Le sabre glissa des mains de Nadah et la jeune femme se laissa tomber à genoux.
L’œil vitreux, elle regardait les Charognards étendus à côté d’elle. Toute sa colère était retombée.
Elle avait tué un homme. Dahim était mort. Et Tilham et Kijk l’étaient sûrement aussi.
Elle ne put contenir plus longtemps le flot d’émotions qui lui enserrerait la poitrine et éclata en sanglots. Des larmes d’amertume coulaient le long de ses joues sans qu’elle fasse le moindre geste pour les essuyer. Elle aurait tellement voulu se réveiller, là, maintenant, et croire que tout ceci n’était qu’un mauvais cauchemar.
Fahrek s’accroupit doucement à côté d’elle et lui posa la main sur l’épaule. Il la laissa pleurer quelques minutes, sans rien dire, mais sa présence était réconfortante.
La Pilleuse sécha ses larmes d’un geste gauche et renifla bruyamment.
- Nadah, l’endroit grouille de Charognards. Il faut partir d’ici, murmura Fahrek.
Elle hocha la tête et se releva difficilement. Il chargea le corps de Dahim sur ses épaules, saisit la lanterne d’une main libre et se mit en route, la jeune femme sur les talons.
Ils marchèrent une quinzaine de minutes, Fahrek les guidant sans la moindre hésitation. Il se retournait régulièrement pour voir si Nadah suivait bien en lui adressant un grand sourire. Celle-ci marchait d’un pas maladroit, et fixait ostensiblement ses pieds. L’esprit de la jeune femme était vide.
Devant elle, l’homme stoppa et sortit une clé qu’il introduisit dans une serrure, dissimulée dans la paroi du conduit. Plaquant la main contre le mur, il poussa une porte métallique puis s’effaça pour laisser passer la jeune femme. Il entra à son tour sans fermer la porte.
- Ici, nous sommes en sécurité, déclara-t-il.
Il désigna un coin de la pièce à Nadah.
- Il y a une couchette et de quoi manger, fais comme chez toi. Je vais donner une digne sépulture à Dahim.
Il attrapa une pelle adossée contre un mur.
- Ferme à double tour derrière moi, j’ai la clé. D’accord ?
Nadah hocha la tête. Fahrek la fixa et ses lèvres dessinèrent un grand sourire. Il se dirigea vers la sortie.
- Courage, Nadah, conclut-il avant de fermer la porte.
La jeune femme ferma à double tour derrière lui, se dirigea vers la couchette au fond de la pièce, et s’y laissa tomber avec un soupir.
Quelques minutes, plus tard, elle sombrait dans le sommeil.
* * *
La machine planait lentement dans le ciel comme un gigantesque oiseau mécanique. Elle effectua de grands cercles en tournoyant au dessus du campement, puis atterrit plus loin.
- Maman, maman ! Regarde le grand machin, là-bas !
- Oui, j’ai vu, ma Nadah. C’est un Envoleur. Un Chevaucheur vient nous rendre visite ; viens, allons le voir.
Nadah sourit quand sa mère lui ébouriffa les cheveux. Elle prit la petite fille dans ses bras et se dirigea vers la machine. Son conducteur leur faisait de grands gestes.
- Un Chevaucheur ? Qu’est-ce que c’est, Maman ? demanda la petite fille.
- Les Chevaucheurs du Vent sont un Clan, mon ange. Comme nous. Ce sont des amis.
Nadah hocha la tête avec une mine grave, l’air de comprendre. Sa mère eut un sourire.
- Aastrid ! Nadah !
Le pilote de l’Envoleur les avait rejoint en courant et reprenait son souffle.
- Comme je suis heureux de vous revoir ! déclara-t-il en dévorant Aastrid du regard.
Il se tourna vers Nadah, qui regardait avec curiosité l’homme face à elle.
- Tu me reconnais, Nadah ? demanda-t-il doucement.
- Aucune chance, répondit sa mère à sa place. La dernière fois que tu l’a vue, il y a deux ans, elle n’avait que trois mois.
Elle se tourna vers sa fille.
- Allons, mon cœur, ne sois pas timide ! Dis donc bonjour à ton père !
