L’impasse des Mœurs
• Calum •
Quelqu’un savait que nous étions là. Une jeune femme hurlait depuis l’extérieur, s’arrachant les ongles contre la porte pour que nous la laissions entrer. Sully se pressa contre ma jambe. Il trouva refuge dans la poche de ma veste, contre mon cœur qui s’emballait. Je me tournai vers Cyrélien. Seul un hoquet terrifié s’échappa de ma gorge.
— Ouvre-lui !
— Et les sentinelles ?
— Peu importe ! Une vie est en danger !
Il me lança une barre de métal dont le poids entraîna ma chute. Je m’en servis pour retirer les premières planches qui bloquaient l’entrée du magasin. Comment cette femme avait-elle deviné notre présence ? Aucune idée. Ce n’était pas le moment de se poser de telles questions.
— Je ne veux pas mourir… pitié !
Ses sanglots traversaient le mur de bois qui nous séparait. Malgré le chaos des horloges, je pus entendre la menace dont elle tentait de se libérer ; un détraqué la suivait. Le bruit de ses pas contre le pavé des rues en ruines s’amplifiait un peu plus chaque seconde. Le cliquetis de ses rouages résonnait tout près.
Un clou mal enfoncé m’écorcha la paume à travers le gant. Je réprimai un sursaut de douleur ; rien qu’une petite blessure. La vie de la jeune fille avant cette éraflure.
— Dépêche-toi !
La dernière planche tomba sous les cris de Cyrélien. Alors que je m’apprêtais à tirer sur la poignée, la porte s’ouvrit dans un fracas.
— Par les sourcils du Grand Œuvre…
Aucune femme. À la place, un automate dont la boite vocale s’éteignit avec le grincement des gonds, effaçant la plainte pour laquelle nous venions de nous battre.
Tout ceci n’était qu’un piège.
Le détraqué m’écarta de son chemin d’un geste violent. Le choc de mon dos contre le plancher me coupa la respiration. Il fondit sur moi avant que je ne puisse réagir, prêt à me transpercer de la lame qui sortit de son avant-bras.
— Nivariaetela Laeteairavin !
Une impulsion propulsa le squelette d’acier sur le mur le plus proche. Le givre grimpa sur lui à une vitesse fulgurante, l’ensevelissant jusqu’à la gorge. Je m’éloignai aussitôt de la carcasse, stupéfait.
— Un filet de glace… fantastique !
— Ce n’est pas le moment, pesta Hécate. Il ne va pas tenir très longtemps !
Hécate me ramena à la raison. Ce monstre n’attendrait pas.
— Suivez-moi !
Je les poussai vers le couloir et tentai de soulever la trappe de secours. Je retirai aussitôt ma main de l’anneau métallique ; le sang coulait toujours à travers la plaie.
Cyrélien me devança. La porte de la passerelle grinça lourdement.
Les râles de l’automate s’amplifièrent. Un nuage de vapeur envahit l’atelier. La glace craquait déjà. Elle finirait par céder.
— Les caves vont jusqu’à l’impasse Mercutio…
Ils s’y engouffrèrent sans chercher plus d’explications, dévalèrent les marches glissantes aussi vite que possible jusqu’aux souterrains.
Je fis volte-face à l’intérieur de la boutique. Ma valise et ma besace occupaient un coin de la réserve.
— Il est trop tard, Calum !
La trappe étouffa leurs derniers mots.
Non. Je ne pouvais pas abandonner Capuchon. Pas après les heures de travail acharné passées à sa conception. Pas après ces longs mois de loyaux services. Capuchon restait mon seul souvenir d’Ohkmala, et je n’étais pas certain d’y parvenir en vie. La destruction de Magellan me coupait de mon village. L’espoir de les retrouver en un morceau se dissipait avec l’écoulement des jours.
Ma sacoche me sauta dans les bras à l’instant où j’en effleurai la sangle. À l’avenir, je ne m’en séparerai plus. Je serrais Capuchon contre moi le temps de reprendre mon souffle. Il était déjà bien lourd. Mon corps ne pourrait supporter le poids d’un bagage supplémentaire. Je laissai tomber la valise et ajustai mon sac sur mon épaule.
Un fracas de verre brisé m’arracha un sursaut. Le squelette animé retrouvait l’usage de ses mécanismes. Deux pas lui suffirent pour accéder à la réserve. Il savait que j’étais là. Il m’avait entendu.
Ses énormes poignes renversèrent l’étagère la plus proche. Des vis et des boulons s’éparpillèrent dans toute la salle. Mon corps bascula sur le côté pour éviter de justesse les présentoirs qu’il brisa contre le parquet.
Reculer. Le plus loin possible. Reculer pour ne pas me faire tuer. Les phalanges crispées sur Capuchon, je me trainais sur le sol maculé d’outils qui me meurtrirent la peau. Les pas de l’automate soulevaient des nuées de poussière qui me brûlèrent les yeux. Vomir mes poumons ne me rendit que plus vulnérable à son ouïe. À la saleté s’ajoutèrent bientôt les vapeurs émanant de son casque, là où s’échappait l’énergie qui l’alimentait.
Mon dos heurta un dernier obstacle : le mur de la réserve. Impossible de passer par la fenêtre ; mes propres barricades causeraient ma perte.
L’ombre se pencha sur moi, me crachant sa fumée nauséabonde au visage. Ses doigts d’acier enserrèrent la peau de mon cou. J’arrachai les fils qui liaient l’articulation de ses bras, en vain. Les automates ne ressentaient pas la douleur.
De l’air. Je suffoquais, les jambes pendues dans le vide et les ongles contre son crâne incandescent.
