Inquisitrice

Risala

Pour éloigner les mauvais esprits qui pourraient venir hanter les bébés, les mères de la Vallée du Vent pratiquent le risala dès la naissance de leur enfant. Il s'agit d'un massage à l'huile de roche, une substance rare, noire et épaisse, issue de pierres poreuses que l'on trouve dans la région d'Uzel, au pied des Monts Pourtour.

 

 

Aux couleurs pourpre et argent, la grande salle avait revêtu ses plus beaux atours. Elle bourdonnait comme une ruche et les tables dressées regorgeaient de mets, tous plus appétissants les uns que les autres. D'immenses étendards portant l'emblème de Sainte-Croix et du Saint-Office laissaient présager de la solennité de la cérémonie à venir. Installée dans une chaise roulante qu'elle avait tenu à manipuler elle-même, Souffre s'arrêta net à l'entrée de la pièce, bouche bée.

Non sans mal, elle avait revêtu l'uniforme neuf qu'on lui avait apporté à l'infirmerie, y compris la cape en tissu incarnat qui complétait la tenue. À présent, elle s'en félicitait, elle aurait fait tache, sans cela. Elle ne s'était néanmoins pas figurée que la remise des diplômes et des affectations serait si fastueuse. Se trouvaient là tous les anciens cadets qui avaient réussi leurs examens, leurs professeurs et chacun des hauts inquisiteurs du Saint-Office. Le cardinal de Montería lui-même était présent, assis dans un fauteuil qui faisait figure de trône à l'autre extrémité de la pièce.

Indécise, la jeune femme resta figée sur son siège un moment. Lorsqu'elle s'en rendit compte, elle serra les lèvres, redressa le menton et fit tourner ses roues avec détermination. Il n'était pas question de faire sa timorée, c'était indigne de l'inquisitrice qu'elle était à présent. Elle avança un peu au hasard. Elle avait repéré Lucius et Amaury du coin de l'œil mais se refusait à se précipiter vers eux comme une petite fille timide. Dans un coin, elle aperçut un haut portrait encadré de roses noires, celui de Josuah, le garçon qui avait perdu la vie dans l'arène, auquel on rendait aussi hommage ce soir-là.

Une file de gens défilaient devant la photographie. La plupart se recueillaient en silence, tandis que d'autres évoquaient des souvenirs communs à voix basse. Souffre l'avait peu connu mais elle prit néanmoins place au bout de la rangée. C'était presque un passage obligé si elle ne voulait pas se faire remarquer. C'était triste, bien sûr, mais elle n'arrivait pas à se sentir concernée. Lorsque vint son tour, elle prit un air affligé et dévisagea le jeune homme qui souriait avec insouciance, le visage lumineux, le regard à la fois perçant et doux, plein d'une joie de vivre qui semblait presque inconvenante.

« C'était un de vos proches amis ? »

Souffre sursauta et se retourna. Joseph de Montería se tenait un peu en retrait sur sa gauche, en appui sur sa canne. Il ne la regardait pas, il fixait lui aussi le portrait du cadet décédé. La jeune femme sentit les battements de son cœur s'accélérer soudain. Ce n'était pas n'importe qui, c'était le maître du Saint-Office et du royaume tout entier. Elle lui devait le respect plutôt deux fois qu'une ! Elle se mordit les lèvres avec nervosité, ce n'était pas le moment de dire n'importe quoi.

« Pas vraiment, non, nous nous croisions de temps en temps sur le terrain d'exercice, c'est tout. Mais il aurait pu devenir un compagnon d'armes. J'aurais pu être amenée à remettre ma vie entre ses mains, ou lui la sienne entre les miennes. Je suis triste qu'il ait disparu, nous n'aurons jamais l'occasion de faire plus ample connaissance. »

Elle guetta sa réaction du coin de l'œil. Le cardinal hochait la tête en silence. Elle s'apprêtait à battre en retraite, trop contente d'avoir évité un impair, lorsqu'il pivota pour lui faire face.

