Complainte du désert
Chant traditionnel des tribus de la Vallée du Vent, essentiellement pratiqué par les femmes pour manifester une émotion collective lors de rassemblements : la joie dans les mariages ou les baptêmes, mais aussi le deuil en un appel aux âmes des défunts.
« Ça va commencer, dépêche-toi ! La vieille Asia ne nous attendra pas et je n’ai pas envie de rater le début de l’histoire. »
Un jeune garçon passa tout près d’elle en courant, il traînait dans son sillage une petite fille âgée d’à peine quatre ou cinq ans. Souffre les regarda filer en direction du campement de la tribu de Zuni et hésita à leur emboîter le pas. La soirée de la veille avait été un véritable fiasco et elle ne tenait pas à renouveler l'expérience. Elle n'avait même pas assisté aux premières cérémonies, préférant passer la journée à bouder sous sa handira et espérant, sans oser se l'avouer, que Ghanim viendrait la tirer de son marasme. Espoir déçu. Son ami ne s'était pas présenté et elle savait bien pourquoi.
Au coucher du soleil, alors que les Masuna avaient déserté leur tente pour se joindre aux festivités, elle s'était enfin décidée à se lever, consciente qu'elle ne punissait somme toute qu'elle-même. Elle s'était débarbouillée, avait passé des vêtements propres et attaché ses cheveux à l'aide d'un peigne de nacre subtilisé dans les affaires de Silya. Puis elle s'était aventurée à l'extérieur, non sans avoir pioché dans la boîte à pâtisseries des invités.
On n’offrait aucune nourriture autour du feu de la tribu de Zuni ce soir-là, juste du thé à la menthe. Il s'agissait pourtant de l’endroit le plus fréquenté du rassemblement. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle ils obtenaient toujours l’emplacement le plus étendu. Chaque année en effet, la vieille Asia, la doyenne, jouait les conteuses et narrait une histoire à la communauté rassemblée à ses pieds. Un mythe issu du fond des âges, une légende des temps anciens sensée offrir une leçon de vie à ses contemporains. Les enfants adoraient ce moment et ils n’étaient pas les seuls, tous buvaient ses paroles.
À la faveur de l'obscurité, Souffre se fraya un chemin parmi la foule et se faufila dans un coin d'où elle pourrait écouter sans se faire remarquer. Une fille passa devant elle avec un plateau de tasses fumantes et odorantes, et elle en saisit une sans qu’elle n’y trouve rien à redire. Soulagée de ne pas avoir commis d'impair, cette fois, elle serra ses doigts autour du gobelet pour les réchauffer et attendit en silence la venue d’Asia, le regard plongé dans les flammes.
Elle n’eut pas longtemps à patienter. Quelques minutes plus tard, la vieille femme apparut et, d'une démarche tremblante, se dirigea vers un fauteuil posé sur une estrade. Elle avait les cheveux et les épaules recouverts d'un châle destiné à la protéger de la fraîcheur des nuits dans le désert. Ses joues étaient ridées mais son regard avait l’intensité de celui de la jeune fille délurée qu’elle avait été. Elle s’installa et attendit que les derniers murmures se taisent tout en parcourant l’assemblée des yeux. Puis elle se mit à parler d’une voix rendue rauque par l’âge.
« L’histoire que je vais vous raconter remonte à ma jeunesse. Oh ! Cela ne date pas d’hier, je vous l’accorde, mais pas non plus de temps si reculés. C’est celle de deux jeunes filles, Dasin et Feriel, nées dans la Vallée du Vent, au sein de tribus qui s’estimaient et s’appréciaient depuis des décennies. Les deux amies ne se voyaient qu’une fois l'an, lors du rassemblement, comme c'est le cas de la majorité d'entre nous, et c’était toujours l'occasion d’heureuses retrouvailles. Elles étaient comme des sœurs, elles s’étaient jurées de veiller l’une sur l’autre et de ne pas se faire de mal, de ne jamais se trahir. »
Un silence religieux planait sur l'assistance. Asia était une oratrice hors pair, elle s’exprimait d'une voix calme, posée, prenait son temps sans pour autant chercher ses mots. Elle regardait les gens droit dans les yeux, si bien que chacun aurait pu croire qu'elle ne s'adressait qu'à lui. Ils n’étaient pas seulement à l’écoute, ils étaient presque fascinés. Souffre ne dérogeait pas à la règle et pourtant une part d'elle-même était consciente de ce qui se passait, et trouvait ça un peu effrayant.
