour m’exprimer. Je me laisse transporter.
Vois-tu, de tout ce qu’il y a à mépriser, ils est assez petit pour être fixé dans les mots. C’est pourquoi je suis parvenu à te raconter mes histoires. De mes fragiles enseignements, eux, tu en saisiras l’essentiel par ton expérience.
Il n’y a rien de plus laid que l’homme ; aussi découvriras-tu un jour les plus grandes laideurs de ta vie. Je les connais déjà tes laideurs, ma Julia, et j’aimerais te partager des conseils pour quand tu auras à les confronter. D’abord, il y a la mort de ta mère. Sache ceci, et souviens-t’en toute ta vie : tu n’as rien à voir avec sa mort. Ta mère est tombée malade, et la maladie l’a emportée avec elle. Es-tu maladie ? Non. Alors cesse tout de suite ta culpabilité ! Certes, sa présence te manquera, mais crois-moi quand je te dis que madame Béatrice te donnera tout l’amour qu’il te faut. Et quand tu seras à ton plus bas, souviens-toi de mon troisième enseignement : ne laisse rien te définir. Ah ! Oui ! pauvre enfant, cette tragédie va t’affecter, mais jamais je ne veux que tu te reposes dessus. Tout le monde vit des tragédies, ma Julia, et il n’y en a pas qui soient faciles et confortables. Or, ne t’ai-je pas dit qu’il faut les éviter, les faciles et confortables ? Voici : réjouis-toi des tragédies, elles te permettront de te surpasser. Pleure toutes les larmes qu’il te faut, fâche-toi tant qu’il le faudra ; puis ris de toi-même, car tu es en vie.
Ensuite, il y a l’abandon de ton père. Ah ! cette tragédie, je veux que tu la fêtes ! Et que je ne te vois pas te faire subir la moindre culpabilité ! Que je ne t’entende pas dire de ton père qu’il est ton ennemi ! Non, mon enfant, ton père n’est pas un ennemi, mais un médiocre. Or, t’ai-je déjà dit de faire des médiocres tes ennemis ? Ah ! ma Julia, crois-moi : tu n’as pas de temps à perdre avec eux. En vérité, ton père ne te mérite pas une once. Dès lors, est-il vraiment ton père ? Je te le dis, mon enfant, Je suis ton père, et je ne laisserai pas un médiocre s’approcher davantage de ma fille.
Voici, j’arrive à ce qui pourrait devenir ta troisième tragédie : mon départ. Ah ! ma Julia, je t’en prie, ne fais pas de moi ta tragédie. Si tu m’as un jour vraiment aimé, tu comprendras pourquoi je suis parti. Certes, il t’arrivera de penser à la vie que nous aurions pu avoir ici ensemble, auprès de madame Béatrice, comme une vraie famille. Mais, crois-moi, c’est un père malheureux que tu aurais eu, un père comme les autres, qui t’aurait aimée certainement, mais sous les rayons froids de sa télévision, ou dans quelque lac artificiel. Ah ! ma Julia, dis-moi que ce n’est pas le destin que tu attendais de ma part !
Ne pleure pas mon départ, ou pleure-le peu. Vite, sèche tes larmes et souviens-toi de ce que je t’ai dit : tu n’as que la vie. Tâche de trouver ses trésors et de les faire tiens. Il n’y a pas que des médiocres, sur cette Terre, aussi entoure-toi de ceux qui, comme toi, ont un fort instinct de création. Je veux que tu chantes, que tu danses, que tu joues du piano ! Embrasse la vie, fête chaque instant ! Et de ce qui est médiocre, je veux que tu en ries et que tu passes ton chemin. De ce qui est méprisable, je veux qu’il t’enseigne le désir de destruction, et que tu passes ton chemin. Ce sont les faux déprimés qui s’accrochent à la médiocrité et qui vivent de petit mépris : ris d’eux et passe ton chemin. La voix de foudre me dit quelque chose à l’oreille : « le seul péché de l’homme est de s’être trop peu réjoui de la vie. »
Ah ! ma Julia, il y a tant à vivre, il y a tant à apprendre ! Aussi te retrouveras-tu, dans quelques années, le haut de tes expériences et de tes réflexions, avec tes propres enseignements. Peut-être seront-ils loin des miens, c’est alors que je saurai que j’aurai accompli mon travail de professeur : j’aurai fait de toi un esprit libre. Ô, ma Julia, je t’en prie, ne fais pas de moi ta tragédie, mais renie-moi : c’est seulement ainsi que tu emprunteras le chemin vers toi, le chemin de la vie.
Maintenant, c’est en père que je veux m’adresser à toi : comme je suis fier de toi, ma fille. Jamais je n’ai vu tant de courage, d’intelligence et de volonté en une personne. Et quand je te dis qu’il n’y a rien de plus beau que l’homme, ne sont-ils pas déjà tous en toi, les trésors de la vie ? Ah ! mon enfant puisses-tu continuer de cultiver les magnifiques jardins de ton esprit ! Et s’il existe de tes semblables, sur cette Terre, comment pourrais-je ne pas porter en moi un grand espoir pour l’avenir de l’homme ? Vous êtes le monde. Le monde, c’est vous. Tout ce que j’ai fait dans ma vie, je l’ai fait pour vous. Ah ! mon enfant, comment pourrais-je me lever le matin sans mon amour pour vous ? C’est cet amour qui m’emmène aujourd’hui dans les bois. Je sais qu’il est là, notre monde de demain. C’est là que je vous attendrai.
Et toi en particulier, ma fille, je t’attendrai plus que tout. Je te laisse à la page suivante les instructions qui te permettront de me retrouver. Je fixe ce moment à 10 ans d’aujourd’hui, le temps pour toi de me renier : le temps pour toi de te trouver toi-même. Je veux que tu ne partages ces instructions avec personne, même pas avec madame Béatrice. Et dans 10 ans, c’est seulement toi, ma Julia, que j’attendrai au fond des bois.
Ah ! ma Julia, il n’y a rien de plus beau que l’homme, puisses-tu avoir les yeux qu’il faut pour voir cette beauté. Tout ce que j’ai fait, ne l’ai-je pas fait pour la beauté ? N’est-ce pas là le destin de tous les créateurs ? Ah ! ma fille, comme je t’aime. L’amour, que je dis ? Oui, c’est ça. Ce doit être l’amour.
Ton Monsieur A, ton père,
qui t’attend dans 10 ans.
Et quand j’eus écrit ces mots, je liai la lettre aux instructions et pliai le tout en trois. Je fermai la lampe, sortis du bureau et m’aventurai sans un son dans la chambre de Julia. Je m’approchai d’elle et m’assis sur le lit pour la contempler un instant.
— Je t’aime, ma fille.
Je l’embrassai sur la tête sans la réveiller, posai la lettre sur la table de chevet et sortis. Dans le salon, j’empoignai mon sac en jute et enfilais mes souliers. Doucement, j’ouvris la porte. La nuit était douce, un courant d’air pur me caressa. Je souris.
— J’arrive.