« Mademoiselle Masuna... Ou devrais-je dire Lhocine, peut-être ? Vous ont-ils laissée porter le nom de votre grand-mère ? »

Souffre ouvrit la bouche et le regarda d'un air médusé. Il lui fallut quelques secondes pour se reprendre. Il savait qui elle était bien sûr. Que s'était-elle imaginée après les révélations de Longsault, puis de Lucius plus récemment ? Elle réalisa qu'il lisait chacune de ses émotions sur son visage et tenta d'adopter une expression plus neutre. Elle se racla la gorge et répondit d'une voix qui restait enrouée :

« Lhocine, c'est bien Lhocine, en effet. Je... »

Elle s'interrompit. Qu'aurait-elle bien pu ajouter ? Il continuait de la dévisager et elle baissa les yeux en serrant les accoudoirs de son fauteuil, mal à l'aise. Le temps s'arrêta sur son supplice et elle fut presque soulagée quand il reprit enfin la parole, mais cela ne dura pas. Ses mots la plongèrent dans un abîme de stupeur.

« Je suis inquiet, voyez-vous ? Le Père Longsault vous accorde une confiance que j'estime démesurée. Peut-être à raison, mais je ne peux m'empêcher, quant à moi, d'émettre de sérieuses réserves. Vous avez tué un homme. Oui, je sais que c'était de la légitime défense, il a fini par me le dire. Il a cependant menti pour vous couvrir... »

La jeune femme sentit son estomac se nouer et la panique s'insinuer dans ses veines. Personne n'avait dû pratiquer le risala à sa naissance, ce n'était pas possible ! Non seulement le cardinal connaissait tout d'elle, mais il savait aussi ce que Longsault avait fait pour la tirer d'affaire. Elle déglutit avec difficulté mais la boule qui obstruait sa gorge ne cessait de grandir. Où diable voulait-il en venir ? Il n'allait tout de même pas la jeter en prison ?

« Au moins avez-vous la grâce de ne pas protester de votre innocence ! Ne vous en faites pas, je n'ai pas l'intention de revenir sur votre petit arrangement, quel qu'il soit. Vous êtes une inquisitrice du Saint-Office désormais, vous avez acquis un certain nombre de droits... et de devoirs aussi. Je tenais à m'assurer que vous l'ayez bien intégré. »

Incapable de prononcer une parole, Souffre releva les yeux et hocha la tête avec obéissance. Il parut satisfait puis son regard se porta derrière elle. Elle n'eut pas besoin de se retourner pour savoir qui s'y trouvait. Les deux hommes s'affrontèrent un moment, après quoi Joseph de Montería tourna les talons et s'en fut à petits pas. Un soupir lui échappa. Elle ne réagit pas quand Longsault attrapa les poignées de sa chaise roulante pour la pousser un peu à l'écart. Il lui mit d'autorité un verre dans les mains.

« Tiens, bois ça, tu es livide. Ne te laisse pas impressionner, il compte là-dessus et il adore ça. Qu'est-ce qu'il te voulait ?

— Il sait tout, vous lui avez tout raconté !

— Parce que tu crois que j'ai eu le choix ? Il est rusé comme un renard et il exècre le mensonge. J'avais tout intérêt à lui dire la vérité. Alors certes, il n'était pas très content mais il n'y aura pas de conséquence, et c'est le principal. Tu es libre et tu le resteras. Il m'a juste ordonné de t'envoyer loin de moi, et c'est ce que je vais faire. »

Une petite boîte incrustée de nacre apparut entre ses doigts et il la lui tendit. Elle hésita puis la prit d'une main tremblante et l'ouvrit, révélant l'insigne des membres du Saint-Office, une broche en forme de heaume ailé sur croix ouvragée. Elle la contempla en silence, partagée entre deux sentiments contradictoires. Dès sa plus tendre enfance, on lui avait appris à se méfier de l'inquisition et voilà qu'elle en faisait désormais partie. En elle, le soulagement le disputait à l'angoisse.

Il lui sourit d'un air rassurant puis lui accrocha la broche sur la poitrine. Il affichait la fierté d'un père et Souffre sentit sa gorge se nouer. Les larmes lui montèrent aux yeux, elle battit des cils pour les chasser, personne ne l'avait jamais regardée de cette façon. Pour la première fois de sa vie, elle avait l'impression d'accomplir quelque chose d'important alors elle redressa les épaules, presque à son insu. De la poche intérieure de sa veste, il sortit un rouleau de parchemin qu'il lui tendit ensuite. Elle le prit, le décacheta et le déroula avec lenteur. Elle le lut jusqu'au bout puis releva la tête.