* * *
Nadah ouvrit péniblement les yeux et se redressa à demi. Elle tenta avec difficulté de rassembler les bribes de son rêve qui s’effritait déjà. Ce n’était pas la première fois qu’elle rêvait de ses parents, mais jamais avec autant de précision. Sa mère dans son rêve était exactement comme dans ses souvenirs. La jeune femme esquissa un sourire triste et secoua la tête. Elle avait parlé dans le rêve de Chevaucheurs.
Nadah avait beau chercher, elle n’avait jamais rien entendu parler de tel.
Elle balaya la pièce du regard. Elle était semblable à celle dans laquelle il avait trouvé Fahrek, presque deux semaines plus tôt. Les seuls meubles étaient de grandes armoires métalliques, dressées contre un mur, et la couchette sur laquelle elle avait dormi. L’endroit était éclairé par la douce lumière de la lanterne de Dahim, posée sur le sol, mais le fond de la pièce, en face de la porte d’entrée, se perdait dans les ténèbres.
- Salut, Nadah. Tu es réveillée ?
Au son de sa voix, la Pilleuse repéra Fahrek, assis sur un tabouret, en face d’elle, dans un coin sombre de la pièce. Il la regardait fixement de ses deux yeux verts. Elle se demanda depuis combien de temps il était là, et surtout combien de temps elle avait dormi.
- Tu as dormi pendant presque douze heures, déclara Fahrek comme s’il avait lu dans ses pensées. Tu dois mourir de faim, je vais te préparer quelques chose à manger.
L’homme se leva et ouvrit une des grandes armoires métallique. Il en sortit un réchaud, et deux boîtes métalliques. Il s’accroupit et les ouvrit en quelques gestes précis, déposa la première sur la grille du réchaud. Rapidement, une bonne odeur vint chatouiller les narines de Nadah et lui rappeler à quel point elle avait faim.
- Que-ce que c’est ? demanda-t-elle.
Fahrek sourit, amusé.
- En Dessous, on appelle ça des rav aux lis. On les garde dans des boîtes conservatrices, comme celles-ci, afin de mieux conserver la nourriture. Viens t’asseoir, c’est presque bon, ajouta-t-il en désignant le sol.
La Pilleuse s’exécuta et alla s’asseoir en tailleur en face de Fahrek, le réchaud entre eux deux. L’homme attendit encore une minute, puis tendit une boîte et une cuillère à Nadah qui les prit avec une moue intriguée qui le fit rire.
- Tu vas voir, c’est autre chose que la viande de Raaal et des racines de rubhus ! s’exclama-t-il.
La jeune femme porta une cuillère pleine à la bouche avec méfiance, puis avala. Son visage s’éclaira. Elle s’empressa de prendre une deuxième bouchée, puis une troisième.
- C’est délichieux, lança-t-elle à Fahrek la bouche pleine.
Celui-ci lui lança un de ses éternels sourires moqueurs et entreprit de faire chauffer sa propre boîte de conserve.
- Fahrek ? Où sommes nous exactement ? demanda Nadah d’un ton plus sérieux.
Fahrek, qui remuait sa cuillère, suspendit son geste et la regarda. Il sembla hésiter, puis répondit :
- Disons… que c’est une de mes planques.
Il ignora le visage surpris que le lui lança la jeune femme et continua :
- Il faut que je te parles sérieusement, Nadah.
Elle ne répondit pas et se contenta de prendre une nouvelle bouchée. Elle pointa le menton pour lui faire signe de poursuivre.
- Pendant que tu te reposais, j’ai réussi à monter à la Surface et regagner le campement du reste de la délégation.
Il marqua un silence, puis reprit :
- Il n’y avait plus personne.
La cuillère de Nadah interrompit soudainement son aller-retour.
- Co… comment ? balbutia-t-elle.
- Les Charognards. Ils les ont tués. Le campement était complètement dévasté. J’ai trouvé les corps de Roj et He’m, mais pas celui de To’r. Tiens, ajouta-t-il en farfouillant dans sa poche. J’ai trouvé ça par terre.
