Épisode 5 : Autour de Procyon
Billie
Oxan se ratatinait dans un coin de la pièce pour ne pas gêner les déplacements nerveux de Darwin. L’infirmerie n’avait pas eu à recevoir plus d’un patient en même temps depuis plusieurs années. Or, l’unique lit était occupé par Blacky pour qui, Oxan le savait, les chances de réveil étaient fort minces. Il était couvert des pieds au cou d’un cocon de gel polymère régénérant éclairé par des lampes violettes ; sur son visage, un masque facial où clignotaient des dizaines de LED réparait lentement les dégâts sur la chair, les muscles et les os et respirait à sa place. Le dispositif ne laissait pas apparaître un centimètre carré de son corps torturé, pourtant Oxan évitait de le regarder. L’esprit absent, l’organisme incapable d’assurer ses fonctions vitales… était-il encore une personne ? Certes, elle tremblait encore à l’idée de ce qui aurait pu arriver à Tancred, mais personne ne méritait de finir dans cet état !
Le médecin s’affairait pour installer une seconde place. Il avait envoyé Livingstone chercher un lit à l’étage inférieur pendant que lui-même rassemblait draps, scanner, électrodes, oreiller… En attendant, la jeune inconnue évanouie reposait dans les bras de Diego, sous le regard préoccupé de Skull.
– Je savais bien qu’un jour il nous faudrait un deuxième automed, grogna Darwin en désignant le robot qui veillait sur Blacky. La population de ce vaisseau n’arrête pas d’augmenter, il fallait s’attendre à ce que ça arrive ! Skull, j’ai besoin d’un second automed !
La machine à forme vaguement humanoïde surveillait les paramètres physiologiques de son patient, rectifiant par instant les réglages du masque ou des lampes, intervenant parfois directement sur le corps à travers le gel grâce à ses longs bras métalliques multifonctions.
– J’y réfléchirai, Darwin, répondit le capitaine. En attendant, tu vas pouvoir soigner cette gamine ?
– Évidemment, pour qui est-ce que tu me prends ? Je vais me débrouiller. D’ailleurs, il n’y a besoin ni d’automed ni de scanner pour poser le diagnostic.
– Ça, c’est sûr, intervint Diego, elle est tellement maigre que ça fait froid dans le dos. Elle ne pèse rien, c’est comme si je portais un hologramme. Et elle a beau être toute jeune, elle a des cernes jusqu’au milieu des joues. Elle a faim et elle est épuisée !
– Bravo mon grand, approuva Darwin. Je t’embaucherai si un jour on a une épidémie à bord. Pour en revenir à la petite : pas de blessure externe hormis une abrasion pas très jolie à la cheville droite.
Livingstone entra avec le lit roulant où la fille fut allongée, puis prit la fuite devant la surpopulation de l’infirmerie. Le médecin fixa un vieux scanner à sa perche, le mit en marche et patienta le temps que l’appareil ait décrit son arc de cercle au-dessus du corps inconscient. Puis, il consulta les résultats sur l’écran.
– Qu’est-ce qu’elle a ? demanda Oxan. Elle est très mal en point ?
– Elle manque de certaines vitamines, de fer, de sucres, de gras, de protéines… De tout, en fait ! Elle est effectivement fatiguée et dénutrie. Et elle a besoin d’un bon bain !
– C’est le scanner qui te dit ça ? interrogea Diego, dubitatif.
– Non, c’est mon nez. Elle n’a pas dû voir une douche depuis plusieurs semaines, voire plus. Le scanner mentionne qu’elle est couverte de « reliquats humains et non humains » en taux très abondant. En gros, de la crasse. Ce truc est nul, il me faut un automed.
– Tu l’as déjà dit deux fois, éluda Skull. Elle va mettre combien de temps à se réveiller ?
– Revenez dans une heure. Elle ira mieux.
L’heure en question passa très lentement pour Oxan. Elle était impatiente d’en savoir plus sur la jeune clandestine. Elle semblait avoir à peu près le même âge qu’elle. Peut-être allait-elle rester à bord ?
Pour tromper l’attente, elle raconta sa rencontre à son frère et à ses cousins, qui, comme elle, se posèrent mille questions sur l’identité et l’histoire de la mystérieuse passagère. Teddy émit l’hypothèse, vite rejetée, qu’elle se trouvait peut-être déjà à bord lorsqu’eux-mêmes avaient embarqué par accident.