« Le cardinal est-il au courant du contenu de cet ordre de mission ?

— Bien sûr qu'il l'est. Beaucoup de temps s'est écoulé, pourtant Dasin est et reste une fugitive à nos yeux. Elle est recherchée par nos services pour rendre compte des accusations qui pèsent contre elle. Juste avant son évasion, une femme avait demandé à lui rendre visite en prison. Elle s'est volatilisée après coup, mais la rumeur prétend qu'elle aurait trouvé refuge au sanctuaire des Eaux Claires. Notre homme a échoué à obtenir davantage d'informations. Je compte sur toi pour faire mieux que lui. »

Indécise, Souffre se mordit la lèvre avec nervosité. Grâce à Lucius, elle en savait bien plus que cela mais le reconnaître eut été prendre le risque d'attirer des ennuis à son camarade, et elle s'y refusait. Elle ne se voyait néanmoins pas partir en Faeril sans avoir tous les éléments en main, c'eut été absurde. Elle voulait retrouver Dasin, au moins autant que Longsault, bien que pour des raisons différentes. Son cerveau tournait à plein régime pour trouver une solution à ce dilemme.

« Je ne pourrai pas me mettre en route avant plusieurs semaines, mais ce sera un honneur d'accomplir ce travail pour vous et le Saint-Office. Peut-être pourrais-je profiter de mon inactivité forcée pour rencontrer cet homme, lui poser quelques questions ?

— C'est inutile, il n'y a rien de plus à en apprendre. »

S'il espérait la faire taire en adoptant ce ton péremptoire, il se trompait. Elle plongea son regard dans le sien et le soutint avec calme, sans défi mais sans détourner les yeux non plus. Il poussa un soupir exaspéré puis consulta avec ostentation sa montre de gousset. N'était-ce pas lui qui venait de lui conseiller de ne pas se laisser impressionner ?

« Ecoutez, ce voyage n'a aucun intérêt si vous me cachez tout ce que vous savez ! Qui était cette femme ? On n'autorise pas n'importe qui à entrer à l'académie du Saint-Office, encore moins dans les cellules. Son nom a forcément été noté dans un registre quelconque. Quant à cet homme, je veux bien admettre que son identité doive demeurer secrète, même si je ne comprends pas très bien pourquoi, mais je n'arriverai à rien sans plus d'informations. »

Longsault plissait les yeux et serrait les mâchoires. Il était évident qu'il n'avait pas envie de répondre à ses questions mais son entêtement le trahissait et il en était bien conscient. Souffre reprit avec moins de véhémence :

« Il n'a pas vu Dasin sur place, soit, mais est-ce qu'on lui a au moins confirmé qu'elle y avait séjourné dans le passé ? Et dans l'affirmative, avait-elle quitté les lieux ou refusait-elle de le rencontrer ?

— On lui a affirmé qu'aucune étrangère n'avait résidé au sanctuaire depuis sa fondation. Il se situe dans une région plutôt inhospitalière, vierge de toute exploitation, on ne s'y rend pas par hasard. Il est à noter, cependant, qu'il s'est fait passer pour ce qu'il était, à savoir un inquisiteur du Saint-Office. J'imagine que cela n'a pas dû aider les langues à se délier, surtout en Faeril. »

Il ne lâcherait rien. Souffre était à la fois peinée et agacée par son manque de confiance en elle. Il avait semblé si fier qu'elle ait obtenu son insigne et voilà qu'à présent, il se renfermait sur lui-même, feignant l'ignorance. Elle était certes assez mal placée pour critiquer ce comportement qu'elle adoptait elle-même plus souvent qu'à son tour, mais c'était la mission tout entière qu'il mettait en péril. Elle trouvait ça stupide et elle dut prendre sur elle pour ne pas le lui dire vertement.

« Très bien, j'irai là-bas en oblitérant tous ces derniers mois. Je redeviendrai celle que j'étais lorsque j'ai fui les tribus. Je crains cependant qu'ils ne me voient venir à des kilomètres quand je vais commencer à poser des questions.

