Gonfaliò

Par Dersou
Notes de l’auteur : Lien vers une brève généalogie pour y voir un peu plus clair : https://goopics.net/i/ALOV3

 

— Comment saviez-vous que j’étais revenue à la Cité, Negygù ?

Nynù était confortablement calée entre deux coussins de flanelle au fond de la barge de lévitation, en face de sa mère qui souriait avec une satisfaction évidente.

L’engin planait silencieusement au-dessus des toits de la ville endormie. Les artères principales, cinquante mètres plus bas, étaient encore éclairées par des lampes de feux-mages, particulièrement aux abords immédiats du Palais qui resplendissait sur le fond noir de la nuit.

Dans la barge, un lampion diffusait une lumière dorée qui accentuait les traits acérés de Negygù. Nynù n’avait pas vu sa mère depuis trois ans. Elle se demanda si elle-même avait un visage si dur et un regard si cruel, ou si elle les aurait en vieillissant. Un jour, au temple de Gonveg, des jeunes élèves fascinés par son teint d’ivoire s'étaient enhardis et lui avaient confié qu’ils la trouvaient agréable à regarder. Mais c’était au temple. Nynù y vivait librement, sans tension. Elle y vivait heureuse.

— Ma chère enfant ! Auriez-vous déjà oublié les Sorts de Situation ? s’esclaffa sa mère.

— Je suis une prêtresse chthonienne, mère. Ces sorts me sont sortis de l'esprit tout simplement parce qu'ils ne m’intéressent pas.

— Prêtresse ? Ah oui, c’est vrai… On a du mal à le croire.

Sa mère la regardait avec une sollicitude non feinte, comme si elle venait de sauver sa fille d’une mort atroce. La condescendance affleurait aussi, mais ce trait était la marque naturelle de tout aristocrate de la capitale.

— Depuis combien de temps ne nous sommes-nous pas vues, Nynù ? Un an, deux ans ?

— Trois ans et un mois. Je vous ai manqué, à ce que je vois.

— Si longtemps ? Oh, que le temps passe vite ! Vous avez tellement changé. Plus… maigre, c’est cela. Vous étiez en meilleure santé avant de partir pour ce temple rural. On dit pourtant que la campagne renforce la chair à défaut de nourrir l'intelligence.

Nynù ne répondit rien. Elle avait quitté la Cité Éternelle en grande partie pour prendre ses distances avec sa mère, qu’elle jugeait méprisante, contrôlante et nocive. Trois ans plus tard, elle avait presque oublié à quel point Negygù était haïssable.

Pourtant, sa mère lui ressemblait par bien des aspects. Comme Nynù, elle avait été refusée par les grands ordres régaliens lors de son Amùl – " le Passage ", qui a lieu dans la seizième année des postulants magiciens. Elle aussi avait démontré un potentiel très élevé pour exercer d'autres magies. Cependant, contrairement à sa fille, Negygù avait un égo à la mesure de son talent de prêtresse Ilias (les airs) du Kénébris, magie sur laquelle elle s’était finalement rabattue.

Non contente d’être l’une des plus puissantes grandes prêtresses de la Colline, Negygù s’intéressait à tous les arts magiques qui pouvaient la rendre plus redoutable encore. Cette attitude n’avait rien d’exceptionnel dans la haute noblesse. Mais à force de travail et de volonté, Negygù avait atteint un niveau de sorcellerie régalienne digne d’un prêtre de cet ordre, en plus d’être douée dans les trois autres arts du Kénébris (les feux, les eaux, les terres).

Nynù ne fut donc pas surprise quand sa mère lui demanda :

— Qu’avez-vous appris à ce temple de… Gonveg ? Contrôlez-vous des forces chthoniennes ?

— Non. On ne contrôle que soi-même dans mon ordre.

— Peuh ! Quelle tristesse ! (Elle avait l’air sincère, ce qui dégoûta Nynù un peu plus). Combien de temps comptez-vous rester au Palais, ma chère fille ?

