Faux-semblants

Alcibium

Minerai aux propriétés énergétiques rares, extrait des plus hauts sommets des Montagnes Cristallines, dans le royaume de Sainte-Croix. Egalement partie prenante dans la confection de perles d'alcibium, une nouvelle drogue censée mener à une certaine forme de prescience.

 

 

Le soleil se couchait lorsque la troupe atteignit le lieu du rassemblement. Le froid tombait toujours très vite dans le désert et Louis n'était pas mécontent d'avoir atteint sa destination. L'endroit changeait tous les ans mais le Saint-Office n'avait jamais eu grand mal à en connaître la position. Ils chevauchaient depuis près de cinq jours, ils étaient fourbus et n'aspiraient qu'à prendre un peu de repos. Par chance, ils en auraient l'occasion cette nuit-là puisque les festivités n'étaient censées commencer que le lendemain.

Il pénétra dans un enclos séparé de celui des chameaux et conduisit son cheval à l'abreuvoir. Il le descella, le pansa avec soin, le nourrit enfin. C'était un brave compagnon qu'il se serait bien gardé de négliger. D'un air sévère, il enjoignit un gamin de veiller sur l'animal en échange de quelques pièces puis il se souvint de ses compagnons. Tous s'étaient déjà égayés dans les allées du camp. Il haussa les épaules avec indifférence. Ils n'avaient nul besoin les uns des autres, chacun savait ce qu'il avait à faire et c'était aussi bien en ce qui le concernait. Il ne tenait pas à les avoir dans les pattes.

Il commença par se rendre à la khaïma de célibataires la plus proche. C'était une vaste tente où tous les jeunes hommes qui le souhaitaient, quelle que soit leur tribu d'origine, pouvaient se regrouper le temps du rassemblement. Il y régnait une atmosphère festive. On y buvait, on y jouait, on y échangeait toutes sortes de marchandises et surtout, les étrangers étaient bienvenus, y compris les inquisiteurs, toujours porteurs de nouvelles et d'objets précieux. Louis réserva un couchage pour toute la durée de son séjour puis il partit à la découverte du camp.

La nuit vibrait du son de la musique et des chants. Les enfants couraient partout tandis que les jeunes femmes, insouciantes et rieuses, improvisaient des danses sensuelles à la lueur des flammes. Le parfum épicé des plats traditionnels, préparés par les plus âgés, faisait gronder son estomac affamé. La sensation de fatigue s'éloigna comme il se laissait emporter par la liesse ambiante. Il se refusait à le reconnaître mais il aimait cette manifestation, le bonheur simple qui s'en dégageait. Il se portait volontaire tous les ans et il lui était chaque année plus difficile de masquer ses réelles motivations.

C'est alors qu'il la vit, à la périphérie du feu de la tribu d'Aman. Elle était plus belle que jamais avec ses longues boucles noires encore humides et son regard de velours. Elle avait fait un effort, s'était apprêtée pour la fête. L'espace d'un instant, la réalité sembla se dédoubler sous ses yeux et l'image d'une autre fille se superposa à celle-ci. Il cligna des paupières et le phénomène s'estompa. La main tendue vers une taguella qu'on lui refusait inexplicablement, elle s'était raidie sous le coup de l'humiliation. L'inquisiteur serra les dents, assailli par la furieuse envie d'arracher la nourriture des doigts du vieil homme pour la lui donner.

Il n'en eut pas besoin. Sur un signe de la doyenne, le vieillard lui remit la nourriture de mauvaise grâce avant de se détourner avec mépris. La jeune femme s'en saisit, étonnée de sa bonne fortune, et recula dans l'ombre pour la savourer en paix. Louis suivit le regard neutre de la chef de tribu qui ne la quittait pas des yeux.

« Tu as obtenu ce que tu voulais, non ? Alors va, ne reste pas ici, gamine ! J’ai l’impression qu’ils ne t’apprécient guère… »

Paternalistes, les mots étaient sortis avant qu'il puisse les contrôler. Elle le dévisagea avec surprise tout d'abord, puis elle pâlit à la vue de son insigne du Saint-Office. Elle avait peur de lui, bien sûr. On racontait tant de choses sur l'inquisition, certaines vraies, d'autres pas, mais rares étaient celles qui vantaient la bienveillance des prêtres de Ob. Elle jeta un coup d'œil furtif alentour, à la recherche d'un soutien inexistant, puis elle se résolut à attendre la suite. Leurs yeux se croisèrent, tandis qu'ils s'observaient l'un l'autre avec curiosité. Son air farouche et rebelle le ramenait tant d'années en arrière.

