La ville du savoir

Etoile d'argent

Plante rare des Montagnes Cristallines qui résiste aux températures les plus extrêmes. Même les tempêtes de neige et les vents glacials qui soufflent sur les plus hauts sommets ne parviennent pas à l'éliminer. Les prêtres de Ob en font une crème anti-âge très réputée et une liqueur hors de prix qui ne l'est pas moins !

 

 

Un croassement brisa le silence alentour. Une corneille passa au-dessus de sa tête, portée par la brise mélancolique soufflant sur les ruines. Ambon avait naguère été une cité prospère, située juste de l'autre côté de la frontière avec le royaume de Fort-Levant. Surnommée la ville du savoir, elle abritait une école de théologie spécialisée dans la doctrine de Ob et des bibliothèques fleurissaient à tous les coins de rue. Il n'en restait presque plus rien, tout avait été détruit, saccagé.

Louis observa les villageois qui fouillaient encore parmi les décombres à la recherche de survivants. La poussière drapait tout d'un éclat gris et terne, y compris les visages de ces pauvres gens. Le Saint-Office ne pouvait désormais plus ignorer les attaques qui se rapprochaient chaque jour un peu plus de Sainte-Croix. Ils avaient obtenu sans la moindre difficulté l'autorisation de venir voir de quoi il retournait. Les Levantains étaient prêts à accepter n'importe quoi en échange de leur aide.

Il parcourut la vallée d'un regard hanté. Les victimes parlaient de cavaliers qui semaient les ténèbres derrière eux comme un gigantesque incendie dévorant tout sur son passage. Bâtiments effondrés, cadavres calcinés jonchant le sol et végétation réduite à néant : force était de constater que ces soudards ne laissaient que des cendres dans leur sillage. D'énormes nuages noirs bordés de rouge s’accumulaient au sommet des collines avoisinantes, derniers témoins d'un spectacle assourdissant.

Un léger bruit de pas retentit derrière lui et il se retourna. Lucius approchait en boitillant, le regard sombre, sans expression. Le jeune homme n'avait jamais rien vu de pareil, il se blindait comme il pouvait. Lui-même n'avait jamais rien vu de pareil et il se sentait groggy face au spectacle de cette désolation. À tout prendre, il était néanmoins soulagé que les légions n'aient pas passé la frontière, cependant cela ne durerait pas. Si seulement il avait pu comprendre ce qu'elles cherchaient !

« Je ne peux pas à imaginer quel genre de créature peut mettre une ville dans cet état ! Des cavaliers et leurs montures ? Non, je n'y crois pas une seconde, c'est impossible ! »

Louis soupira. Il était difficile de ne pas en arriver à la même conclusion. Il songea à l'assemblée à laquelle il avait assisté avec le cardinal de Montería quelques semaines plus tôt et à ce que Myrddin, le maître enchanteur de Faeril, leur avait raconté à propos de créatures ailées et de magie. Ils s'étaient tous moqués de lui et, en dehors du roi Vaillant, lui avaient peu ou prou refusé leur aide. Il avait été le premier à rejeter ces histoires qu'il jugeait farfelues, mais ce qu'il avait sous les yeux l'incitait à se remettre en question.

« Je sais. J'ai parlé à un homme qui s'est éteint dans mes bras. Avant de rendre l'âme, il a évoqué des cris stridents, des jets de flammes, des ombres venues du ciel. Les Faeries, s'ils se défendent d'être responsables de ce qui passe, sont persuadés que l'on a affaire à une forme de magie noire mais...

— Vous n'y croyez pas. »

Louis lui décocha un regard incisif, le défiant de reconnaître que lui commençait à se poser des questions. Lucius haussa les épaules avec un geste d'impuissance et fit un tour complet sur lui-même. Si l'on procédait en éliminant tout ce que cela ne pouvait pas être, il n'y avait pas trente-six solutions mais Louis se refusait encore à croire à la magie et aux créatures surnaturelles.

« Ordonne qu'on fasse des prélèvements, je suis convaincu qu'on va trouver des résidus de substance inflammable. Pourquoi pas un genre de feu grégeois ? C'est très volatile, cela prend feu au contact, ou même rien qu'à l'approche, d'une source de chaleur. Cela pourrait expliquer ce qui s'est passé ici. »

Le jeune homme hocha la tête et s'en retourna donner des instructions. Scrutant les moindres recoins, Louis erra un moment dans les décombres. Le ciel était voilé mais la température était douce. Il remonta ce qui avait dû être l'une des rues principales de la cité et finit par atteindre l'école de théologie. L'une des tours et une partie de l'aile ouest s'étaient effondrées comme sous l'assaut d'une gigantesque créature, mais le reste était toujours debout. Il admira quelques secondes l'architecture de l'élégant bâtiment puis pénétra à l'intérieur, sourd aux conseils de prudence de ses hommes.

Il faisait sombre, les rares fenêtres, grises de poussière, étant placées très haut. Il passa de pièce en pièce, un peu au hasard, s'imprégnant de l'atmosphère si particulière de ce lieu dédié à l'enseignement des préceptes de Ob. Il avait déjà entendu parler de la piété d'Ambon, cependant il n'avait jamais eu l'occasion d'y venir. L'endroit était désert, les maîtres et leurs étudiants ayant évacué l'école dès les premiers signes de l'attaque.

Louis redoubla de précaution en approchant de la partie effondrée. Il enjamba les gravats et s'engagea dans une vaste pièce désormais à ciel ouvert. Cela avait été la bibliothèque mais elle était presque méconnaissable. Il longea les immenses étagères, ôtant ça et là la poussière de quelques ouvrages pour les identifier. Tous traitaient de théologie et il sentit son cœur se serrer. Il avait passé tant de précieux moments dans ce genre d'endroit dans sa jeunesse.

Il soupira avec regret et s'apprêtait à faire demi-tour quand quelque chose entre ses pieds attira son attention. Il s'accroupit et ramassa un morceau de... De quoi ? Il n'en avait aucune idée. C'était noir, brillant et aussi dur que l'acier. N'eût été la couleur, cela ressemblait à la carapace de ces tortues géantes des îles voile-mortaises qu'il avait eu l'occasion de voir lors d'un voyage à Magoar. Il sentit sa bouche s'assécher et son cœur bondir dans sa poitrine. C'était une écaille.

Le son d'une épée que l'on sortait de son fourreau le fit se retourner. À moins d'une dizaine de pas se tenait un chevalier vêtu d'un manteau noir, dont la capuche relevée dissimulait ses traits. Malgré cela, Louis sentit son regard, avide et fiévreux, braqué sur lui. L'homme avait beau agiter une grande épée immaculée, la peur qu’il inspirait était sans doute sa meilleure arme. L'inquisiteur le reconnut pour ce qu'il était : l'un des responsables de ce massacre.

Louis lâcha sa trouvaille et sa main vola vers la poignée de sa lame. Il la brandit d'un mouvement ample et adopta l'une des postures d'attaque de l'art guerrier. Un sifflement désagréable s'échappa des ténèbres sous le capuchon et une ombre gigantesque s'abattit sur lui. Un froid terrible s'empara de tous ses membres, au point qu'il se sentit presque paralysée. Quel était ce maléfice ? Non sans mal, il abandonna sa position, leva les yeux et se retrouva nez à nez avec un museau noir, écailleux et pointu, orné de deux cornes recourbées vers l’arrière.

« Par tous les Saints, c'est une wyverne ! Mon Père...

— Fiche le camp de là ! Va chercher des renforts ! »

Hélas, le jeune homme n'en eut pas le temps. La créature poussa un cri strident plein de mécontentement et d’un bond agile, elle s'interposa entre Lucius, qui l'avait rejoint, et les secours. Son regard froid luisait d'intelligence et de méchanceté. Celui de Louis allait du monstre à son maître, comme s'il n'arrivait pas à décider lequel des deux était le plus dangereux. Le chevalier poussa alors un rugissement de rage et fondit sur lui à toute vitesse. Leurs épées se croisèrent dans un bruit clinquant et une série d’étincelles.

Les chocs de leurs lames éclatèrent dans toutes les ruines, les coups plurent, secs et puissants. Prisonniers d'un cercle de fer, ils échangèrent plusieurs passes d'armes sans parvenir à prendre le dessus. Ils reculèrent pour se jauger, se tournant autour tout en se faisant face. Le cavalier lui porta un énième assaut que Louis ne réussit pas tout à fait à parer. Une fine rayure rouge se dessina sur son uniforme en même temps que la douleur le cisaillait.

Furieux de s'être laissé faire, et conscient qu'il ne tiendrait plus très longtemps, il abattit son épée sur le crâne de son ennemi, lequel dut lever le bras pour bloquer le coup. Louis profita de leur proximité pour lui planter sa dague dans le flanc droit, laissé ainsi à découvert. Il y eut un nouveau sifflement, de douleur et de rage cette fois, et une fumée noire s'échappa de la blessure. La wyverne poussa un rugissement et se redressa. L'instant suivant, une pluie de feu s'abattit sur lui et il hurla à s'en déchirer les cordes vocales.

* * *

Lorsqu'il reprit connaissance, il se trouvait sur une natte à même le sol, recouvert d'un linge propre. Chaque centimètre de sa peau était en feu, ou du moins était-ce l'impression qu'il avait. Il se souvenait de tout mais ne comprenait pas par quel miracle il était encore en vie. Peut-être aurait-il d'ailleurs mieux valu qu'il meurt, cela lui aurait épargné cette terrible souffrance. Il ouvrit les yeux et poussa un gémissement qui résonna comme pitoyable à ses propres oreilles. