Goule des sables
Créature monstrueuse de la famille des djinns, qui affectionne les cimetières où elle se nourrit de cadavres. La goule des sables hante la Vallée du Vent sous les traits d'une jeune femme capable de voler une âme d'un simple regard, avant de dévorer le voyageur qui répond à ses appels.
L'homme se tenait dans l’ombre. Son visage n’exprimait rien de particulier, il affichait une expression de parfaite neutralité. À sa vue, Souffre sentit pourtant son estomac se nouer.
Il n'appartenait pas aux peuples de la Vallée du Vent. Il avait un front haut, une barbe taillée avec soin et des cheveux bruns, raides et soyeux, attachés en catogan sur la nuque. Par-dessus son pantalon blanc, il portait une longue tunique à parements de cuir dans des tons foncés et une cape en tissu incarnat, dont la capuche était baissée. Une élégance sobre, celle d'un guerrier sûr de lui, mais ce qui attirait le plus l’attention, c’était le pendentif en or qui lançait des reflets luisants sur son torse : un heaume ailé sur croix ouvragée indiquant son appartenance au Saint-Office.
Le Saint-Office... L’immense désert de la Vallée du Vent occupait tout l’est de la Terre des Justes. C’était ainsi que l’on nommait le Royaume de Sainte-Croix, placé sous la férule du cardinal Joseph de Montería. Initialement promis à un brillant parcours militaire, l'homme s’était trouvé contraint par les hasards de la vie d'embrasser une carrière religieuse. Dès lors, poussé par une ambition sans limite, il s'était montré prêt à tout pour accroître le pouvoir de la religion de Ob, dont il était devenu le maître absolu. Ainsi, il avait bâti son royaume sur un clergé dévoué et surtout sur son inquisition, le Saint-Office.
Toutefois, pour faire des Cruciens les messagers de la parole divine, et de Sainte-Croix le jardin de Ob, encore fallait-il réussir à dompter le peuple du désert qui, bien qu'il partageât leurs croyances, se méfiait des prêtres comme de la peste. C'est pourquoi tous les ans, au début de l'automne, le rassemblement faisait l'objet d'une surveillance accrue destinée à prévenir tout débordement contraire aux lois du Saint-Office. Les allées du camp grouillaient d'inquisiteurs à la mine revêche qui scrutaient les visages pour lire au plus profond des êtres, scanner les pensées, sonder les secrets, disséquer les sombres projets. De vraies goules des sables !
Souffre savait tout cela, elle n'aurait pas dû le prendre personnellement mais cet homme la terrifiait. Il revenait chaque année et elle n'arrivait pas à se défaire de la sensation dérangeante qu'il l'épiait, elle plus que tout autre. Comme s'il s'attendait à ce qu'elle commette l'irréparable.
Depuis toujours, les membres de sa tribu la traitaient comme une pestiférée. Ils la craignaient, persuadés que le mauvais œil était sur elle et que le simple fait de l'approcher, lui prêter attention ou ne serait-ce que faire preuve de bienveillance à son égard, les amènerait à partager son sort. Ailleurs, les gens l’ignoraient, simplement. Elle ne savait pas au juste comment tout cela avait commencé mais elle avait fini par en prendre son parti.
À l'indifférence de la plupart, il y avait pourtant une exception, de taille : la haine farouche que la tribu d’Aman tout entière lui vouait. C'était une aversion presque viscérale qu’elle ne parvenait pas à s'expliquer. Elle n'avait aucune possession qu’on aurait pu lui envier, elle n’avait pas souvenir de leur avoir jamais fait quoi que ce soit pour mériter ça. Ses origines peut-être ? Elle aurait aimé avoir le cran de poser la question. Pourtant, au plus profond d’elle-même, elle savait qu'elle n’avait guère à craindre d’eux, nul n’aurait osé bafouer le pacte de non-agression entre les tribus. Il en allait tout autrement de l'inquisition.
Les doigts glacés de la peur étreignaient son cœur. Le corps raidi d’effroi, elle aurait voulu fuir et disparaître dans un trou de souris, au lieu de quoi elle était transformée en statue de sel sous le regard de braise de l'inquisiteur. D'horribles histoires couraient à travers le royaume sur le Saint-Office et le traitement qu’il réservait à tous ceux qu’il considérait comme des païens. Et dire qu'elle n'avait rien trouvé de mieux à faire que d’attirer son attention ! Quelqu'un l'avait-il accusée de pratiquer la magie noire, ou l'homme l'avait-il simplement vue esquisser un signe de malédiction ? Quelle idiote !