De l’autre côté du cercle des auditeurs, elle aperçut Ghanim dont le regard était fixé sur elle. Elle l’ignora à dessein, comme il l'avait fait lui-même durant toute la journée.
« Les années défilèrent. Les deux fillettes devinrent de belles jeunes femmes pleines de vie et promises à un brillant avenir. Un jour, c’est une Feriel surexcitée qui se présenta au rassemblement et traversa le camp en courant pour se précipiter dans les bras de sa presque sœur. Les yeux pétillants et les joues rosies par l’émotion, elle expliqua à Dasin qu’elle avait rencontré quelqu'un au cours des longs mois d’hiver. C'était le fils aîné d’une famille d’une autre tribu avec laquelle son père était en affaires. Ses parents l'avaient accueilli chez eux durant quelques semaines. Elle en était tombée amoureuse et le jeune homme partageait ses sentiments. Les épousailles étaient déjà bien engagées. »
Des mimiques attendries fleurirent sur les visages dans l'auditoire. Bien que les mariages de raison n’aient pas encore tout à fait disparu, on aimait les belles histoires d’amour dans la Vallée du Vent, celles qui ressemblaient à des contes des mille et une nuit. Souffre ne souriait pas. Elle attendait la suite, persuadée que cela ne pouvait que mal tourner, sans quoi il n'y aurait rien eu à raconter. Tout ça était trop beau et trop parfait, un tel bonheur n’était pas fait pour durer, la vie s’était chargée de le lui apprendre.
Désabusée, elle laissa son regard errer sur l'assemblée et se poser à nouveau sur Ghanim. Pris en tenailles entre ses sœurs, le garçon semblait très agité. Il ne tenait pas en place, remuant sur son siège comme s’il lui brûlait les fesses. Penché à l'oreille de Silya, il chuchotait à mi-voix avec elle et les gens commençaient à se retourner pour manifester leur agacement. Alors que leurs yeux se croisaient par inadvertance, Souffre haussa un sourcil interrogateur. Incapable de soutenir son regard, il détourna le sien. Que se passait-il ? La jeune femme sentit monter en elle une sourde inquiétude.
Non sans une certaine malice, la doyenne prit le temps d’avaler quelques gorgées de thé, ménageant son petit effet, puis elle reprit le cours de son récit.
« Dasin se réjouit pour son amie bien sûr et, cet automne-là, le rassemblement revêtit pour les deux filles un goût de miel et des parfums d’été. Elles multiplièrent les jeux et les amusements, préparèrent les noces et échafaudèrent les projets les plus fous. Idir, puisque tel était le nom de l’heureux élu, fut présenté à Dasin pour approbation, comme si cette dernière avait pu d’un seul mot annihiler le bonheur de son amie. Les trois jeunes gens s’entendaient comme larrons en foire et l’avenir des fiancés s’annonçait radieux. Malgré les retrouvailles prévues pour la cérémonie de mariage quelques mois plus tard, la fin du rassemblement fut un véritable crève-cœur. Dasin semblait très affectée… Il y avait une bonne raison à cela. »
La voix d’Asia s’était faite presque joyeuse pour évoquer les merveilleux souvenirs de cette année-là mais sa dernière phrase était empreinte de regret et de mélancolie. Souffre la dévisageait avec intensité, en se demandant jusqu’à quel point elle avait connu Feriel et Dasin dans sa prime jeunesse. Un homme ventru, en lequel elle reconnut le fils aîné de la conteuse, s’approcha de la vieille femme et lui murmura quelques mots à l’oreille. Il lui étreignit le bras avec nervosité et Souffre réalisa alors qu’une certaine fébrilité semblait s’être abattue sur l’assistance. Pire que ça, la tribu d’Aman au grand complet était en train de se replier.
