Esotéritrucs et contrezouaves

• Sonja •

Bon sang… Ma chaussure était trouée, et la chaussette avec. Il ne manquait plus que ça. Moi, Sonja Ulrike, major Brigadière de la police secrète pangéenne, prenais autant soin de mon allure que des automates que je traquais. Si cette idiote de Victoire ne me trainait pas dans les pattes, peut-être que j’aurai pu éviter les piles de débris qui avaient détruit ma semelle gauche.

— Si tu continues à ruminer comme ça, ta mâchoire va finir par rester bloquée…

— Je ne t’ai rien demandé, Léo.

À peine surpris par ma réaction, Léopold se leva et s’éloigna du tas de briques contre lequel je siégeais. Maëlan, son sac de tortue sur le dos, souleva la pointe de ses pieds pour atteindre l’oreille de son camarade.

— Elle est toujours d’humeur aussi massacrante ?

— Si tu savais…

Prise d’une pressante envie de les recadrer, je traversai ce qui restait du premier étage de la maison pour les séparer d’une bousculade.

— Arrêtez de papoter, les filles… on lève le camp, et que ça saute !

Cela faisait trois jours que les contrezouaves nous faisaient tourner en bourrique entre les murs de Magellan. Trafalgar Muche était mort, les survivants se calfeutraient dans la Tour-Horloge et Victoire… cette Victoire, bon sang ! Sans elle, le mécaniste vivrait encore. Elle l’avait assassiné d’un coup d’halteforce à l’instant où Maëlan et moi le ramenions dans les fortifications. Il n’avait même pas eu le temps d’y poser un pied que son corps gisait dehors, parmi les innombrables victimes de ce massacre.

« Voilà comment je fais votre travail », avait-elle lancé en tirant sa dépouille hors de la Tour, devant la centaine de Magellois entassés dans le monument — sans compter les enfants agglutinés sur les marches qui menaient au beffroi.

Ce ne fut que le début du calvaire. N’ayant aucune trace de son père après l’effondrement de l’hôtel royal, elle confia les survivants au Général Falsecour, plus haute figure politique encore en vie. Ensuite, elle chargea mes brigadiers de maintenir ce groupe en sécurité pour m’entraîner, sans que je puisse donner mon avis, à la poursuite de l’ésotéricien à la montre magique.

Jamais je n’aurais dû lui faire part de notre rencontre. Par ma faute, nous errions depuis des heures entre ces corps inertes, les yeux fermés et apprêtés, soigneusement alignés sur les rues pavées par les sentinelles déchues. Les trainées de sang parfaitement droites imprégnaient la pierre sur le long de l’allée principale. Au loin, le crissement des chenilles mécaniques contre les gravats indiquait que les machines œuvraient encore. Certaines tuaient. D’autres rangeaient. Une société nouvelle se bâtissait sur les cendres de nos existences. J’avais la nausée rien qu’en repensant au carnage qui se déroulait à découvert.

— Allez, Sonja ! Tu prends racine, belle plante ?

Les piaillements exécrables de Victoire me tirèrent de mes rêveries.

J’arrachai violemment les derniers brouilleurs présents sur les vestiges de l’appartement, marquant officiellement la fin de notre bivouac. Dès maintenant, les détraqués percevraient nos moindres faits, gestes et sons. Au moins, nous possédions de quoi nous défendre. Nous étions bien les seuls.

Perchés au sommet d’un bâtiment bringuebalant, nous devions regagner le sol pour reprendre la traque. Tandis que Victoire menait la marche à travers les escaliers extérieurs, Léopold et Maëlan me suivaient, collés à moi comme s’ils craignaient que je saute par-dessus la rambarde.

— Et vous comptez me tenir la main, aussi ?

— N-non…

Ils furent incapables de prononcer quoi que ce soit. Cela faisait trois jours qu’ils perdaient les mots. Depuis la découverte de notre quartier général effondré sur lui-même, là où perdurait auparavant un bâtiment solide à la façade imposante.

Camille était morte. Nous n’avions rien pu faire pour elle. Ne restait que la cendre, la poussière et les remords de ne pas avoir pu lui faire nos adieux.