Son regard affolé cherchait soutien autour d'elle mais les membres de la tribu d’Aman s’étaient déjà détournés. Personne ne semblait faire attention à elle. Muette de terreur, elle s'obligea à le regarder en face. Des yeux troubles enfoncés dans leurs orbites, des joues hâves et creuses, des gouttes de sueur sur son front. Souffre déglutit avec difficulté, en pressant ses paumes l'une contre l'autre pour les empêcher de trembler. Elle savait reconnaître les signes : cet homme était en manque. Ce qui le rendait encore plus dangereux.
Elle avait entendu parler de cette nouvelle substance : les perles d'alcibium. Ghanim lui avait déconseillé d'en prendre mais elle n'avait jamais touché à la moindre drogue, pourquoi aurait-elle commencé maintenant ? Celle-ci se présentait sous la forme de petites billes de couleur violine, nacrées d'importants reflets cuivrés. L'alcibium qui leur donnait cette teinte rouille était un minerai extrait des plus hauts sommets des Montagnes Cristallines. S'il existait des tas d'histoires atroces de montagnards en transe hantés par leurs ancêtres, leur drogue n'était, jusque très récemment, pas descendue dans la vallée.
C'était désormais le cas et les jeunes s'étaient jetés dessus pour oublier, l'espace d'un moment, la dure réalité de leur existence nomade. Au sein même de la tribu de Drâa, il n'était pas rare que l'on aperçoive, dans le dédale entre les tentes, de petits groupes d'adolescents au regard aussi trouble que celui de l'inquisiteur. Bien sûr, au rassemblement, le brassage des gens ne faisait qu'accentuer le phénomène. La drogue en stimulait certains, en calmait d'autres, mais il était une constante : la redescente les rendait tous agressifs. Il n'était pas question de provoquer cet homme !
« C'est étonnant comme tu lui ressembles. Le même regard pénétrant, la même chevelure bouclée... »
Il s'exprimait d'une voix lente et un peu absente. Lorsqu'il tendit la main vers ses mèches encore humides, Souffre sentit sa respiration s'accélérer. Les yeux écarquillés de peur, elle grimaça un sourire forcé. L’assiette oscilla dangereusement entre ses doigts et elle commença à reculer, d'un pas tout d'abord puis de plus en plus vite. Au moment où elle se retournait pour prendre ses jambes à son cou, elle trébucha dans une corde tendue en travers de son chemin et s'étala de tout son long.
Elle tomba en poussant un cri qui ne lui attira que quelques regards exaspérés. Le contenu de sa taguella s’était éparpillé sur le sol et elle gisait dessus. Ses vêtements lavés de frais étaient désormais souillés de gras et d’un mélange peu ragoutant de sable et de viande grillée. Quelqu'un fit une réflexion qu'elle ne comprit pas et elle perçut des rires étouffés et des gloussements moqueurs. Mortifiée, les larmes aux yeux, elle abandonna l’assiette qu’elle n’avait pas lâchée, se releva avec peine et s’enfuit dans la nuit, maudissant tout à la fois l'inquisiteur et la tribu d'Aman.
Elle partit en direction des ruines du temple de Ob où devaient avoir lieu les cérémonies religieuses mais elles n'avaient pas encore commencé, aussi espérait-elle y trouver un peu de tranquillité pour panser ses plaies. Elle courait pour échapper à l’attention trop insistante de l’inquisiteur, pour se soustraire aux railleries et aux œillades assassines, pour s’oublier elle-même, diluer sa peur et sa honte. Elle courait à perdre haleine, comme si sa vie en dépendait, et lorsqu’elle percuta quelqu’un au détour d’une allée, le choc n’en fut que plus rude.
Projetée en arrière, elle chuta pour la seconde fois. Elle se tordit le poignet si violemment qu’elle crut que l’os se brisait. Elle poussa un cri de douleur avant de fondre en larmes, terrassée par le sort qui s'acharnait sur elle.