Au bout d’une heure environ, Diego frappa à la porte de l’appartement des Sailor. Lorsqu’il jaugea Calixt du regard, celui-ci lui répondit par un sourire exagérément enthousiaste en jetant des coups d’oeil en coin vers sa sœur. Comme à ses cousins, le coup de colère d’Oxan lui avait apparemment produit un genre d’électrochoc.
La fille s’était réveillée, annonça Diego. L’adolescente promit aux garçons de tout leur raconter, puis lui emboîta le pas. Lui aussi se montrait curieux ; il avait accouru dans la réserve en entendant le double cri d’Oxan et de la fille depuis la cellule de Karl, juste à temps pour recevoir dans les bras l’inconnue qui s’évanouissait.
Ils arrivèrent à l’infirmerie en même temps que Skull.
– Pour l’instant, elle mange, leur annonça Darwin. C’est le plus important. Je lui avais déjà injecté des nutriments, mais cette soupe chaude devrait lui faire du bien. Alors, patientez encore un peu.
Quand la fille eut terminé son bol — ce qui ne prit pas longtemps —, Skull tira une chaise à son chevet.
– Bonjour, je suis le capitaine de ce vaisseau. Mon nom est Alistair Burningskull, mais tu peux m’appeler Skull.
La jeune clandestine l’observait sans bouger dans l’attitude d’un animal se demandant s’il a affaire à un prédateur ou à une proie. Elle avait de grands yeux bleu vif, d’autant plus étonnants qu’ils contrastaient avec la saleté dont sa figure était maculée. Avec ce regard, ses cheveux emmêlés partant dans tous les sens et les gouttes de soupes qui lui coulaient sur le menton, elle avait l’air d’une vraie sauvage.
– Peux-tu me dire ton nom, s’il te plaît ? poursuivit le capitaine.
Elle ne répondit pas, mais continua à le fixer. Légèrement décontenancé, Skull demanda :
– Tu comprends ce que je dis ?
Elle hocha la tête.
– Parfait. Alors est-ce que tu peux me dire comment tu t’appelles ? Et d’où tu viens ?
Elle ne s’exécuta toujours pas, mais ne le quitta pas des yeux. Son regard était si insistant que le capitaine, pourtant pas du genre impressionnable, ne sut bientôt plus comment réagir. Il remua sur sa chaise, grimaça un sourire puis s’éclaircit la gorge, hésitant à reformuler sa question pour la troisième fois.
Derrière la sauvageonne, Darwin se mordait les joues pour garder son sérieux. Ses mimiques et la gêne de Skull contaminèrent Oxan. Elle laissa échapper un gloussement nerveux avant de se couvrir la bouche de la main. La fille tourna la tête vers elle en écarquillant ses grands yeux, les sourcils arqués très haut sur le front. C’en fut trop pour la jeune Sailor qui partit en fou rire, entraînant avec elle Diego et le médecin. Au milieu de leur crise d’hilarité, Skull secouait la tête d’un air désespéré.
Lorsqu’ils se calmèrent enfin, la clandestine leur sourit tout d’un coup et, désignant Oxan du menton, lâcha :
– L’est rigolote, la p’tite.
Vexée, la « p’tite » en question passa sans transition du rire à la bouderie.
– Bah l’fait la gueule ? Hey, gamine, qu’est-c’ j’ai dit ? Y avez l’air d’ben vous marrer dans c’te tôle.
Son étrange diction et son vocabulaire firent oublier à Oxan le diminutif employé pour la désigner. Elle s’exprimait si vite, articulait si peu qu’il fallait se concentrer pour comprendre. Les trois autres semblaient aussi tomber des nues.
– Ce toi qui l’as perdu sa langue, main’nant, cap’taine ?
– Puisque tu as montré que tu pouvais parler, dit Skull, est-ce que tu pourrais enfin nous dire ton nom ?
– Billie, lâcha-t-elle entre ses dents.
– Billie comment ?
Ses épaules s’affaissèrent.
– Chais pas. Jamais su.
– Tu n’as pas d’implant identitaire ?
– Perdu d’puis un bail, répondit-elle en montrant son index au bout duquel Oxan distingua une vilaine cicatrice.
L’adolescente se pencha vers Diego.
– C’est quoi un implant identitaire ?