Médusée, la jeune fille les regarda partir les uns à la suite des autres, drapés dans une attitude d'orgueil bafoué qu'elle jugea incompréhensible. Elle jeta un coup d'œil étonné à Asia. Cette dernière secouait la tête en signe de dénégation et lorsque son fils fit mine d’insister, elle se contenta de tapoter de la sienne la main crispée sur son bras. Il n’eut d’autre choix que de reculer, frustré et inquiet. Elle attendit que le calme soit revenu avant de poursuivre avec entêtement.
« Dasin n’assista pas aux noces de son amie et Feriel en fut fort déçue. L’année suivante, sa famille ne se présenta pas non plus à la réunion d'automne. Feriel eut beau implorer de ses nouvelles et exiger des explications auprès du reste de la tribu de Drâa, elle n’obtint que des excuses qu’elle devinait mensongères. Au fil des mois, son inquiétude initiale se transforma en rancœur envers celle qu'elle finissait par soupçonner de ne l'avoir jamais vraiment aimée. Trois ans passèrent. Feriel et Idir n'arrivaient pas à concevoir d'enfant et, consciente ou non, la pression exercée par leurs deux familles réunies était terrible. Le teint lumineux de Feriel se fanait au même rythme que son bonheur. »
La tribu de Drâa ! Souffre avait cessé de respirer. C'était un souvenir de son propre clan que l'ancienne racontait. Ghanim était livide et son expression reflétait une angoisse qu'il ne cherchait même plus à dissimuler. Silya et Menza la dévisageaient d'un air tout aussi inquiet. Désemparée, Souffre revint à la conteuse qui s’exprimait à présent d’une voix désincarnée, s’efforçant de prendre de la distance avec cette histoire qui lui déchirait le cœur.
« Feriel était presque transparente. Diaphane, maigre à faire peur, elle avait déjà subi plusieurs fausses couches et s’entêtait à essayer de mener une grossesse à terme. Une surprise de taille l’attendait au rassemblement, en la personne de Dasin, qu’elle faillit bien ne pas reconnaître lorsqu’elles tombèrent nez à nez au détour d’une allée. Son ex-amie tenait dans ses bras un petit garçon aux cheveux bruns et bouclés, âgé d’un peu plus de deux ans. Aux yeux de Feriel, elle paraissait injustement rayonnante, mais ce n’était pas le pire.
En temps normal, elle aurait été prête à tout lui pardonner, y compris son silence et sa disparition. Mais l’euphorie initiale de son amour pour Idir s’en était allée, laissant la place aux tracas du quotidien et surtout à l’immense frustration d’être incapable de lui donner un enfant. Or son amie, sa presque sœur, celle qui l’avait abandonnée au pire moment de sa vie, resurgissait soudain avec ce petit être qui constituait tout ce dont elle rêvait depuis des mois sans pouvoir l’obtenir. »
La jalousie... Souffre eut un pincement au cœur. C'était un sentiment qu'elle connaissait, elle passait beaucoup de temps à envier les autres, à se croire oubliée, abandonnée ou trahie. Ghanim se moquait souvent d'elle en la disant paranoïaque, mais son ressenti était bel et bien réel et il ne lui facilitait guère la vie. La rancœur évidente de Feriel à l’égard de Dasin éveillait donc en elle un écho très fort.