« Souffre ? Je ne t’avais pas vue venir ! Je suis désolé. Est-ce que tu t’es fait mal ? »
C’était Ghanim, et qui cela aurait-il pu être d’autre ? Qui aurait pris la peine de s’excuser pour l’avoir bousculée et blessée ? La plupart des membres des tribus se seraient détournés. Au contraire, le jeune homme s’était agenouillé devant elle et il ouvrait de grands yeux inquiets. Il tendit la main mais Souffre eut un geste de recul qui fit passer une expression peinée sur son visage.
« Allons, laisse-moi t’aider à te relever. Nous irons trouver Mère et nous lui demanderons d’examiner ton poignet. Il est peut-être cassé, tu ne peux pas rester comme ça. »
L’intention était louable mais elle n’était plus en état de l’apprécier, si tant est qu’elle l’ait jamais été. Une moue cynique joua sur ses lèvres, vite remplacée par un pli amer.
« Ta mère ? Laisse-moi rire ! Tu crois vraiment qu’elle n’a rien de mieux à faire, avec tous ces gens à flatter ou à hypnotiser comme un serpent ? Oh, tu comptes solliciter son instinct maternel, peut-être ? Mais mon pauvre ami, elle n’en manifeste déjà aucun pour toi alors pour l'enquiquineuse qu’elle se coltine contre son gré depuis dix-sept ans, tu peux toujours rêver ! Fiche-moi la paix, tu ne vaux pas mieux que les autres, de toute façon. »
Elle avait craché ces mots comme si le fait de blesser Ghanim avait pu la soulager de toute l’aigreur qu’elle avait sur le cœur. La main du jeune homme resta suspendue entre eux tandis qu’il cherchait dans les yeux de Souffre une trace de regret qui n’y était pas, puis il la laissa retomber, découragé. Il était conscient des maladresses commises par sa tribu et même l’ensemble d'entre elles à son égard et, bien qu'il préférât la lui cacher, il en connaissait la raison. Elle n'avait jamais été battue ni maltraitée, mais elle n’avait pas bénéficié de l’amour d’une mère ni du soutien de la communauté. Cela dit, elle ne faisait rien non plus pour se faire aimer.
D’humeur souvent morose, elle rasait les murs comme si elle avait perpétuellement quelque chose à se reprocher. C’était une jeune femme secrète, voire même un peu sournoise, qui vous regardait par en-dessous et avait le mensonge facile. Elle se négligeait pour punir son entourage de son indifférence, sans se rendre compte qu’elle ne faisait qu’amplifier la répulsion dont elle était l’objet. Il était bien le seul à lui manifester un réel intérêt et voilà maintenant qu’elle le lui reprochait. Il hocha la tête avec une moue déçue puis se releva.
« Comme tu voudras… »
Il tourna les talons et en quelques secondes à peine, il avait disparu dans la foule. Le visage de Souffre prit une expression désemparée, ses lèvres se mirent à trembler et une larme solitaire roula le long de sa joue. Il était parti, elle avait obtenu ce qu’elle désirait mais elle n’en éprouvait aucune satisfaction. Autour d’elle, le flux de fêtards continuait de s’écouler sans interruption vers les grands feux de joie des tribus les plus renommées. Ils se contentaient de la contourner avec indifférence, comme ils l’auraient fait d’un rocher ou d’un morceau de bois inanimé. Serrant les dents, elle se remit sur ses pieds et reprit le chemin du temple.
Il ne restait de ce dernier que des vestiges aux angles arrondis par les vents violents qui déplaçaient les dunes plus vite que partout ailleurs. Les rares statues encore debout n'avaient pas de visage. Des colonnes de grès cannelées aux chapiteaux renversés étaient à moitié enfouies sous le sable. À cet endroit, durant le jour, le soleil frappait les dalles avec la force d'un marteau s'abattant sur une enclume, mais la fraîcheur de la nuit voilait d'une indicible paix cette oasis délabrée, stigmate d'une civilisation détruite.
Les bras le long du corps, Souffre s'arrêta à l'entrée du sanctuaire. Les chameaux en rut blatéraient avec agressivité dans les ténèbres. Elle jeta un coup d'œil critique à ses habits souillés, répugnant à se présenter ainsi devant son dieu, puis elle les épousseta du plat de la main, drapa ses cheveux de son châle et fit un pas en avant. Ce fut comme pénétrer dans une enclave protégée au point d'en paraître irréelle. Les bruits de la fête s'estompèrent jusqu'à presque disparaître et un calme étrange l'envahit.