– Un minuscule composant électronique qui contient l’identité de son porteur et d’autres informations, comme ses données bancaires ou médicales, son casier judiciaire... Le plus souvent, il est injecté dans un doigt, c’est plus pratique. Tu n’en as pas ?
– Non, je savais même pas que ça existait. Sur Terre, on a des alphacards, mais les nôtres sont restés à bord du Firebird avec nos parents.
Le géant hocha la tête.
– J’ai entendu dire que certaines planètes y étaient réfractaires, mais c’est rare. En général, c’est plutôt suspect quand quelqu’un n’en a pas : c’est pour éviter de laisser des traces de ses déplacements.
Oxan crut qu’il plaisantait, mais Diego avait déjà reporté son attention sur Skull.
– Quand as-tu embarqué sur le WOW ? demanda le capitaine. Tu te trouvais sur Stadium, c’est ça ?
– WOW ? C’quoi WOW ?
– C’est ce vaisseau.
– Chu montée d’dans y a quequ’jours.
– Tu es une Stadienne ?
– Non ! cria-t-elle.
– Qui es-tu, alors ?
– Chu une hikeuse.
Ils n’ont donc pas tous disparu, se réjouit Oxan.
– Et que faisais-tu sur Stadium ? poursuivit Skull.
À cette question, Billie baissa les paupières et se mura de nouveau dans le silence.
– Tu n’as pas envie d’en parler ? demanda Skull après avoir échangé des coups d’œil soucieux avec les autres.
– Chu crevée. J’veux pioncer.
– OK, on reprendra plus tard.
Skull, Diego et Oxan se levèrent. Les deux premiers se dirigèrent vers la porte pour quitter la pièce, mais l’adolescente s’approcha du lit de Billie.
– Est-ce que tu ne crois pas que tu dormirais mieux si tu te débarrassais de toute cette saleté ? demanda-t-elle.
Elle jeta un regard à Darwin, pour être certaine que son initiative n’était pas malvenue, mais le médecin approuva d’un léger hochement de tête.
– Il y a une baignoire ici, dit-il en désignant la porte de la salle d’eau de l’infirmerie.
– Ah ben j’rêve un décrassage, mais chu pas sûre d’tenir d’sus mes guiboles.
– Je peux t’aider, proposa Oxan.
Puis elle rougit et ajouta :
– Je regarderai pas, hein…
Billie émit un rire rauque.
– J’m’en fous qu’ tu r’gad, j’veux ben d’l’aide. T’es classe, gamine.
Bien qu’appréciant moyennement le « gamine », Oxan fut très flattée. Elle fit descendre la jeune fille du lit avec l’aide de Darwin et la soutint pas à pas jusqu’à la petite salle. Au passage, elle répondit par un sourire modeste à Skull qui levait le pouce pour la féliciter de sa bonne idée.
Elle aida Billie à s’asseoir sur la chaise placée contre la baignoire, puis fit couler le bain en testant la température de l’eau.
– C’ton vieux, le taulier ? interrogea la fille.
– Non pas du tout, répondit Oxan après avoir compris qu’elle lui demandait si Skull était son père. J’ai perdu ma famille. Enfin, les adultes. Mon frère et mes cousins sont à bord avec moi.
– C’est quoi, ton nom ?
– Oxan Sailor.
– Oxan… répéta Billie à mi-voix.
– Tu veux du bain moussant ?
La hikeuse haussa les épaules d’un air soupçonneux, mais ses yeux s’agrandirent de plaisir quand les premières bulles se formèrent sous le jet d’eau.
– Trop bien… souffla-t-elle en soulevant une poignée de mousse pour y tremper un doigt prudent.
Précautionneusement, Oxan l’aida à se déshabiller, puis à s’allonger dans la baignoire. Comme l’avait souligné Darwin un peu plus tôt, elle sentait très mauvais. Même si elle s’efforçait de ne pas la regarder de manière trop insistante, l’adolescente constata son impressionnante maigreur. Sous les plaques de crasse qui marbraient sa peau, on pouvait dénombrer ses côtes ; ses épaules étaient pointues et ses cuisses à peine plus grosses que les mollets d’Oxan. Son statut de hikeuse et la façon dont elle lui avait parlé lui laissaient penser que la clandestine était plus vieille qu’elle. Cependant, son corps ne donnait pas cette indication. Les deux filles mesuraient sensiblement la même taille. Et en début d’adolescence, Oxan avait plus de poitrine qu’elle. Billie était plate comme un garçon.