Nynù détestait la façon dont sa mère passait d’un sujet à l’autre. Ce n’était rien moins qu’une marque de mépris.

— Je ne suis pas ici en simple visite. Je dois voir l’Empereur pour une affaire urgente. Vos sorts de Situation ne vous l’ont pas appris ?

Negygù se montra si intéressée qu’elle ne releva pas la pique de sa fille.

— Une affaire urgente ? Qu’est-ce donc ?

— Un prêtre de mon temple est accusé de complot contre l’Empire. Il a été emmené à la Forteresse de Qar et doit être jugé dans peu de temps.

— Comploter contre nos institutions est un crime passible de mort, déclara Negygù. J’espère que vous n’allez pas vous mettre vous-même en danger, Nynù. Qui est ce prêtre et qu’a-t-il fait pour attirer l'attention de la justice ?

— Il s’agit de maître Tarabal, que mon grand maître connaît depuis plus de vingt ans. Il n'a rien fait. O’Siniloï se porte garant de lui, et il n’y a personne au monde que j’estime plus que le grand maître de Gonveg.

— Vous avez toujours cherché à vous différencier des autres, ma chère Nynù, mais je crains qu’un jour vous ne vous égariez pour de bon. Vous ne fréquentez vraiment pas les bonnes personnes. Des prêtres de campagne ! Quand on pense que vous êtes septième dans l’Ordre de Succession Impériale...

— Vous tenez encore ce genre de compte ? Aux dernières nouvelles, j’étais huitième ou neuvième. Qui est mort ?

— Le jeune Xoriò. Le deuxième fils de Mélya, la cousine de votre père, il était sixième dans l’ordre, comme vous devriez vous en souvenir. Noyé lors d’une joute aquatique. Cela vous a rapprochée un peu plus du trône, ma chère, mais hélas pour vous, hier est née la fille de votre cousine Nynùrya. Vous redeviendrez donc huitième dans l’ordre quand cette naissance sera officialisée. Je vous laisse savourer votre position éphémère. Et épargnez-moi une réplique cinglante, je sais que vous vous en contrefichez.

Le regard que lui jeta Nynù le lui confirma.

— Quand même..., soupira Negygù. Je n’arrive pas à croire que vous ne vous êtes pas tenue au courant de ces affaires de la plus haute importance !

La grande prêtresse ne cherchait plus à cacher la jalousie qu’elle éprouvait envers ses propres enfants. Elle-même était de sang impérial, mais d’une branche moins prestigieuse que les Darfnag. Elle apparaissait donc à un rang beaucoup plus modeste dans le fameux Ordre de Succession qui réglait le protocole du Palais.

Ce qui expliquait certainement la soif de sa mère pour la moindre parcelle de pouvoir, songea Nynù avec amertume.

— Tenez, nous voici arrivées au palais du seigneur Gonfaliò.

La barge était en train de se poser au milieu d’une cour délimitée par des colonnes de marbre blanc. Des silhouettes se tenaient immobiles sous les voûtes, à moitié dissimulées dans l’ombre projetée par les flambeaux, mais Nynù reconnut la taille élancée de Gonfaliò, Premier Conseiller de l’Empereur et amant de sa mère. Une belle parcelle de pouvoir.

— Pourquoi sommes-nous venues ici ? s’exclama-t-elle. Je croyais que nous allions au temple Ilias du Kénébris  ?

— Le Seigneur Gonfaliò est impatient de vous revoir, chère enfant. Vous lui devez bien votre première visite, après toutes ces années où il n’a cessé de s'enquérir de vos nouvelles.

Nynù n’était évidemment pas du même avis… Mais d’un autre côté, Gonfaliò était la personne idéale pour lui obtenir une entrevue avec l’Empereur dans les plus brefs délais. Negynù devina sans mal les pensées de sa fille car elle ajouta d’un ton cassant :

— Et ne saoulez pas tout de suite ce cher Gonfaliò avec votre histoire de prêtre d’Orbelys, ce serait inconvenant de votre part. N’oubliez pas que vous êtes à la Cité Éternelle, ici, et pas chez les campagnards.

Elles descendirent de la barge avec l’aide des serviteurs du temple.

Gonfaliò se précipita à leur rencontre, les bras ouverts.

— Dame Nynù ! Que vous avez changé ! Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous voir plus tôt ? Vous avez tant manqué à la Cour !

— Vraiment, Monseigneur ? Qui donc à la Cour se souvient encore de moi pour des raisons autres que mauvaises ?

— Allons, chère enfant ! Vous seriez surprise d’apprendre à quel point on vous a regrettée. Il n'y en a pas deux comme vous, et je pèse mes mots.

Gonfaliò la dévorait littéralement des yeux. Après la mère, nul doute que la fille ferait un beau trophée dans son tableau de chasse.

— Entrons, le dîner est servi, s’empressa-t-il de dire quand il surprit la lueur assassine dans le regard de Nynù.

*

À sa plus grande gêne, Nynù vit qu’une petite réception avait été organisée en son honneur. Pour la discrétion de son arrivée, c’était fichu. Tout le Palais devait être au courant de son retour à l'heure qu'il était.

La plupart des convives présents la connaissaient depuis qu’elle avait fait ses premiers pas à la Cour, à l’âge de douze ans.

Il y avait l’Amiral Vik, originaire du Monde des Stères, un des rares étrangers à s’être fait une place dans l’arène qu’était la Cour impériale ; Dames Cassaris, Vernylis et Ficeriyù, trois sœurs inséparables, héritières du domaine d’Olmen-Biare, peut-être le plus riche territoire des Trente-Deux Mondes ; les Grands Prêtres Ulrig de Menestery, Parsenyù de Coljà et une grande prêtresse régalienne que Nynù n’avait jamais vue ; quelques généraux, des chevaliers, des prêtres et un vieux prince de la branche cadette de la famille impériale.

Tous lui souhaitèrent la bienvenue. Heureusement pour Nynù, le repas ne dura pas trop longtemps. Elle fit de son mieux pour répondre aux questions des convives, restant vague quand on lui demanda pourquoi elle avait tant tardé pour revenir. À aucun moment elle ne fit mention de Tarabal et de son arrestation : personne à cette table n’y aurait accordé le moindre intérêt.

Elle se sentait déplacée dans cette grande salle de réception, sous les lustres ciselés en cristal de Lixa, au milieu de ces nobles personnes aux habits somptueux. En trois ans elle avait fini par adopter le point de vue d'une jeune campagnarde, et maintenant elle voyait clairement pourquoi les "petites gens" étaient littéralement terrifiés en présence des "belles gens". Nulle magie n'était nécessaire pour maintenir ce gouffre social, il fallait juste une attitude décomplexée, de magnifiques atours et une morgue en toute circonstance.

Nynù avait perdu ces trois " qualités ", en admettant qu'elle les ait jamais possédées. Mais elle avait une qualité rare autour de cette table, celle de l'authenticité. Elle n'avait pas besoin de paraître, elle était. Elle était une prêtresse rustique, certes, et elle ne s'en cachait pas. Elle était aussi et surtout de très haute lignée, la plus élevée à cette tablée, et personne ne pouvait le contester.

Les regards passaient sur elle en s'attardant juste assez pour la jauger l'air de rien, car là était le véritable enjeu. Dans ce jeu de pouvoir et d'influence, où tout le monde se connaissait par cœur, la nouvelle Nynùvirdath était une énigme qu'il fallait résoudre le premier. La fille assagie de Viyinh pouvait-elle faire une alliée de poids, ou bien devrait-on l'éviter comme la peste ? Trois années s'étaient écoulées depuis son spectaculaire départ de la Cour. Un affront à l'Empereur, assuraient certains. Mais ni Prényo IV ni son impériale épouse n'avaient fait de commentaire, ce qui avait renforcé un peu plus le mystère entourant Nynù. Maintenant qu'elle était de retour, son apparence, son attitude, ses paroles, tout serait rapporté, exagéré, déformé, voire monnayé au plus offrant. L'information : là était le véritable pouvoir.

Des sourires convenus étaient échangés, des rires de courtoisie ponctuaient les traits d'esprits, chaque phrase était soigneusement pesée et chaque geste calculé. C'était un repas somme toute normal pour la haute noblesse.

La troupe de joyeux lurons de l’auberge dans la cité basse était déjà un lointain souvenir pour Nynù. Pourtant, quelques heures seulement s'étaient écoulées.

*

Quand presque tout le monde fut parti, Gonfaliò et la grande prêtresse inconnue l’invitèrent sur la terrasse qui dominait la Cité, en compagnie de Negygù et de l’Amiral Vik.

— Ue'Azana de la Salamandre affirme que vous feriez une excellente prêtresse dans son ordre, commença le premier Conseiller.

Ils étaient installés dans des fauteuils pas très loin d’un oiseau-lige qui les regardaient depuis son perchoir géant tandis qu’un esclave lui lissait les plumes. Des arbres d’essences rares faisaient un demi-cercle sur le vaste promontoire, masquant ainsi une partie de la Cité scintillante.

Surprise, Nynù se tourna vers la grande prêtresse Azana qui n’avait presque pas parlé de la soirée.

— L’Ordre de la Salamandre puise sa force dans le Kénébris… mais aussi dans le Dyorus, Maîtresse. Lors de mon Amùl, il y a quatre ans, on m’a clairement signifié que je n’apprendrais jamais la magie de commandement.

Le prestigieux ordre de la Salamandre avait son principal temple au cœur des montagnes du Grand-Roc, un lieu rempli de mystères et retiré des mondes. Pas étonnant que Nynù n’ait jamais rencontré cette magicienne à la voix envoûtante.

— Très Noble Dame, l’Amùl n’est qu’une évaluation, une recommandation qui n’est fort heureusement pas définitive. À vous observer et à vous écouter pendant le repas, j’ai acquis la certitude que vous aviez les qualités innées pour devenir une servante de l’art régalien. Il n’est pas trop tard. Quant au Kénébris, il faudrait être aveugle pour ne pas en voir la flamme qui brûle en vous. J’aimerais vous accueillir dans notre Ordre.

Bien que cela fût strictement prohibé dans les salons impériaux, Azana avait subtilement glissé de la persuasion dans sa phrase. En vain, car Nynù était naturellement résistante au Dyorus, comme tous les Darfnag.

— J’en suis flattée, Ue’Azana, mais j’appartiens déjà à un ordre que je ne compte pas quitter.

— C'est ce qu'on m'a dit. La magie des Boues, c'est cela ?

L'insulte n'était même pas subtile. On était à la limite de l'impair. L'apparence modeste de Nynù faisait oublier leurs bonnes manières à ses interlocuteurs les plus éduqués. La jeune prêtresse prit mentalement note de cet avantage inattendu.

— Ce n'est pas une magie, en tout cas pas dans le sens où vous l'entendez, Ue'Azana. L'ordre de Gonveg recherche l'équilibre de l'Axe Chthonien : des profondeurs de la terre jusqu'à la pluie minérale qui en vient et y retourne. Donc oui, vous avez raison, de la terre et de l'eau donne bien de la boue. Votre description me va, venant d'une experte en poussière du désert.

Nynù soutint calmement le regard peu amène de la magicienne qui ne pouvait renchérir sans enfreindre l'étiquette. En quelques phrases, les deux femmes étaient devenues des ennemies pour la vie. On ne pouvait imaginer pire comme premier contact.

Negygù se leva précipitamment et prit Nynù par le bras.

— Voyons, ma fille, je crois que vous êtes fatiguée. Réfléchissez bien à la proposition de la grande prêtresse, vous pourrez lui donner votre réponse demain.

Elle fit un signe discret au Seigneur Gonfaliò et raccompagna sa fille à l’intérieur du palais où il faisait meilleur. L’étrange entrevue avait tourné court.

— Mère ! Ma réponse est définitive ! Et n’essayez pas de m’ensorceler avec cette Azana. J’ai grandi parmi ces régaliens manipulateurs, vous devriez savoir que je suis immunisée contre leurs belles paroles.

— Ne dites pas de bêtises. Vous changerez bientôt d’avis. En attendant, allez prendre du repos, il est tard.

Elle ne croyait pas si bien dire : Nynù était épuisée. La jeune prêtresse préféra mettre de côté cette histoire d’Ordre de la Salamandre. Elle laissa les servantes l’installer, pour le restant de la nuit, dans une aile du palais aménagée pour les invités. En se déshabillant, elle s’étonna que sa mère ne lui ait pas proposé de troquer sa tenue rustique contre une robe de soirée. Elle s’endormit très vite et rêva du temple et de la campagne, à des centaines de lieues de là.

*

À l’aube bien avancée, on lui prépara un bain chaud où elle se prélassa pendant une heure, tandis qu’une joueuse mentalique exécutait sur sa harpe des airs apaisants sans toucher les cordes de son instrument.

En apercevant les riches vêtements que Negygù lui avait fait apporter pendant son bain, Nynù comprit enfin le stratagème de sa mère. Cette dernière avait voulu que sa fille se sente mal à l’aise pendant le repas du soir. Ainsi, Nynù allait forcément accueillir ces habits de cour avec soulagement. Et avoir l’impression de revenir dans le confort du bercail... ou de rentrer dans le rang. Nynù n'hésita pas une seconde et remit sa robe de prêtresse de Gonveg.

Une demoiselle de service la convia au petit salon où l’attendait un repas copieux.

Les valets s’activèrent dès qu’elle apparut, l’un tirant le fauteuil et plaçant un coussin chaud dessus, l’autre lui proposant un choix d’une dizaine de pâtisseries et de plats salés, un troisième orientant les miroirs de manière à faire scintiller les couverts dans la lumière du soleil sans aveugler la jeune femme. Près des fenêtres et de l’entrée principale se tenaient deux Paladins, l’air aussi austère que celui qui accompagnait Negygù dans la barge. Nynù repensa avec nostalgie aux repas matinaux pris dans le réfectoire du temple.

Gonfaliò ne tarda pas à faire son apparition.

— Ma chère Nynù ! Vous êtes-vous bien reposée ?

Le Premier Conseiller s’installa près d’elle et se fit servir un autre déjeuner. Il feignit d'ignorer que son invitée portait toujours sa robe grise.

— Comment se passe votre retour à la Cité, Noble Dame ?

— Très bien, Monseigneur. J’apprécie votre accueil, à vous et à ma mère. Au fait, où est-elle ?

— Elle est repartie au Temple Ilias. Elle avait une cérémonie à superviser, vous la reverrez ce soir je présume. (Il se frotta les mains en souriant à pleines dents.) Vous allez rencontrer du monde, aujourd’hui : votre frère Mardaigle, votre cousine Mayaï – savez-vous qu’elle est entrée au Temple de Yéhi ? – ainsi que de nombreux seigneurs et belles dames impatients de vous revoir !

— Seigneur Gonfaliò, je crains de ne pas avoir de temps pour les mondanités.

— Voir votre frère, une mondanité ? s’étonna le grand homme.

— Je verrai mes frères, mes cousins, mes cousines, le palais entier s’il le faut, mais seulement quand j’aurai accompli ma mission. Dame Negygù ne vous en a-t-elle pas parlé ?

Gonfaliò fronça les sourcils.

— Non, je le crains. De quoi s’agit-il ?

— Je suis venue rencontrer l’Empereur afin qu’il fasse libérer un prêtre de mon ordre, le maître Tarabal. Je sais que la politique intérieure n’est pas de votre ressort, Seigneur Gonfaliò, mais vous avez dû entendre parler de ces … purges de sorciers originaires des mondes renégats...

— Oui, enfin… ce ne sont pas vraiment des purges, n'exagérons rien ! Ces sorciers sont interrogés puis relâchés pour la plupart, il me semble. De quel monde votre prêtre est-il originaire ?

— Il vient d’Orb…

Nynù s’arrêta net. En un éclair tout était devenu limpide.

— Il vient d’Orbelys, reprit-elle d'une voix plus forte. Vous devriez le savoir, puisque c’est vous qui l’avez fait arrêter, n’est-ce pas, Premier Conseiller ?

— Je ne comprends pas. Qu’insinuez-vous, ma chère ? fit Gonfaliò dont l’air enjoué avait subitement disparu.

— Hier soir, ma mère a parlé de "prêtre d’Orbelys". Or, à aucun moment je ne lui ai donné cette information. Et je n’imagine pas Dame Negygù assez tordue pour faire jeter en prison un prêtre de mon ordre. Comme vous êtes très proche de ma mère, j’en déduis…

— Que vous êtes en plein délire, la coupa le Conseiller. Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ?

— Vous allez me le dire, Gonfaliò. Et n’essayez pas de m’embobiner, je n’ai plus seize ans.

Le visage cramoisi, le Premier Conseiller se leva et se dirigea à grand pas vers la sortie. Aussitôt, un Paladin ouvrit la lourde porte de chêne et attendit au garde-à-vous.

Gonfaliò se ravisa et revint se planter devant Nynù.

— Non, vous n’avez plus seize ans. Vous avez l’affront de votre mère... et l’intelligence de votre défunt père. Certes, Negygù a un pouvoir de dragon dans une tête d'oiseau. Mais elle est plus tordue que vous ne le semblez le croire. Car c’est bien elle qui a eu l’idée de faire interner ce Tarabal à la Forteresse de Qar.

— Mais pourquoi, nom d’un chien !

Le Conseiller cilla devant la véhémence de Nynù. Puis il sourit en lui posant une main sur l’épaule.

— Vous ne comprenez donc pas ? C’est pour vous faire revenir à la Cité, ma douce enfant ! Vous manquiez à votre mère…

Il commença à caresser la chevelure noire de Nynù qui bondit de son fauteuil, hors d’elle.

— Bas les pattes ! C’est à vous que je manquais, espèce de porc !

Gonfaliò recula précipitamment et manqua de tomber en marchant sur sa propre robe pleine de plis. Nynù continua de plus belle :

— Ne vous avisez plus JAMAIS de me toucher ! Je ne serai JAMAIS votre amante comme ma mère !

— Nynù ! Vous…

— Et vous allez faire libérer Tarabal sur-le-champ !

Le Conseiller réajusta son col d’un geste sec et ferma les yeux une longue seconde avant de répondre d’une voix glaciale.

— Cela, ma chère amie, ne sera guère possible si vous persistez à vous comporter comme une… paysanne. Le jugement de votre… hum… ami  a lieu en ce moment même, pour la forme en fait, car la sentence ne fait plus aucun doute. L’exécution aura lieu ce midi, sauf imprévu. Mais je peux toujours intervenir pour faire libérer le comploteur.

— Je vais aller voir l’Empereur et tout lui raconter ! s’écria Nynù.

Gonfaliò partit dans un rire qui sonnait faux.

— L’Empereur s’en est allé chasser l’aigle et l’ours dans le Monde de l’Omvéyn, mon enfant. Où exactement, je ne sais pas. L’Omvéyn est un très grand territoire de l’Empire. C’est moi qui lui ai conseillé cet endroit, j’y possède quelques résidences au cœur de la Forêt Infinie.

— Vous aviez tout manigancé depuis le début…

— Calmez-vous, Dame Nynù, je ne suis pas votre ennemi. Tout ça, c’est pour votre bien ! Quand j’ai fait enquêter sur votre temple et qu'on m'a informé qu’un ancien guerrier de l’Orbelys y avait trouvé refuge, j’en ai parlé à votre mère. Elle a vu là une bonne occasion de vous faire revenir au Palais. Dame Negygù vous connaît si bien qu’elle était certaine que vous vous alliez vous porter à la défense du prêtre. Il ne tient qu’à vous qu’il soit libéré.

— Comment ? En couchant avec vous ? s’emporta Nynù.

— Vous n’avez pas une once de bon sens politique, O’Nessoï - c’est bien votre nom de prêtresse ? Non que cette idée me déplaise (il recula d’un autre pas devant le regard enflammé de Nynù)... mais nous avons d’autres projets pour vous.

— Lesquels, Conseiller ?

— Vous souvenez-vous d’Érimyne, l’oracle de Prestion que l’Empereur a fait venir il y a quatre ans ? Cette vieille folle a tellement prédit d’événements qui ne se sont jamais réalisés qu’elle a fini par perdre la confiance de notre souverain. L’une de ses dernières visions avant de mourir vous concernait, Nynù. Trois fois, elle a rapporté à l’Empereur un rêve où elle vous voyait couronnée. Or, vous avez toujours traîné une réputation de forte tête. On ne pouvait guère vous imaginer monter sur le trône. Et votre retrait à la campagne a fini de convaincre Son Altesse qu’Érimyne se trompait une fois de plus. Mais...

Le Premier Conseiller marqua une pause. Il ne pouvait s'empêcher de cabotiner, même devant un auditoire aussi réduit.

— Mais ... ?

— Mais maintenant que vous êtes revenue de votre propre initiative – ce qui n’éveillera pas les soupçons sur nous – le deuxième problème n’en sera plus un. Quant au premier, nous pensons que vous vous êtes assagie, malgré vos grands airs. Vous avez le profil idéal pour devenir l’épouse du Prince Héritier Prényo : vous êtes une grande prêtresse potentielle, cependant vous n’aurez jamais de talent pour l’art régalien, contrairement à ce que cette... traînée d'Azana prétend. Le Prince ne voudrait certainement pas devenir votre marionnette.

— Et vous croyez que MOI je veux être sa marionnette ? Ou la vôtre ??

Gonfaliò répondit d’un ton sans réplique.

— Nous vous offrons l’Empire, Nynù, en même temps que la vie sauve de votre ami d’Orbelys. Vous n'avez plus seize ans, c'est vous qui venez de le dire. Il est temps de grandir dans votre tête.

— Vous êtes complètement fous, ma mère et vous. Je n’épouserai jamais le Prince héritier, d’une part parce que je ne le veux pas, et d’autre part parce qu’il y a déjà des dizaines de prétendantes sur les rangs – princesses, reines, grandes prêtresses. Vous n’êtes pas le seul conseiller influent à rôder autour de Prenyo, père ou fils, comme une guêpe autour d'un pot de miel.

— Ce rêve d’Érymine…

— Je me fiche d’Érymine. Et je trouverai quelqu’un d’autre pour sauver Tarabal.

Elle se dirigea à son tour vers la porte et sortit en trombe dans le couloir. Le Conseiller lui lança :

— Faites bien attention ! Votre Tarabal ne sera pas le seul à payer pour vous !

 

 

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DraikoPinpix
Posté le 25/04/2020
Les choses se corsent et j'aime le déroulement de l'histoire. Les phrases sont parfois un peu longues, ça mérite quelques points, selon moi. J'aime Nynú, j'avais peur qu'elle soit un peu trop "forte" mais elle révèle des faiblesses. Et j'aime son décalage avec le reste de la famille.
Bref, à bientôt !
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