Nous étions les seuls survivants. Tout ça pour quoi ? Retrouver un sale gosse d’à peine vingt ans suspecté de complicité par Madame d’Aigrefeuille.

Nos pieds finirent par toucher le sol. L’odeur de mort combinée à celle d’un lendemain de pluie me coupa l’appétit sur le champ. Plus vite nous enfermerions ce garnement, mieux je me porterais.

— On a déjà retourné tout l’Astrolabe et une partie du quartier Roberval, grognai-je. Hors de question que j’aille me tuer dans La Crypte. Si cet ésotéritruc y s’est réfugié, il n’a pas dû faire long feu.

— Esotéricien, corrigea Victoire avec toute la pédanterie dont elle était capable. Et il m’a l’air d’un garçon intelligent. Je suis certaine qu’il se retranche quelque part par ici.

Un regard de Léopold me fit comprendre qu’il partageait mon avis sur notre supérieure. Lui aussi commençait à ne plus supporter les simagrées de cette princesse pourrie gâtée.

— Il nous reste l’allée Paradis et les ruelles alentour, déclara le second contremage.

Ses épaules s’affaissèrent sous le poids des sacs qu’il portait à la place de Madame d’Aigrefeuille.

— Si nous ne le trouvons pas, il nous faudrait obéir au Général et retourner à la Tour.

— Ne sois pas si pressé, Feki. La semaine d’investigation est loin d’être terminée.

            Notre marche reprit à travers les vestiges de notre cité. Notre manière de nous balader au milieu de la route me mit très vite mal à l’aise. J’étais habituée aux interventions discrètes, pas aux randonnées touristiques. J’essayai tant bien que mal de ne pas baisser le regard sur les lignées de défunts éparpillés ici et là, et conseillai à Maëlan d’en faire autant. Déjà trois fois que notre stagiaire tournait de l’œil ; je ne comptais pas ramasser mes camarades à la cuillère.

            Nos pas nous conduisirent jusque dans ladite allée. Plus un passant devant les vitrines colorées, surmontées de panneaux en tous genres. Plus de musique enjouée devant la fontaine du bout de la rue dont l’eau débordait presque. D’habitude, des saltimbanques amusaient des flopées de petiots à coup de bulles géantes et d’accordéons. Les plus âgés dansaient sur le rythme des chansons d’antan tandis que ceux entre les deux, trop timides pour choisir un camp, restaient sur la terrasse d’un café à profiter de la joie ambiante. Mais aujourd’hui, plus d’artistes, de brocanteurs, d’artisans, de bistrots, de glaciers, de familles, de rires d’enfants. Ne perdurait que la complainte du vent et la pluie fraîche qui trempait les uniformes.

            — Par ici ! J’ai trouvé quelque chose !

            Léopold ameuta notre troupe devant une échoppe aux fenêtres barricadées. La porte semblait avoir été enfoncée. Elle portait les traces de coups un peu partout sur sa longueur. Ces impacts symétriques ne trompaient personne ; seul un détraqué aurait pu agir de la sorte. Thémis, jusqu’alors plutôt calme, commença à s’agiter.

            — Horlogerie Sigismond… un coup de peinture n’aurait pas été de refus.

            — Les automates sont venus attaquer le jour de l’attentat, suggéra Maëlan.

            — Vu l’effort placé dans la protection, je pense que certains réfugiés se sont fait agresser bien après la première vague.

            L’hypothèse de mon camarade se confirma très vite ; certains Magellois s’étaient cachés dans ces lieux. Des affaires entassées ici et là marquaient les traces d’un abri de fortune. Dans la cuisine, une marmite cabossée contenait une drôle de mixture dans laquelle flottait la dépouille d’une mouche imprudente.

            Et sur les murs, des centaines de pendules chantaient selon leur propre rythme, hypnotisant quiconque les écouterait avec trop d’attention.

            — Tu ne veux pas te rendre utile, plutôt que de flâner ?

            Cette fois, le sourire hypocrite de Victoire visait Erkan, son compagnon de route qu’elle désignait uniquement par son nom de famille. Le contremage soupira lorsque la major lui présenta une trace de sang sur le paillasson.

            — Je suis obligé de le faire ? gémit-il en espérant apitoyer sa supérieure.

            — C’est ton seul talent, trésor. Ne pense pas que tu aurais pu rejoindre mon ordre sans lui !

            Le jeune homme déglutit. Il s’accroupit près de la tâche et l’observa longtemps, silencieux, puis effleura le tapis souillé. Ses yeux noirs se perdirent dans le vide lorsqu’il prononça une parole étrange.

Tout s’enchaîna très vite. Je sentis une présence, près de moi. Quelqu’un de petite taille s’agitait avec fureur du côté de l’entrée. Un frisson me parcourut lorsque sa main toucha – ou plutôt traversa – la mienne. Je distinguai son visage, sa carrure et son souffle paniqué à la vue de sa blessure. La vision s’arrêta presque aussitôt, dès que la première goutte de sang tomba à terre pour former la trace que nous avions découverte.

— L’hématomancie…

La tête me tourna. Je me rattrapai de justesse à un établi, troublée par l’énergie qui venait d’entrer à mon contact. Léopold posa ses mains sur mes épaules pour m’éloigner d’Erkan.

— Un ésotéricien... vous avez accepté un ésotéricien dans l’escouade des contremages !

— Il faut bien des connaissances magiques pour empêcher la magie, rétorqua Victoire. Auriez-vous pu devenir brigadier sans brevet de mécaniste, monsieur Gruot ?

Mon compagnon baissa les yeux.

— C’est… c’est Legruot, madame.

— Répondez à ma question !

— Non, madame.

            Encore une occasion rêvée de nous marcher sur les pieds que cette harpie n’avait pas manquée. Si je pouvais lui fermer son clapet... Malheureusement, Victoire était la fille unique de l’homme le plus puissant des trois continents. Mes devoirs envers Pangée dépassaient mon ressentiment.

            Erkan Feki interrompit la querelle de nos deux équipiers.

            — C’est un adolescent Messilien d’une quinzaine d’années. Il s’est blessé en retirant une planche qui protégeait son repère.

            Avant que Victoire puisse rire de la gaucherie du garçon, l’élémentariste expliqua en détail les actes qui précédèrent l’incident. Il raconta le subterfuge employé par un étranger pour le pousser à ouvrir la porte, devina leur lutte en suivant du doigt des impacts répartis dans l’atelier. Un coucou arrêté indiquait le moment où le combat l’avait décroché de son emplacement ; vingt-deux heures sept.

            — Il était seul ?

            Erkan haussa les épaules. Il ne pouvait voir que les entités en contact physique avec sa cible. Et pour l’instant, il ne percevait aucun complice. Thémis s’obstinait pourtant à fouiller les recoins de cette maison.

            Maëlan réapparut depuis la réserve, une pile de livres dans les mains.

            — Les amis… j’ai trouvé ça.

            Victoire attrapa un bouquin et gloussa de bon cœur.

            — Métaphysique des Invisibles de Petra T. Risnir… Au moins, on pourra arrêter quelqu’un pour détention d’ouvrages illégaux.

            — Il y avait aussi des fioles et des herbes…

            — Probablement un académicien, nota Léopold.

            — Mais pas un mage, affirma Erkan, certain de ses prédictions. Peut-être accompagné par – le corps !

            Le contremage se précipita à travers la boutique et en fit le tour en un instant, avant de revenir tout sourire.

            — Aucun corps ! Il a réussi à fuir.

            — Formidable, pesta Victoire. Pourquoi s’acharne-t-on, dans ce cas ? Nous n’avons plus rien à faire ici.

            Déterminée à comprendre l’histoire de cet inconnu, je m’engageai dans les autres pièces sans portes. Je n’y trouvai qu’une valise éventrée et un bloc de métal pur. Erkan affirma l’hypothèse de l’académicien capable de concevoir des potions. Il en mentionna une dont le nom m’échappa aussitôt. Oro… origo… peu importe.

            Alors que les officiers quittaient l’établissement, Erkan m’attrapa le poignet. Il venait de repérer une trappe dissimulée dans l’ombre du couloir, dissimulée dans l’ombre. En se penchant un peu, il distingua quelques gouttes rougeâtres qu’il s’empressa d’analyser. Son cri figea nos camarades.

            — J’ai retrouvé notre mage !

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