– Tu as quel âge ?
– Seize… j’crois. Et toi ?
– Je viens d’avoir douze ans.
– Wouaaah ! T’es grande, dis !
Oxan lui mouilla les cheveux et les arrosa généreusement de shampoing. Billie ferma les paupières quand elle frotta doucement pour le faire mousser, se détendant peu à peu sous les doigts de sa jeune infirmière. Elle posa des questions sur l’équipage et la vie à bord, auxquelles Oxan s’efforça de répondre de manière rassurante. Parfois, les yeux de la hikeuse restaient fermés plusieurs secondes comme si elle s’était endormie, mais elle les rouvrait avec des sourires qui se prolongeaient de plus en plus.
– Je crois que tu te sentiras déjà plus propre comme ça, finit par déclarer Oxan. Vu la couleur de l’eau, peut-être qu’il vaudra mieux recommencer demain. Et il faudrait te démêler les cheveux, aussi. Bella coiffe super bien, on pourra lui demander.
– J’préfère qu’tu l’fasses, gamine. Tu voudras, dis ?
Oxan comprit que ce « gamine » allait sans doute rester, mais tout compte fait, ça lui convenait.
– Bien sûr, répondit-elle.
À la sortie de la salle de bain, Darwin l’aida à emmener Billie jusqu’à son lit, puis à l’allonger.
– Je suis à côté, dit-il en rejoignant le petit bureau attenant.
Avant de s’éclipser, il envoya un clin d’œil à Oxan. Pour la première fois, elle le trouvait sympathique. Elle souhaita bonne nuit à Billie dont les paupières se fermaient déjà. Pourtant, la hikeuse posa sa main sur sa joue pendant une seconde.
– Oxan… dit-elle comme si elle goûtait la saveur du prénom. Grande classe, gamine.
L’adolescente quitta la pièce, les pommettes rouges et le cœur fondant de fierté.
J'aime beaucoup Billie pour plusieurs raisons. Déjà parce que je l'imagine avec un accent chti et ça c'est quand même la grande classe dans un roman SF (en toute objectivité puisque je n'ai rien à voir avec cette région xD).
Ensuite, je la trouve surprenante, on s'attend à ce qu'elle soit associable et renfermée alors que pas du tout. J'adore ses interactions avec Oxan, et le "gamine" est trop drôle ! T'as potentiellement un très beau duo, avec Oxan qui est aussi vachement intéressante.
Et puis c'est une hikeuse ce qui est top, elle a sans doute vécus pas mal de choses pas jojo !
Bref, top intro et vrai coup de coeur pour ce perso. En un chapitre, elle est déjà mon potentiel personnage préféré, à voir si ça se confirme !
(un peu tristoune en lisant dans tes réponses en-dessous qu'on la voit moins par la suite, c'est dommage).
Très curieux de la suite !
A bientôt (=
Ah ah, je n'avais pas imaginé un accent chti pour Billie, mais c'est un peu l'esprit. En fait, comme je les imagine plutôt anglophones (J'avais une scène dans une version antérieure où Victor, le radio qui porte un masque, récitait un poème en Français et expliquait que c'était une langue morte puisque l'anglais était devenu la langue universelle), j'imaginais plutôt Billie avec un accent du sud des EU, genre Texas.
C'est vrai que le personnage marche bien : elle est surprenante et attachante. D'ailleurs, elle crevait tellement l'écran dans les versions antérieures qu'elle volait la vedette à mes héros. Ce qui explique que j'ai un peu réduit sa présence et son rôle, tout en essayant de ne pas la mettre trop de côté non plus. Et c'est vrai que le duo avec Oxan marche bien. On va bien entendu en savoir plus sur ce qu'elle a vécu !
J'espère que la suite ne te décevra pas, du coup.
Merci pour ta lecture et ton retour !
Détails
le coup de colère d’Oxan lui avait généré, comme à ses cousins, un genre d’électrochoc : pas trop fan de de « lui avait généré »
Ok, c'est noté pour "généré".
Oui je comprends Billie sans soucis ! Je l'aime bien et j'aime bien la relation qu'elle a déjà avec Oxan.
J'ai hâte de mieux connaître son histoire !
C'est pour ça qu'ensuite, comme tu l'as vu, je fais un peu retomber la pression à propos d'elle.