L'Impératrice

Par Dersou

Negygù avait mis à la disposition de sa fille un attelage complet avec équipage. Elle n'avait pas pu, ou voulu, lui fournir une barge de lévitation.

Nynù se rendit dans la cour principale où elle trouva, assis sur un banc, les valets et le conducteur en pleine discussion. Ils ne réagirent pas immédiatement à  son approche, visiblement surpris par la tenue élimée de la jeune prêtresse de Gonveg. Puis ils se levèrent comme un seul homme quand ils la reconnurent.

— Emmenez-moi au Temple Ilias.

Au moment où le valet allait fermer la porte de la calèche, une jeune femme accourut et vint prendre place près de Nynù. C'était l'une des deux servantes prêtées par sa mère.

— Je n’ai pas besoin de vous, fit Nynù d’un ton sec.

Elle ne voulait pas d’une espionne de Negygù sur ses talons.

Avant de redescendre du véhicule, la servante lui tendit respectueusement un paquet en toile. Il s'agissait du baluchon que Nynù transportait depuis Gonveg. Un pan du tissu se dénoua quand Nynù s’en saisit, laissant s'échapper une pierre noire et plate qui roula sous le siège matelassé. Le palet de tomp.

Nynù rappela la servante.

— Vous pouvez venir. Mais dites-moi d’abord pourquoi vous m’apportez ce baluchon.

La jeune femme reprit place devant Nynù, un peu déroutée par la question.

— Eh bien, maîtresse… Madame… ce sont vos affaires !

— Regardez bien ceci (Nynù montrait le paquet sale, d’où dépassait un couteau au manche en corne de vache, ainsi qu'un chapeau usé recouvert de miettes de pain.) Vous pensez vraiment que la fille de Viyinh Darfnag se promènerait avec de pareils reliquats ?

Le visage écarlate, la servante se mit à bégayer.

— Je… je croyais que… j’ai pensé que c’était à vous, Très Noble Dame Nynùvirdath…

— En effet, c'est à moi. Je vous ai vu courir pour aller le chercher quand j'ai quitté précipitamment la table du déjeuner. Pourquoi avoir pris le risque de me laisser partir sans vous ?

— Je ne sais pas, Madame. Vous êtes une prêtresse d’un temple... inconnu pour moi... et il y avait cette drôle de pierre, qui n’arrêtait pas de rouler en dehors du sac. J’ai pensé…

— L’objet que vous décrivez est sous le siège. Ramassez-le et dites-moi ce que c’est.

La servante s’exécuta. Après un examen attentif, elle rendit la pierre à Nynù.

— Ça ressemble à un galet de tompeur, dit-elle.

— C’en est bien un.

Nynù scruta la pierre noire, ébréchée sur les bords et marquée d’un cercle et d’un losange au milieu. Le vieux maître d’arme… comment s’appelait-il déjà ? Hurdoy. Il avait certainement glissé ce galet dans ses affaires quand elle n'y prêtait pas attention. Elle remit la pierre dans le baluchon qu’elle noua plus fermement, et elle n’y pensa plus. La servante baissa la tête quand elle comprit que la conversation était terminée.

La calèche était sortie du petit parc jouxtant le palais privé de Gonfaliò. Il se lançait à présent dans la circulation dense du centre-ville. Le Temple Ilias du Kénébris et le Palais Impérial se trouvaient à moins de quinze minutes.

*

Il fallut en fait une heure pour arriver en vue du sanctuaire des Airs.

La circulation aux abords du Palais était indescriptible. Les avenues, bien que larges, ne l’étaient pas encore assez pour assurer un trafic fluide. Même les militaires à cheval avaient du mal à se frayer un passage parmi les innombrables calèches, carrioles, porteurs ou piétons téméraires qui se croisaient dans tous les sens.

Spectacle étonnant sous le climat frais de la Cité, on pouvait même voir une Albesh, créature bipède tropicale, qui se faufilait sans hésiter entre les trottoirs et les véhicules lourds. Et dans le ciel, marquant ostensiblement leur supériorité, quelques barges luxueuses survolaient la cohue et filaient dans le vent d’automne. Nynù se résigna à prendre son mal en patience, priant et méditant pendant que la servante regardait pensivement par la fenêtre.

Un prêtre à la mine obséquieuse vint les accueillir devant le Temple.

— Ue’Negygù vient de partir au Palais Impérial, mademoiselle, lui dit-il d’un air pincé quand elle demanda à voir sa mère. Lui donner du "maîtresse" ou du "madame" était apparemment trop difficile pour lui.

Nynù remonta aussitôt dans la calèche, avant de changer d’avis à l'idée de replonger dans la circulation. Le Palais étant tout proche, il était possible de s'y rendre rapidement en coupant à travers les jardins impériaux. Elle connaissait par cœur ce chemin pour l’avoir emprunté des centaines de fois.

Talonnée par la servante, Nynù prit les grands escaliers blancs qui flanquaient le Temple, croisant au passage des disciples qui les regardèrent avec curiosité. Ceux qui la reconnurent la saluèrent respectueusement. Les autres découvrirent avec stupeur que cette jeune magicienne à la robe grise et à la démarche volontaire n'était autre que la fameuse Dame Nynùvirdath, fille de leur Grande Prêtresse et d'un des plus célèbre héros de l'Empire.

Les jardins étaient déserts. Filant le long de l’Allée principale, les deux jeunes femmes marchèrent droit vers un groupe de Paladins qui leur barraient le passage.

— Officier, conduisez-nous auprès de Ue’Negygù. Elle doit être au salon du Prince Prenyo.

L’officier hésita.

— Je ne peux vous laisser entrer dans l’enceinte du Palais Impérial sans savoir qui vous êtes, maîtresse. Vous n'appartenez visiblement pas à l'ordre Ilias. Par contre, dit-il en se tournant vers la servante, je peux faire accompagner cette femme jusqu'à sa grande prêtresse.

— Je suis la princesse Nynùvirdath Darfnag. Cela vous suffit-il ?

Pendant une longue seconde, elle vit défiler d'abord de l’incrédulité, puis de la panique dans le regard du Paladin.

— Pardonnez-moi, Très Noble Dame. Je ne vous avais pas reconnue. Je vais faire venir des porteurs…

— Je n’ai pas le temps, allons-y à pied.

Le curieux trio composé de la maîtresse de la Pluie en sandales, du géant en armure brillante et de la servante toute intimidée, pénétra dans le dédale du Palais Impérial par une entrée secondaire.

Après avoir bifurqué à maintes reprises, emprunté des passages discrets et traversé plusieurs cours intérieures, ils tombèrent nez à nez sur une petite assemblée de seigneurs. L’un d’eux, un jeune homme de belle allure aux cheveux noirs et longs, se précipita sans hésiter vers Nynù dès qu’il l’aperçut.

— Grande sœur !!

— Mardaigle ! C’est bien toi ! Tu as tellement grandi !

— Toi aussi, Nynù. (Il regarda sa cape grise.) Et tu t’appelles Nessoï, maintenant !

— Tu es le premier à m’appeler ainsi depuis mon arrivée. (La mine de Nynù s’assombrit.) Mardaigle, j’aimerais vraiment discuter avec toi plus longtemps, mais je dois voir notre mère, c’est urgent.

Un autre seigneur s’avança à son tour, suivi par le reste de la compagnie. Nynù reconnut un peu tard le Prince Héritier Prényo, fils de l’Empereur Prényo IV.

— Votre altesse, je suis heureuse de vous revoir, dit-elle en s’inclinant.

— C'est réciproque, Dame Nynùvirdath.

L'expression du Prince disait tout le contraire.  Son regard était distant, voire hostile.

— Ainsi, vous êtes de retour au Palais... Quel bon vent vous a-t-il arrachée à votre précieuse campagne ?

Le Prince était forcément au courant des rêves prémonitoires de la vieille oracle, puisque le Premier Conseiller Gonfaliò l’était. Par conséquent, l’héritier du trône devait croire que Nynù était revenue précipitamment au Palais pour tenter sa chance auprès de lui.

Elle se fit un plaisir de dissiper tout malentendu

— Un mauvais vent, je le crains. Je ne compte pas rester plus longtemps que nécessaire à la Cité, j’ai d’autres tâches qui me tiennent bien plus à cœur et qui m’attendent dans ma "précieuse" campagne, votre Altesse.

Prényo la regarda en silence puis il esquissa un léger sourire :

— Si vous cherchez votre mère, elle est dans le Salon des Eaux, en compagnie de l’Impératrice. Jolie robe que vous portez-là, maîtresse. Je veux bien croire que vous ne resterez pas longtemps à la Cour.

Le Prince la salua avant de continuer sa promenade, suivi par sa garde rapprochée et ses courtisans qui n’avaient pas quitté Nynù des yeux. Mardaigle sourit tristement à sa sœur et s’en fut à son tour. Son seigneur passait avant sa famille. Un jour Prényo deviendrait Empereur, et Mardaigle, un prince de sa génération, se verrait alors attribuer une charge élevée.

Nynù croisa beaucoup de connaissances sur son chemin, à croire que toutes et tous s’étaient donné le mot pour être présentes ce matin-là. Des cousines, des amies, des prêtres et prêtresses, des instructeurs, des dames de parage… Tous lui emboîtèrent le pas et la suivirent jusqu’au Salon des Eaux, où l’Impératrice Parji, épouse de Prényo IV, trônait sur un immense fauteuil en nacre au pied d’une fontaine de Syn. Elle semblait attendre l’arrivée de la jeune femme.

Parmi les hauts-dignitaires aux côtés de la Souveraine se trouvaient Negygù et Gonfaliò. Nynù s'arrêta à la distance prévue par l’étiquette et s’inclina.

— Voici donc notre jeune prêtresse prodigue ! Approchez, Nynù, que je vous vois mieux. Ma vue a baissé ces dernières années.

D’un signe, l’Impératrice Parji fit apporter un siège sur lequel elle invita Nynù à prendre place. La fontaine de Syn était magnifique de complexité. Des entrelacs d’eau cristalline tissaient une toile impossible grâce à un puissant sort qui maintenait tout en place, sans qu’une seule goutte ne se perde. Nynù connaissait bien cette fontaine, et pourtant elle avait du mal à en détacher son regard. Un tel artifice lui semblait dorénavant déplacé, voire malsain. Très loin des idéaux de Gonveg. Elle fit un effort pour se concentrer sur l’Impératrice qui poursuivait :

— Le Seigneur Gonfaliò m’a rapporté une bien étrange affaire à votre sujet, Dame Nynùvirdath.

— Vous a-t-il vraiment tout raconté, votre Majesté ?

— Oui. Mais je suis prête à entendre votre version.

— Ici, votre Majesté ?

Nynù regarda autour d’elle. Les visages du large cercle de courtisans exprimaient tantôt de la curiosité, tantôt de la jalousie, quand ce n’était pas du mépris. Elle se sentit d'un coup dans la peau d’une bête blessée entourée par une meute de loups. À leur tête, Negygù souriait, somptueuse dans sa robe de grande prêtresse Ilias.

— Oui, ici. Cela vous gêne-t-il ? Avez-vous peur que vos liens avec ce sorcier d’Orbelys soient étalés au grand jour ? Oh, je viens de vendre la mèche ! Tant pis pour le suspens ! s’esclaffa Parji en prenant ses sujets à témoin, ce qui déclencha des rires artificiels.

— Mes liens ? s’étonna Nynù. Tarabal était un maître de mon temple. J’ai choisi moi-même cet ordre et j’ai eu la chance d’avoir les meilleurs instructeurs qu’une personne équilibrée puisse souhaiter, votre Majesté.

— Que racontez-vous ? Votre homme était un espion ! Un assassin qui projetait de tuer l’Empereur ! s’écria l’Impératrice. Vous êtes une Darfnag, Nynù, la fille de Viyinh ! Vous plus que quiconque devriez savoir ce que cela signifie !

— Oui, votre Majesté, je le sais. Mais… pourquoi parler de Tarabal au passé ?

Une chape glacée venait de s’abattre sur elle. La fraîcheur des fontaines alentours n'y était pour rien. Nynù se prépara au pire.

— Le Seigneur Gonfaliò a fait exécuter ce prêtre-guerrier ce matin pour sauver votre honneur, ma chère, répondit en souriant l’Impératrice. Ce fut un beau spectacle.

— Mais pourquoi ! cria la jeune femme, oubliant à qui elle s’adressait.

— Pauvre Nynù ! Vous me demandez pourquoi ? Moi, je vous demande pourquoi vous vous êtes acoquinée avec une crapule de cette trempe ! Auriez-vous oublié que votre père est mort en Orbelys ? Je ne vous comprends pas, il y a tant de beaux princes à la Cité !

— Vous n'insinuez tout de même pas que… s’indigna Nynù.

Elle se tourna vivement vers Gonfaliò.

— Qu’avez-vous raconté à l’Impératrice ?

Le Conseiller s’avança et s’inclina devant Parji.

— Permettez-moi de répondre, votre Majesté.

— Faites, faites, seigneur Gonfaliò. (La voix de la souveraine trahissait un début de lassitude.)

— Dame Nynù, pour votre bien le Conseil des Sages, exceptionnellement réuni en l’absence de l’Empereur mais avec l’assentiment de notre Impératrice bien-aimée, a prononcé la dissolution de l’ordre de Gonveg. Cet ordre a abusé de votre générosité en vous envoyant défendre à votre insu un assassin. Tous ses membres seront jugés par une cour impériale spéciale. Toutefois, Madame, eu égard à vos trois années passées dans ce temple, et compte tenu de votre qualité de petite cousine de l'Empereur, nous vous laisserons gracier qui bon vous semblera… dans la mesure du possible.

Nynù resta abasourdie devant l'aplomb et le cynisme de Gonfaliò. En d’autres termes, le Premier Conseiller gardait en otage les prêtres du temple, en échange de la coopération totale de la prêtresse. L’envie de lui cracher à la face était plus fort qu’elle, mais Nynù fit un effort surhumain pour se contrôler devant l’Impératrice et toute sa cour.

Elle fit le vide dans son esprit pour mieux analyser la situation, regardant tour à tour sa mère et Gonfaliò. Ces deux-là avaient déjà gagné et ne cherchaient même pas à cacher leur satisfaction.

Ils avaient fait assassiner un homme qu’elle respectait. Et s’ils disaient vrai, des Paladins étaient en route pour le temple de Gonveg, chevauchant des étalons ou montant des aigles-liges, leurs épées assoiffées de sang brillant d’une magie mortifère. Peut-être les mercenaires impériaux avaient-ils déjà enchaîné les prêtres du temple, et humilié le Grand Maître Siniloï en rompant son bâton de sorcier.

L’éthique de la Cour s’accommodait bien de ce genre de coups tordus, tant qu’ils ne touchaient pas directement l'Empereur, son épouse ou ses enfants. Pire encore, les plus habiles intriguants inspiraient le respect et l'admiration – y compris de la part de leurs victimes. 

Pour Negygù et Gonfaliò, c’était de bonne guerre. Nynù devait accepter sa défaite et jouer le jeu. Elle avait bien plus à perdre qu’eux dans son obstination à sauver quelques prêtres rustiques.

Elle allait forcément céder, quitte à détester un peu plus sa mère et le premier Conseiller, mais quelle importance ? Tout le monde se haïssait à la Cour, complotant à la moindre occasion et grappillant le pouvoir là où il se trouvait, dans les salons, les antichambres, jusqu’aux pieds de l’Empereur. Elle allait céder et se joindre à eux, car personne à la Cour n’aurait fait autrement. Personne.

Sauf Nynù.

Le sourire triomphant de Negygù s’effaça quand sa fille répondit d’une voix sourde :

— C’est tout ce que vous avez à dire ? Mon ordre est détruit, et vous me faites l’insulte de vouloir m’acheter ? Votre Majesté, avec votre permission, je vais me retirer.

L’Impératrice gloussa nerveusement mais ne dit rien, attendant de toute évidence que Gonfaliò reprenne les choses en mains. Le premier Conseiller resta de marbre quand Nynù se leva sans attendre l'autorisation de la souveraine. La jeune prêtresse se fraya un passage parmi les courtisans, estomaqués par cette grave entorse à l’étiquette de la Cour Impériale.

*

La maîtresse de la Pluie sortit du Palais Impérial par le même chemin qu’à l’aller. Des Paladins firent mine de l’escorter, mais elle trouva un allié imprévu en la personne de l’officier qui l’avait accompagnée dans le palais. L'immense soldat s’interposa et fit signe aux autres de la laisser partir seule dans les jardins.

Nynù se dirigea sans réflechir vers les bosquets verdoyants qui agrémentaient les coteaux de la Colline.  Quand elle fut à l’abri des regards, elle tomba à genoux et prit sa tête dans ses mains.

Elle était au pied d’un grand orme qu’elle connaissait bien. Avec ses frères et les autres enfants du Palais, Nynù avait souvent joué à cache-cache dans le dédale des jardins. L’arbre vénérable servait alors de point de ralliement. Mais l’heure n’était pas à la nostalgie. O'Siniloï… il fallait le prévenir ! Il n'était peut-être pas trop tard !

La jeune prêtresse ne connaissait pas les magies de Situation, ni la Mentique, ni aucune autre magie de distance. Elle n'en avait eu qu'un bref aperçu lors de ses études dans la sévère école des seigneurs du Dajà.

Mais il existait un autre moyen.

Le Kian de Gonveg, c’est-à-dire l’ensemble de ses principes fondamentaux, rejetait toute forme de contrôle du Mana, la Source magique qui se trouve dans la moindre parcelle de matière, inerte ou vivante. Le Kian prônait au contraire une attitude d’humilité et de contemplation, ainsi que la déférence envers les êtres qui peuplent les dimensions invisibles.

Cependant, par une très longue méditation qui pouvait durer des jours, les maîtres de Gonveg parvenaient parfois à parler aux Esprits Lents des Surfaces (les plus actifs mais les moins puissants des esprits chthoniens). Ils pouvaient ainsi les rallier pour créer un pont virtuel entre deux lieux physiquement très éloignés.

Nynù n’avait pas cette pratique, et certainement pas le temps de méditer pendant des jours. Mais elle n’avait pas d’autre choix.

Au lieu de se laisser abattre par cette tâche immense, elle ferma les yeux et se concentra.

Elle invoqua les forces chthoniennes des Esprits Lents, comme le lui avait enseigné son grand maître.

Elle n’eut pas besoin d'attendre très longtemps. C’était exceptionnel. Le cœur battant, elle sentit les esprits dans le sol de la colline sur laquelle étaient bâtis le Palais, les jardins et les temples. Étaient-ils toujours aussi nombreux en ce lieu où vivait la crème des sorciers de l’Empire, ou n’était-ce qu’une coïncidence que personne d’autre n'avait remarqué, tant ces êtres indomptables et discrets n’intéressaient aucune école de magie "noble" ?

Nynù formula ses vœux aux Esprits Lents.

Très vite, une chaîne se forma à travers les fondations de la Cité, truffées de catacombes, de tunnels et d'évacuations, puis s’étendit au-delà et remonta le fond sablonneux du fleuve Quusinyyl, avant de traverser la plaine du Verjen. Elle se répandait comme un chuchotement dans une foule silencieuse, franchissant les Monts Bleus noyés dans les nuages et atteignant enfin le Temple de Gonveg.

L’agitation des Esprits Lents, en ce lieu précis, était inhabituelle pour des êtres de cette espèce.

Nynù fut aussitôt submergée de sentiments incohérents. Des nuances infinies de peur, d’incompréhension, de doute, de désarroi mais pas de colère ni de haine. Les esprits étaient déroutés par ce qui se passait en surface.

Soudain des images – ou plutôt la transposition en images de sens qu’elle ne possédait pas – s’imposèrent à Nynù dans une explosion silencieuse.

Des flammes, de la fumée, et le Temple qui brûlait. Des silhouettes en armure qui encerclaient le petit bâtiment fortifié, abattant tous ceux qui tentaient de fuir la fournaise.

C’était une scène affolante de réalité, où les détails manquaient, mais où l’invisible se superposait au monde familier. Nynù pouvait "voir" les morts désorientés qui traversaient cet étrange tableau de lumière violette, aveuglante, ou qui erraient parmi les soldats insensibles à leur présence.

C'était un crépuscule d’argent, le reflet d’une pleine lune au fond d’un puits, le gris des vieux os, l’odeur de la terre, le goût de la cendre qui étouffe, tous les sens se mélangeant pour n’en donner qu’un, terriblement aiguisé. Terriblement vrai.

O’Siniloï n’avait pas eu le temps de préparer Nynù à cette vision indescriptible. Peut-être ne l’avait-il lui-même jamais vécue. Qui aurait souhaité vivre une telle expérience ?

Puis il y eut comme une rupture, nette et brutale. La chaîne se brisa à son extrémité, mais au lieu de se morceler, elle s’enfonça dans les profondeurs interdites aux mortels, comme si les Esprits Lents ne pouvaient plus supporter le spectacle de la surface et fuyaient dans les abysses terrestres.

Nynù sentit un vertige s’emparer d’elle. Comme si le sol s’ouvrait dans un clair-obscur hallucinant pour laisser monter une force monstrueuse, telle une taupe fantastique à moitié apprivoisée, reniflant avec un nez imaginaire, plissant des yeux qui n’existaient pas, exsudant une mana sombre et primaire.

La créature sans nom s’arrêta brusquement, effrayée par la lumière qui émanait de Nynù. Elle commença alors à reculer dans les ténèbres… grondement si bas qu’on ne l’entendait que par les os… grincement sinistre… murmure scandé… 

Soudain une voix humaine... une voix aiguë venant d’en haut… une voix de femme qui tirait Nynù de sa transe… comme une main ferme sort un noyé de l'eau.

La prêtresse ouvrit difficilement les yeux. Elle accommoda tant bien que mal et vit la servante de sa mère accroupie à ses côtés. La fille la regardait avec inquiétude. Il n’y avait personne d’autre sous le vieil orme.

— Maîtresse ? Vous allez bien ?

Nynù n’allait pas bien. Elle était toujours en contact avec les Esprits Lents qui formaient leur chaîne à travers des centaines de lieues de terre et de roches. Cette chaîne n’était plus à la surface mais plongeait dans les entrailles du monde.

Le lien s’affaiblissait, il allait se rompre d’un moment à l’autre. Elle allait le perdre définitivement.

Nynù aperçut alors le baluchon que la servante avait toujours avec elle. Sans un mot, elle s’en saisit et fouilla frénétiquement à l’intérieur pour en sortir le galet noir de tomp. Elle le serra fermement entre ses mains, calla ses mains entre ses genoux puis elle replongea dans l'abîme.

La créature chthonienne était toujours là, aux limites des grandes profondeurs. Nynù l’appela doucement et lui montra la pierre sombre. Lentement, très lentement, pendant de longues minutes, des heures peut-être, l’être sans limites monta vers elle, grossissant comme un nuage d’été annonciateur d’orage. Jusqu’à remplir l’horizon inversé qui s’étendait sous ses pieds. Nynù se sentait écrasée par tant de majesté. Elle était ballottée de plus en plus fort par le vaste souffle de la créature…

" Ma Dame ! Ma Dame ! " …

Ou bien était-ce la servante qui essayait encore de la réveiller ? Oui, ce devait être elle. La fille la secouait maintenant dans tous les sens. Elle n’avait aucune manière !

Nynù sortit enfin de sa transe. Elle vit l’orme danser follement sur le fond bleu du ciel. L'arbre perdait des feuilles et des petites branches par centaines. Alors elle prit conscience que le parc entier était soumis aux mêmes secousses furieuses. Un grondement sourd ébranlait les fondations de la Colline et roulait son tonnerre comme un écho sans fin.

Nynù se remit debout tant bien que mal, aidée par la servante, et ensemble elles coururent vers l’esplanade qui dominait la Cité. La servante jeta dans un buisson le baluchon qui l'encombrait.

Le tremblement de terre cessa progressivement. Bientôt, on n’entendit plus que le chant des oiseaux qui avaient déjà regagné les branches des arbres meurtris.

Le Palais, à quelques centaines de mètres, était visiblement endommagé. Des silhouettes courraient dans tous les sens, une partie de la toiture de certains bâtiments s’était effondrée, des feux s’étaient déclarés un peu partout. Le chaos régnait au coeur même de l'Empire, cet Empire si fier de son ordre et de sa sécurité.

La servante entraîna Nynù dans les escaliers qui descendaient vers la Cité. Des marches s’étaient descellées, d’autres étaient fendues ou de travers. Un peu plus bas, le marbre de la Place des Airs était zébré de fissures.

Cette fois, personne ne les remarqua quand elles passèrent près du Temple. Chacun avait mieux à faire.

En pénétrant dans le quartier le plus proche, au pied de la Colline, elles constatèrent que les dégâts y étaient minimes. Plus elles s’éloignaient du Palais, moins les bâtiments avaient l’air d’avoir souffert. Des badauds se tenaient sur les trottoirs, excités comme on peut l’être quand on assiste à un tel événement de loin, sans être touché. L’un montrait une tuile fracassée sur le pavé, l’autre une lézarde minuscule sur le mur de sa maison, mais la plupart pointaient maintenant du doigt le Palais tout proche, épicentre évident de la secousse.

Nynù n’en pouvait plus. Une douleur pulsait dans son ventre. Elle cessa de courir et se plia en deux. La servante réagit promptement et l’aida à marcher jusqu’à une impasse étroite et déserte. Là, elles s’assirent dans une porte cochère qui devait servir aux domestiques d’une quelconque demeure patricienne.

La maîtresse de la Pluie perdit alors connaissance.

*

Quand Nynù reprit ses esprits, la servante était toujours à ses côtés. La femme jetait de temps en temps un regard inquiet vers l’entrée de la ruelle. La journée était bien avancée, à en croire le soleil qui jaunissait déjà au-dessus des toits.

— Pourquoi… pourquoi avons-nous fui, fit la prêtresse d’une voix rauque.

— Maîtresse, avez-vous vu ce que vous avez fait ? C’était vous, n’est-ce pas ? Le Palais, il était… Il y a eu des morts, forcément, oh oui ! Ils vont se lancer à votre recherche, et princesse ou pas, vous risquez des ennuis !

Nynù se releva tant bien que mal. Lentement, elle se sentit mieux. La servante, pour sa part, était toujours aussi agitée

— Nous devons partir d’ici, madame ! Ils vont vous attraper ! !

— Et alors ? En quoi cela te concerne-t-il ? Pars, si tu veux.

La servante se mordit la lèvre inférieure avant de répondre. Toute sa vie, elle avait appris à ne pas avoir d’opinion quand elle parlait à un supérieur, et là c’était un véritable gouffre social qui la séparait de la jeune princesse Darfnag. Elle choisit ses mots avec soins.

— J’ai rêvé de vous plusieurs fois, quand j’étais encore une enfant. Tantôt, vous m’avez demandé pour la pierre noire, vous vous souvenez ? Eh bien, j’ai rêvé que je vous la rapportais.

— Balivernes ! Tu es une servante du temple Ilias, tu es encore au service de Negygù ! s’emporta Nynù, encore déboussolée par les évènements.

— Je pars tout de suite si tel est votre désir, noble Dame. Mais sachez que j’ai fait ce que ma conscience me dictait. Je risque maintenant d’être punie bien plus sévèrement que vous. Je ne suis qu’une servante.

Nynù haussa les épaules. Geste qu’elle avait appris au contact des paysans qui travaillaient au temple de Gonveg.

— Ils vont me retrouver, de toute façon. Les plus grands sorciers de l’Empire sont au Palais. Dès qu’ils feront le lien avec ce… cet événement, ils se lanceront à ma poursuite. Je serai peut-être accusée de trahison, et ils m’arrêteront très vite. Alors, même si je le pouvais, pourquoi fuirais-je ?

— Je n’entends rien à vos affaires de temple et de traître, noble Dame, mais j’ai cru comprendre qu’on vous avait fait du tort. Et votre… mère est contre vous. Elle est si… Non, vous n’avez pas intérêt à vous rendre. Et puis, vous êtes une si grande magicienne !

— Je ne connais aucune magie utile ou guerrière. Mais vous avez raison, personne ne me défendra au Palais… ni ailleurs dans tout le Dajà. Je suis seule, et je ne peux pas me cacher. Mes seules connaissances sont des princes et des grands prêtres dévorés par l’ambition. Même mes frères seront forcés de me renier.

Nynù se tut et ferma brièvement ses yeux pour sentir la mana autour d’elle. Il y avait de l’agitation dans les dimensions proches, là où les Sorts de Situation agissaient en temps normal. Avec un peu de chance, les sorciers n’arriveraient pas à la localiser avec précision avant plusieurs heures, le temps pour Nynù de réfléchir à un moyen de se soustraire plus durablement à ces sorts inquisiteurs.

D’abord il fallait trouver un refuge dans la cité populeuse. Où pouvait-elle...

L’auberge des tompeurs !

Mauvaise idée, se reprit Nynù. Ces braves gens ne devaient pas être mêlés de près ou de loin à cette histoire.

Et pourtant… Ils étaient déjà liés à elle.

Le galet noir : il était en basalte de Paros, matière réputée venir des profondeurs volcaniques de la terre. Sans cette pierre, Nynù n’aurait jamais attiré l’être chthonien à la surface. La servante prétendait de son côté qu’elle n’avait fait qu’écouter ses rêves. Si c’était vrai, alors le maître d’arme Hurdoy n’avait pas glissé la pierre plate dans son sac sans raison. C’était la seule chance de Nynù, aussi ténue soit-elle.

— Suis-moi. Il y a une auberge, pas très loin d’ici, j’y trouverai peut-être un moyen de disparaître dans la masse. Au fait, quel est ton nom ?

— Je m’appelle Phersoe.

— Cela veut dire "Rivière" en langue estrienne, non ? Comme c’est étrange ! Je suis Nessoï, la Pluie en langage ancien.



 

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DraikoPinpix
Posté le 25/04/2020
J'aime toujours autant ! Les choses ne se passent pas comme prévu et les évènements s'enchaînent. Que de complots derrière Nynú. J'aime aussi le système de la magie, ton univers est très vaste !
À bientôt !
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