« C'est étonnant comme tu lui ressembles. Le même regard pénétrant, la même chevelure bouclée... »

Cette fois, elle prit peur, comment le lui reprocher ? Elle recula, trébucha dans une corde tendue et s'étala de tout son long. Elle s'enfuit sous les quolibets tandis qu'il se maudissait de sa maladresse, une vague de culpabilité s'immisçant en lui. Elle avait presque réussi à se faire accepter. À cause de lui, parce qu'il l'avait effrayée, tous ses efforts avaient été réduits à néant. Il s'en voulut de l'avoir approchée. Dire qu'il avait résisté à la tentation durant tant d'années... 

Mais ce soir-là, il avait perdu le contrôle, il n'était plus lui-même et il avait fallu qu'il lui parle. Dans quel but ? Qu'espérait-il au juste ? Qu'elle savait quelque chose ? Était-il à ce point désespéré qu'il s'accrochait à des chimères ? C'était la drogue, ou l'absence de drogue dans son sang, qui le rendait mélancolique. Sa dernière perle d'alcibium remontait à l'avant-veille, il commençait à ressentir les effets du manque. Il se sentait fébrile, un peu fiévreux peut-être, il peinait à rassembler ses idées et même à distinguer la réalité des souvenirs. C'était un signe qui ne trompait pas.

Il s'ébroua pour s'éclaircir l'esprit. Il fixait encore l'endroit où elle avait disparu parmi la foule. Il détourna les yeux, croisant au passage le regard impénétrable de la doyenne braqué sur lui. Il essaya de le soutenir. Elle dirigeait certes la tribu d'Aman mais il était le représentant de l'autorité religieuse, de l'autorité tout court en somme. Pourtant, il s'en révéla incapable. Serrant les dents pour masquer sa frustration, il inclina la tête en un bref salut qu'elle ne lui rendit pas, puis il s'éloigna dans la direction opposée à celle qu'avait prise la jeune femme.

Il tourna en rond un moment, le temps de contenir son agitation, percutant parfois dans son errance des gens qui n'osaient pas protester. Il finit par s'écarter du centre de la fête et s'engagea dans des allées plus sombres à la périphérie du campement, la lueur rouge des braseros projetant son ombre devant lui. Il faisait froid et il resserra les pans de sa cape autour de ses épaules. Enfin, il aperçut le sigle des vendeurs de perles, discrètement brodé sur un voile à l'entrée d'une khaïma.

Il jeta un coup d'œil alentour pour s'assurer qu'aucun de ses compagnons de voyage ne traînait dans les parages. Ils n'étaient sûrement pas dupes de sa situation, il portait trop ouvertement les stigmates du manque d'alcibium, mais il ne tenait pas à conforter leurs soupçons. Puis il s'avança jusqu'à ce qu'une haute silhouette se dresse devant lui.

« Oh là, étranger, tu t'es perdu ? La fête est de l'autre côté, mon ami...

— Pas le moins du monde, j'ai besoin d'un petit réapprovisionnement. »

D'un geste du menton, il désigna le voile et la marque qu'il portait. L'homme l'observa quelques secondes dans le noir puis se pencha et alluma une lanterne qu'il leva à bout de bras pour l'examiner. Louis réprima un mouvement de recul.

« Mon Père... Je ne vois pas du tout de quoi vous parlez. Je crains que vous ne confondiez...

— Allons, ne fais pas l'idiot ! J'ai de quoi payer, écarte-toi. »

Le visage du colosse se fit moins avenant et il étudia à nouveau l'inquisiteur, plus longtemps. Son regard fiévreux, la sueur qui perlait à son front, le léger tremblement de ses membres. Son sourire revint tandis qu'une moue pleine de dédain étirait ses lèvres. Louis dut se faire violence pour ne pas lui abattre son poing sur le nez. Non content de vivre sur le dos des acheteurs d'alcibium, il les méprisait ouvertement, eux et leur addiction, ou plutôt l'état de faiblesse dans laquelle cette dernière les mettait. Il finit pourtant par libérer le passage et l'inquisiteur pénétra sous la tente.