La cuillère s’écrasa par terre dans un bruit métallique. La Pilleuse tendit une main tremblante et saisit ce que lui tendait l’homme. Ses yeux se brouillèrent de larmes.
Le médaillon de To’r. Pour rien au monde le jeune homme ne s’en serait séparé. Le regard fixe, elle tentait de trouver une autre explication quand, en un éclair, la vérité s’imposa à elle. La délégation avait périe. Ils étaient tous morts. Tous.
Sauf elle.
Des larmes amères coulèrent le long de ses joues sans qu’elle tente le moindre geste pour les essuyer. Elle était atterrée.
En face d’elle, Fahrek laissa passer quelques minutes sans rien dire, puis reprit la parole.
- Nadah, il… il faut que je te dise autre chose.
Son accent était encore plus marqué de d’habitude. Elle releva le visage vers lui. Qu’allait-il lui dire ? Que pouvait-il arriver de pire que la mort de toute la délégation ?
- Je ne suis pas un ambassadeur du Dessous, lâcha-t-il soudainement.
* * *
La jeune femme n’eut aucune réaction. Elle en était incapable.
- Je ne l’ai jamais été. Je vous ai menti. Tout ce que je voulais, c’était retourner en Dessous, ajouta Fahrek. Je suis désolé pour ce qui est arrivé à la délégation, Nadah. Sincèrement.
Le regard fixe, Nadah s’enserra la tête des deux mains, abasourdie.
- Pourquoi ? souffla-t-elle.
- M’auriez-vous fait confiance si je vous avais dit la vérité ? Dit ce que je suis réellement ?
Fahrek déglutit avec difficulté et baissa le regard, honteux.
- Je suis un hors-la-loi, lâcha-t-il.
Nadah n’eut aucune réaction.
- Me faire passer pour un membre du Gouvernement du Dessous était un moyen de me protéger, parce que je ne savais pas vos intentions, continua-t-il. Si je me trouvais dans ce conduit quand vous m’y avez trouvé, c’est parce que je fuyais. Mais pas un seul instant je n’aurais pu imaginer que…
Un silence tomba. Nadah ne réagissait toujours pas. Elle n’y arrivait même pas. Les paroles de Fahrek résonnaient en elle, comme un écho immortel, enflant démesurément jusqu’à en devenir un amas grossier qui comprimait sa poitrine, un caillou affûté, fouillant et remuant jusqu’au plus profond de ses entrailles.
La délégation avait péri. Ils étaient tous morts. Sauf elle. Et ce par la faute de l’homme qui se tenait devant elle. L’homme auquel elle avait fait confiance. Il disait qu’il était désolé, mais rien dans le ton de sa voix ne l’indiquait.
La Pilleuse serra le médaillon de To’r d’un geste rageur. Un flot de colère l’envahissait peu à peu, montant du tréfonds de son être et faisant frémir d’électricité chaque centimètre de sa peau. Une colère dirigée vers Fahrek.
- Avais-tu seulement l’intention de nous conduire jusqu’à ton Gouvernement ? demanda-t-elle d’une voix glaciale. Si seulement il existe.
- Oui, il existe. Je vous aurais conduit en Dessous, mais... sans me mettre en péril. Le Gouvernement me recherche, expliqua-t-il.
La jeune femme ne répondit rien.
- Nadah ? Que comptes-tu faire ? lui demanda Fahrek.
Un nouveau silence passa. Nadah tentait de stopper le flux incessant de ses idées sans y parvenir. Ce qu’elle comptait faire ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Ils étaient tous morts ! Elle se trouvait à un millier de kilomètres de son foyer, et la seule personne encore en vie en qui elle avait mis sa confiance venait de lui apprendre qu’il leur avait menti depuis le début.
La raison lui dictait de repartir, de quitter ce monde et de retrouver son Clan. Mais comment ? Les Charognards devaient avoir pris toutes leurs montures. Faire le chemin inverse sur un millier de kilomètres, toute seule, sans vivres, sans Haris ? Impossible.
Demander à Fahrek de l’accompagner ? Ou de l’emmener à un autre Puits ? Non, il avait dit que le plus proche était celui du Lac Rouge. Et même s’il avait accepté, il était hors de question pour Nadah de voyager avec lui.