« Ce ne fut pourtant pas la jalousie qui la poussa à faire un esclandre. Les yeux écarquillés, elle resta figée un long moment à détailler le visage trop familier de l’enfant. Il ressemblait à sa mère sans aucun doute, mais Feriel n’eut aucun mal à déceler en lui des traits qu’elle chérissait et haïssait tout à la fois depuis des mois, ceux de son époux. L’éloignement de Dasin prit alors tout son sens. Sa bouche s’ouvrit puis se referma pour s’ouvrir à nouveau, comme si elle luttait pour parler. Pendant un temps, il n'en sortit rien, pas un mot. Puis la colère jaillit, noire et épaisse comme de l’huile de roche, et ce fut avec son air le plus agressif et de son ton le plus hargneux qu’elle lança son implacable malédiction :
Comment oses-tu reparaître ici ? N’as-tu pas honte ? Il suffit de regarder cet enfant pour comprendre qui en est le père, et tu me le présentes aux yeux de tous ! J’avais confiance en toi. Tu connaissais tout de moi, même des choses que personne d’autre ne savait et n’aurait jamais su. J’aurais tout fait pour toi, tout. Tu étais bien plus que ma meilleure amie, tu étais ma sœur. Je maudis le jour où je t’ai rencontrée, je te maudis, toi et toute ta descendance !
Ainsi s’acheva la suprématie de deux de nos plus illustres familles. A la suite de cet amer affrontement publique, Feriel tourna le dos au peuple du désert. Elle quitta la Vallée du Vent et personne n’entendit plus jamais parler d’elle. Déshonoré, sa faute exposée aux yeux de tous sur le visage de l’enfant, Idir se donna la mort quelques jours plus tard, réduisant à néant les espoirs de sa famille et de son clan. Quant à Dasin, frappée de la malédiction de Feriel, elle fut bannie de sa tribu, à laquelle elle dut abandonner son fils. »
Il y eut un remous dans la foule, comme un mince souffle de vent parcourant les dunes. La conteuse semblait très affectée et Souffre eut alors la certitude qu'elle disait vrai, elle avait réellement connu ces gens. Les larmes aux yeux, les lèvres tremblantes, elle paraissait soudain vieille, aussi âgée qu'elle l'était en réalité. Elle n'en avait pourtant pas terminé. Elle poursuivit en haussant la voix pour raffermir son emprise sur ceux qui l’écoutaient.
« Une malédiction est-elle à ce point transmissible ? La plupart d'entre nous le croient en tout cas. Le pauvre enfant, innocent de la trahison dont on accusait ses parents, souffrit toute sa vie du mépris et de la peur des siens. Il finit par se résoudre à épouser une étrangère, à laquelle il donna à son tour une petite fille. Malédiction, destinée ou cruel hasard, il périt de la morsure d’un taïpan du désert avant qu’elle ne voie le jour. De cette enfant maudite qui perdit sa mère en couches, l’histoire ne dit pas ce qu’il advint… »
La vieille Asia se tut enfin et acheva son thé à petites gorgées tandis que s'élevait d'on ne sait où une lancinante complainte. Elle semblait tout à la fois satisfaite d'avoir mené à bien son projet, quel qu'il ait été, et littéralement épuisée. Mais elle affichait surtout un flegme en totale contradiction avec la fixité de ceux, peu nombreux, qu’il restait dans l’assemblée. Reprenant son souffle, Souffre réalisa qu’elle avait cessé de respirer. Désorientée, elle avait du mal à revenir à la réalité. Un doute affreux s’emparait d’elle et elle ne savait plus très bien ce qu’elle préférait : oublier toute cette histoire ou en avoir le cœur net.
D'instinct, elle chercha le soutien de Ghanim mais les Masuna s’étaient esquivés avant la fin du conte. Elle reporta les yeux sur la conteuse et s’aperçut qu’elle la dévisageait. Elle déglutit avec difficulté. Une injuste malédiction, des parents disparus, une fillette... La coïncidence était trop belle mais si elle était bien cette enfant, comme le suggéraient les regards furtifs dont elle avait été l'objet durant toute la durée du récit, on savait pertinemment ce qu'elle était devenue. Et puis, pourquoi raconter ça maintenant ? En pleine confusion, Souffre se leva. Elle avait besoin de réfléchir et de retrouver son calme.