Mes lunettes s’écrasèrent à mes pieds. Les traits de la machine s’effacèrent sous la puissance de ses deux lueurs rouges. Floues. Aveuglantes.
— Au… se… cour !
Capuchon m’échappa. Le bruit de sa lanière contre le sol attira le détraqué dans sa direction. Dans un élan de courage, ma besace souleva le rabat qui cachait sa poche et projeta une potion sur l’automate. La tête de la sentinelle commença à fondre, se tordre et se tortiller jusqu’à ce que tout le squelette ne redevienne qu’un bloc de métal uniforme et inoffensif, gémissant pour la dernière fois la plainte qu’il répétait par mimétisme.
— Je vous en suppl…
Mes genoux cédèrent sous la panique. Il me fallut un temps pour reprendre mes esprits. Une fois certain que la menace n’existait plus, je ramassai Capuchon et le remerciai d’une caresse sur la poche. Il me sembla distinguer une grimace de victoire entre les plis de son tissu.
— Qui a dit qu’une orignalia servait moins qu’un élixir de vérité ?
À présent en sécurité, j’en profitai pour regagner la cuisine et prendre deux bols de potage qui s’ornèrent d’un couvercle dès que j’y insérai la clef de remontoir. Voilà qui serait bien plus simple à transporter.
Un coup de feu.
Je me crispai. Les détraqués arpentaient toujours les rues de Magellan. Ce n’était pas le moment de crier à la victoire. Je rejoignis mes camarades à travers le dédale de caves et d’entrepôts. En m’apercevant, Hécate laissa éclater son soulagement.
— Te voilà ! Nous craignions de ne pas te retrouver vivant.
Le premier courant d’air m’effleura la joue avant que je ne puisse reprendre mon souffle ; nous arrivions déjà au bout du passage.
— Je suis fière de toi, lança l’hermine à son protégé. Ton filet de glace a très bien fonctionné.
Cyrélien se contenta d’un sourire modeste. Je me retins d’avouer que l’automate ne nous suivait plus grâce à une manœuvre de ma besace. Découvrir qu’une potion utilisée par une sacoche s’avère plus efficace que ses propres invocations peut être un tantinet vexant.
L’apprenti druide ouvrit la porte qui conduisait à l’impasse Mercutio d’un coup d’épaule. Un frisson m’envahit à la vue de la nuit sans étoiles.
— Et maintenant, que fait-on ?
— La rumeur court que les Magellois vont se réfugier à Wallis.
Cyrélien gloussa.
— Pardon ? C’est à des kilomètres d’ici, hors de question d’y aller à pied !
— Wallis est fortifiée, insistai-je. Leur muraille est impénétrable. Nous y serons plus en sécurité.
Il secoua la tête, amusé par ma proposition. Pourtant, il ne semblait pas avoir de meilleure idée. Il paraissait tellement moins agaçant quand il dormait ! Toujours à donner des ordres, mais incapable de prendre une décision sérieuse…
- J’irai quoique tu penses. C’est le seul moyen de revoir ma famille.
Avant qu’il ne puisse répondre, une lueur vacilla au bout de la rue. Les néons d’un automate. J’aurais dû m’en douter ; les patrouilles s’accentuaient la nuit, lorsque les humains fatigués devenaient les plus vulnérables.
— Par là !
Cyrélien m’entraîna entre deux piles de déchets encombrants, au fond de l’impasse. Le détraqué apparut dans entre les immeubles à l’instant où nos corps claquèrent contre la pierre. Il s’approchait. Nous avait-il entendus ? Je priais toutes les faërys pour qu’il dysfonctionne.
Mon cœur battait à toute allure. Je peinai à garder mon calme. Chacun de ses pas grinçants me torturait l’esprit.
L’automate s’arrêta devant le tas d’ordures. Je voulus hurler. Cyrélien plaqua une main sur ma bouche pour m’empêcher de faire davantage de bruit.
Je pleurai. Hoquetai sous la pression de mon camarade qui s’efforçait d’effacer notre présence. Le druide m’étouffait. Mes sanglots dégoulinaient sur ses doigts, glissant sur les manches de sa chemise abîmée. Il continua pourtant d’écraser ses phalanges sur mes joues.
Tenir.
Il fallait tenir.
Le souffle commençait à me manquer. Je ressentis aussitôt la même angoisse qu’au moment où le premier monstre tenta de me tuer. Mes poumons me brûlaient. J’avais mal. J’avais peur. Sully remuait près de mon cœur agonisant. Je sentais son bec ciller à travers le tissu de ma veste. Hécate, épuisée, suffoquait dans les bras de son maître. Nous étions tous à bout, recroquevillés sous les caisses à l’odeur intenable. Et la machine ne bougeait pas.
Cyrélien m’adressa un regard embrumé de terreur. Son hermine ne supporterait pas une invocation supplémentaire.
Capuchon avait utilisé la dernière fiole d’orignalia. L’apprenti druide, en revanche, se sentait prêt à attaquer. Il le ferait avec ou sans le Fluide d’Hécate. Pour lui. Pour notre duo improvisé. Peu importe les conséquences.
Las de cette traque trainante, l’automate rebroussa chemin. Le dos de Cyrélien retomba lourdement contre les déchets. Sa vie – et la mienne, de surcroît – venait d’être épargnée.
Nous restâmes un moment plongés dans le silence, à contempler le ciel à travers les caissons vermoulus.
Quelques gouttes de pluie rafraîchirent nos visages rougis. Le premier orage de la saison se dessinait au loin, derrière la tour du carillon.
— J’accepte.
Il finit par se redresser, réajustant le col de son manteau. Son regard perçant me dévoila l’étendue de sa détermination.
— Retrouvons les miraculés de Magellan.