Comme toutes les khaïmas, elle était séparée en deux parties distinctes, une pour les femmes, l'autre pour les hommes et les invités. De la première s'élevaient des halètements rauques qui ne laissaient aucun doute sur l'activité de celles qui l'occupaient. La seconde était grande ouverte sur un amoncellement de coussins au centre duquel était vautré un individu qu'il connaissait bien.

« Naseem... Les bonnes affaires ne t'intéressent-elles plus ? Il me déplaît d'avoir à ergoter pour t'approcher.

— Ah ! C'est que mes hommes sont un peu nerveux. Trop d'inquisiteurs au rassemblement, cette année, et tous ne sont pas comme toi, aussi larges d'esprit, disons. Qu'avez-vous à grouiller partout de la sorte ? C'est très mauvais pour le commerce. »

Il sourit et l'invita à s'asseoir de l'autre côté d'une petite table basse sur laquelle reposait un précieux service à thé. Louis s'installa sans protester. Malgré sa fébrilité, il allait devoir patienter, il le savait. Avec les tribus, la moindre transaction prenait du temps, il avait fini par se faire une raison.

Naseem était un homme gras, dont le double menton témoignait du goût pour la bonne chère. Ses cheveux noirs et bouclés, son bouc poivre et sel et ses iris perçants lui conféraient cependant cet air majestueux et calme que nombre de ses compatriotes lui enviaient. Il était en outre pourvu d'un charme et d'une intelligence hors du commun, ce qui faisait de lui un adversaire redoutable. Louis ne cherchait pas à s'opposer à lui, il n'en voyait pas l'intérêt. Le Saint-Office n'annihilerait jamais tous les trafics qui s'opéraient dans la Vallée du Vent, mieux valait composer avec en s'assurant qu'ils ne dépassaient pas certaines limites.

Tous ne partageaient pas cette opinion, bien sûr, mais Naseem était un homme pieux qui respectait les commandements de Ob, en apparence tout du moins, et Louis s'en satisfaisait. Le fait qu'il se réapprovisionnait chez lui en perles d'alcibium plusieurs fois par an n'était évidemment pas étranger à son indulgence à son égard. Il bénéficiait de sa protection et il le savait.

Avec tout le cérémonial d'usage, son hôte prépara le thé. Il en jeta une poignée dans une bouilloire, ajouta de la menthe fraîche et odorante, puis versa par-dessus l'eau bouillante. Après quelques minutes d'un silence que Louis se garda bien de rompre, il versa plusieurs fois le breuvage de la théière aux tasses puis des tasses à la théière, selon un mystérieux processus à l'issue duquel il le lui tendit avec un sourire matois. Louis but une gorgée et hocha la tête d'un air appréciateur.

« Il est parfait, comme d'habitude. Juste comme il faut... »

Naseem leva un sourcil amusé, il n'en avait jamais douté. Puis il se pencha de côté, plongea la main dans un petit sac de toile et déposa sur la table une unique perle d'alcibium dont les reflets cuivrés se mirent à briller à la lueur des lampes à huile. Un éclat avide traversa les yeux de l'inquisiteur qui se mordit la lèvre inférieure avec nervosité.

« Je ne te ferai pas l'offense de négocier avec toi dans pareil état. Allons, prends cette perle, c'est cadeau. Laisse l'alcibium agir et apaiser tes nerfs, ça ira vite, puis nous parlerons.

— Tu sais très bien ce que je suis venu chercher, Naseem, alors à quoi bon ?

— Evidemment que je le sais, il n'y a qu'à te regarder. En revanche, toi, tu ne connais pas encore mon prix. »

Louis braqua sur lui un regard aiguisé. Était-ce à dire qu'il ne se contenterait ni d'or ni d'argent, cette fois ? L'inquisiteur sentit la suspicion s'emparer de lui. Il n'aimait pas ça. Sans parler de son addiction, sa position au sein du Saint-Office faisait de lui une proie toute désignée pour les maîtres-chanteurs et Naseem était du genre à en profiter, bien qu'il ne l'eût jamais fait jusqu'ici. La tension grimpa d'un coup autour de la table, les sourires se firent plus crispés. Louis s'empara de la perle et l'avala avec une gorgée de thé. Il risquait d'en avoir besoin.