Devant les restes du bassin sacré, elle s'agenouilla et ferma les yeux, les paumes bien à plat sur ses cuisses. Le cœur battant à tout rompre, elle se mit à psalmodier une prière dans l'espoir de retrouver un semblant de sérénité. Elle s'était promis que cette fois, ce serait différent, qu'elle ferait des efforts pour paraître plus avenante et mieux s'intégrer à la liesse générale. Et il avait suffi de la présence de cet homme pour faire s'écrouler toutes ses belles ambitions. Elle avait même réussi à se fâcher avec Ghanim ! Ses doigts arrachèrent une poignée de sable blanc pour la jeter au loin.
Elle rouvrit les yeux et regarda le vide devant elle, empreinte d'une profonde lassitude. Pourquoi cet inquisiteur s'intéressait-il à elle de cette façon ? Il n'était pas franchement menaçant mais le simple fait de sentir son regard peser sur elle, année après année, lui donnait le frisson. C'était la première fois qu'il lui parlait, cependant. Il avait évoqué une ressemblance mais avec qui ? Sa mère ? Était-il possible qu'il l'ait connue avant sa naissance ? Souffre n'en avait pas eu le temps puisqu'elle était morte en couche, et nul ne s'était soucié de faire perdurer son souvenir en elle.
Quoi qu'il en soit, cela n'avait pas grand sens, les inquisiteurs ne frayaient pas avec les tribus, ils ne l'avaient jamais fait. Sauf maintenant pour se procurer les précieuses perles d'alcibium, mais c'était un phénomène assez récent. Elle se raidit soudain comme une pensée la traversait. Malgré l'obscurité, elle avait remarqué à la lueur des flammes ses yeux rougis et son expression hagarde. Il n'était pas dans son état normal et ses paroles n'avaient sans doute rien à voir avec elle. Elle ricana de sa propre stupidité.
Il était drogué jusqu'aux os et elle se tenait là, tremblante comme une petite souris, à se laisser impressionner en prenant ses mots pour argent comptant. Quelle idiote ! Ses épaules se détendirent. Il était en plein délire et elle était en train de rater la fête à cause de lui. Une vague de colère la balaya et elle bondit sur ses pieds. Ah ! Il était beau, le Saint-Office, avec ses grands enseignements et ses belles paroles, mais quand on grattait un peu la surface, il ne restait que la fange commune à tous les hommes de ce fichu royaume !
Tu as une écriture très fluide. Ça se lit vite, simplement, je dirais presque que ça se grignote.
Le seul passage qui m'a dérangée, c'est sa tirade à Ghanim, elle sonnait fausse, trop littéraire, pas assez parlée. D'autant qu'elle donne beaucoup d'informations qu'ils ont tous les deux. Ça pourrait être plus court, plus cassant éventuellement.
J'ai été un peu décontenancée qu'on ait le point de vue de Ghanim sur elle et sur son comportement au sein de la tribu, parce que jusque là on était resté sur son point de vue à elle. Est-ce que le roman va être des deux points de vue ?
C'est une bonne idée, les définitions de créatures en débuts de chapitres.
C'est un personnage qui me semble très adolescente, dans une posture de se sentir incomprise et rejetée sans forcément essayer de comprendre ou de connecter.
Le monde est chouette. On le découvre à travers ses yeux, progressivement, sensoriellement. Ça marche bien.
Je note, pour la tirade, c'est exactement ce genre de retours que j'attends, je manque un peu de recul là-dessus et c'est super d'avoir un œil neuf, alors merci.
En ce qui concerne les points de vue fluctuants, cela fait partie de mon écriture, en fait. Je pense que tu en verras d'autres si tu poursuis la lecture. Il y a deux personnages principaux, mais les secondaires aiment bien la ramener, c'est plus fort qu'eux ! ^^ Je sais que c'est parfois un peu surprenant, on me l'a déjà dit, mais c'est quelque chose dont j'ai beaucoup de mal à me passer et cela n'a pas dérangé mon éditrice la première fois, alors je me dis que ce n'est peut-être pas dramatique ! ;)
Merci encore et peut-être à bientôt pour la suite.