— C'est une mission d'infiltration. Ce sera à toi de la jouer fine, tu as été formée pour ça, Souffre. Installe-toi, prends le temps de découvrir leurs usages et de faire connaissance avec tous les occupants du sanctuaire, ne pose surtout pas de questions, pas tout de suite. Si cette femme est là-bas, tu la reconnaîtras, c'était une native des tribus. »

La jeune femme écarquilla les yeux. On y était, il commençait enfin à laisser échapper quelques timides éléments. La fierté se répandit en elle, elle avait réussi à le faire parler malgré ses réticences.

« Vous voulez dire, quelqu'un de sa famille ? Sa mère ou une cousine peut-être ?

— D'accord ! Feriel, c'était Feriel ! Tu es contente ? »

Il était blême de frustration et elle finit par s'emporter elle aussi.

« Non, je ne le suis pas ! Pourquoi ne pas me l'avoir dit dès le début ? À quoi bon tout cela si vous ne me faites pas confiance ? C'est vous qui l'avez laissée entrer dans sa cellule, avouez !

— Veux-tu bien baisser d'un ton, petite idiote ? »

Il l'attrapa par le bras et l'entraîna à l'extérieur du réfectoire, comme il l'aurait fait d'une gamine mal élevée. Souffre croisa les yeux interrogateurs de Lucius et sentit la honte envahir ses joues. Elle se libéra d'un geste brusque, mâchoires crispées et lèvres serrées, le provoquant du regard. Elle le suivit néanmoins jusque dans le hall où ils bifurquèrent en direction de la bibliothèque. Les lieux étaient sombres, uniquement éclairés par un feu de cheminée.

La respiration hachée par la colère, Longsault referma la porte derrière eux et s'assura à grands pas que la pièce était vide. Il se laissa tomber dans l'un des fauteuils installés devant l'âtre et porta ses mains jointes à ses lèvres. De toute évidence, il faisait de gros efforts pour retrouver son calme et elle prit place en face de lui, essayant de faire de même.

« J'ai rencontré Feriel trois jours avant l'évasion de ta grand-mère. Après avoir fui les tribus et son époux volage, elle s'était réfugiée au Mont Vertu. C'était le bout du monde pour elle et elle n'imaginait pas une seconde que Dasin l'imiterait. À l'époque, les mendiants et les sans-logis étaient tolérés dans l'enceinte de la cité. Le soir venu, ils se rassemblaient au Marché des Prodiges. Partie sur un coup de tête, Feriel n'avait rien et avait trouvé sa place parmi eux. Le hasard a voulu qu'elle assiste à l'arrestation de Dasin. »

Il fixait les flammes sans les voir, le regard vide. Souffre l'écoutait en silence, sans chercher à l'interrompre. Elle craignait qu'il change d'avis et retombe dans le mutisme. Elle espérait toujours apprendre quelque chose de nouveau, n'importe quoi qui puisse lui permettre de retrouver sa grand-mère.

Il ne s'attarda pas sur les détails, se contentant d'évoquer le désir de Feriel de rendre visite à Dasin avant son jugement et le fait qu'il avait intercédé en sa faveur, sans préciser les raisons de son geste. Même après toutes ces années, il était persuadé qu'elle n'avait pas pu l'aider à s'échapper, elle n'en avait ni les moyens ni l'envie. Mais elle était la dernière personne à avoir vu Dasin et la manière dont elle avait quitté la ville l'incitait néanmoins à s'interroger.

« La piste est mince, j'en suis conscient. Je n'ai aucune certitude. Feriel n'a peut-être jamais mis les pieds en Faeril et même en admettant qu'elle l'ait fait, il est fort possible qu'elle n'ait rien à voir dans cette histoire. Seulement, nous devons nous en assurer une bonne fois pour toutes. Je suis à court d'idée, Souffre, je ne sais plus dans quelle direction me tourner. »

Cet aveu la surprit autant qu'il lui fit mal au cœur. Il était rare qu'il s'épanche de cette façon, ça n'était arrivé qu'une fois dans le passé, quand ils s'étaient retrouvés seuls en salle de torture. Elle l'avait longtemps cru animé par la vengeance, et sans doute était-ce le cas, mais il y avait autre chose, elle en aurait mis sa tête à couper. Ce n'était pas que le besoin intellectuel de comprendre ce qui s'était passé, c'était bien plus profond que cela. En réalité, elle commençait à le soupçonner de n'avoir jamais cessé d'aimer Dasin.

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