Ils devisèrent de choses et d'autres pendant un moment, jusqu'à ce que Louis sente monter en lui les effets pernicieux de la drogue. La musique qui lui parvenait de la fête prit un accent langoureux comme pour apaiser ses sens enfiévrés ; sous la tente, les ombres se profilèrent et se mirent à bouger en un lent ballet qui n'était pas sans lui rappeler l'Art guerrier des inquisiteurs du Saint-Office ; toute fébrilité l'abandonna tandis qu'une douce euphorie le gagnait. Naseem lui resservit du thé.

« Tu t'intéresses de près à cette fille, n'est-ce pas ? »

La question tomba si brusquement que Louis fut incapable de dissimuler le choc qu'elle lui procurait. Il sursauta, luttant pour s'extraire de la torpeur dans laquelle il s'enlisait, puis tenta une manœuvre de diversion qu'il jugea lui-même assez pitoyable.

« Pardon ? De quoi est-ce que tu parles ? Quelle fille ?

— Allons, ne fais pas l'innocent, ne m'insulte pas ! Je sais très bien ce que je dis, c'est plus flagrant d'année en année, même si je ne comprends pas pourquoi. C'est une vraie chamelle ! Elle te plaît ? »

Louis laissa échapper un ricanement et but une nouvelle gorgée. Aux yeux de Naseem, ses motivations ne pouvaient être que d'ordre sexuel mais il se fourvoyait complètement. Pourtant, il n'avait aucune intention de le détromper, ni lui, ni qui que ce soit d'autre d'ailleurs, eût-ce été le cardinal de Montería.

« Et si c'était le cas ? »

Naseem se redressa et un lent sourire naquît sur ses lèvres. Il se croyait sans doute très malin de l'avoir si bien cerné, lui qui constituait le haut du panier des inquisiteurs du Saint-Office.

« Ma foi, cela tomberait plutôt pas mal, en réalité, car c'est exactement le paiement que j'attends de toi.

— Pardon ? Je ne comprends pas... »

Cette fois, il était tout à fait sincère, il ne voyait pas le rapport entre la gamine et les perles d'alcibium. Naseem cherchait-il à la lui vendre ? Cela n'avait pas de sens, ce n'était pas un esclavagiste. Il trafiquait de la drogue, jouait les proxénètes à l'occasion mais la traite des femmes n'avait jamais vraiment fait partie de son périmètre.

« Cette fille est une calamité, nous aurions dû nous en débarrasser depuis longtemps. Elle est mauvaise et elle nous portera malheur à tous. Sa tribu est incapable de régler le problème alors il faut bien que quelqu'un s'en charge avant que ne survienne une catastrophe. Emmène-la avec toi. Vends-la, emprisonne-la, tue-la, fais-en ce que tu veux mais décharge-nous-en. En échange, je te donnerai six sacs de perles, de quoi tenir jusqu'au printemps. »

L'inquisiteur en resta muet d'étonnement. Comment pouvait-on haïr à ce point une jeune fille à peine sortie de l'adolescence ? Depuis le temps qu'il assistait au rassemblement et avec l'intérêt qu'il lui portait, il s'était certes bien rendu compte que l'orpheline ne faisait pas l'unanimité. Il n'en connaissait pas la raison mais il avait toujours incriminé la charge qu'elle représentait et l'ingratitude qui suintait par tous les pores de sa peau. Cependant, l'animosité de Naseem paraissait disproportionnée et en outre, il n'appartenait pas à la tribu de Drâa mais à celle d'Aman.

« Je ne te savais pas superstitieux à ce point, Naseem. En tant que prêtre de Ob...

— Un prêtre qui se drogue et s'intéresse aux petites filles ! »

Un silence pesant s'ensuivit tandis que les deux hommes s'affrontaient d'un regard dur. Louis reposa doucement sa tasse sur la table et se leva. C'était l'insulte de trop. Il pouvait s'accommoder de quelques moqueries, pas d'un manque total de respect. Leurs relations avaient jusqu'ici perduré parce qu'il existait entre eux un équilibre des forces, qui venait d'être rompu. D'un autre côté, où irait-il s'approvisionner en alcibium sinon chez Naseem ? Il était pieds et poings liés et l'autre le savait. Amer, il répondit, glacial : 

« Je vais réfléchir à ta proposition... »

Puis il tourna les talons et disparut dans la nuit.

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