Que faire, alors ?
Une part d’elle-même lui souffla la réponse. La part d’elle-même qui l’avait fait partir, celle qui avait toujours rêvé de découvrir le Dessous. Il fallait poursuivre la mission de la délégation et descendre en Dessous, proposer l’alliance entre leurs deux peuples. Ils seraient sûrement en mesure de l’aider.
Elle laissa encore passer plusieurs longues minutes, durant lesquelles elle sentait le regard coupable de Fahrek peser sur elle.
Puis, se levant lentement, elle baissa son regard.
- Je vais rencontrer le Gouvernement du Dessous, prononça-t-elle lentement, en détachant chacune des syllabes.
- C’est une mauvaise idée, lui répondit aussitôt Fahrek.
La jeune femme haussa légèrement le sourcil droit.
- Et pourquoi donc ?
- Le Gouvernement n’est pas ce que tu crois. Ils se font appeler Prophètes, et n’acceptent pas la moindre contestation. Je sais de quoi je parles. Et je ne pense même pas qu’ils acceptent de te recevoir.
Nadah lui jeta un regard glacial.
- Je préfères vérifier par moi-même, vois-tu.
L’homme soutint son regard, et pendant un instant, la jeune femme crut voir passer un éclair de douleur, aussitôt chassé par un air indifférent.
- Très bien, répondit Fahrek après un court silence. Je te conduirais jusqu’à la capitale du Dessous. Mais ne compte pas sur moi pour t’amener jusqu’au Gouvernement. J’y risquerais ma peau.
Ils finirent leur repas dans un silence funèbre. Après avoir rangé le réchaud et les boîtes conservatrices dans la grande armoire métallique, il attrapa la lanterne de Dahim. Il désigna le fond de la pièce d’un ample geste de la main. Nadah plissa la yeux et s’aperçut qu’un sombre conduit s’y découpait. Elle ne l’avait pas vu auparavant.
- Prends ton sac et suis moi. Je t’emmène à Syr-Rhân.
J’ai mis du temps à commencer ton histoire mais une fois dedans j’ai eu du mal à décrocher. L’idée de base est bonne, l’objectif du personnage principal est clair, l’intrigue est mystérieuse et, comme Nadah, on a vraiment envie d’en savoir plus sur ce monde qui s’est développé en Dessous et qui a l’air bien différent de la Surface. Et puis c’est qui ces charognards et qu’est-ce que Fahrek a fait pour être un hors la loi ? Bref, beaucoup de questions !
Au début j’avais beaucoup de mal à reconnaître qui est qui, il y avait beaucoup de noms qui arrivaient d’un coup, même si plus on avançait plus ça allait mieux. Après c’est peut-être un manque d’attention de ma part. Mais comme j’avais du mal à identifier tout le monde, le moment où la plupart sont morts a été moins triste/douloureux qu’il aurait dû être, si tu vois ce que je veux dire.
Mais au-delà de ça c’est très plaisait à lire, tu écris très bien tes scènes d’actions et j’apprécie tes dialogues. On compatit bien avec Nadah, j’espère qu’elle va s’en sortir, je me demande comment tu vas faire évoluer sa relation avec Fahrek (si elle lui pardonne tout ça tout ça...) et j’ai hâte de voir ce que la suite nous réserve !
Tout d'abord, un immense merci pour ton commentaire ! Ça me fait ultra plaisir que tu sois arrivé jusqu'ici !
Ahaha... mystère mystère... Tu ne sauras rien !
Ah ouais ? C'est marrant, on me l'avait encore jamais dit. Je pensais y avoir fait attention, mais visiblement pas assez... C'est vrai que parfois je présente les personnages trop rapidement (surtout avec la délégation, ça fait trop d'un coup ^^).
Tu verras, tu verras ! J'ai trop hâte de publier la suite, parce que franchement l'histoire ne fait que commencer actuellement...
Merci pour tes beaux compliments, ils me touchent vraiment ! (et me motivent pour la suite, aussi :D).
A très vite sur les Pilleurs de l'Aube !
Pétrichor.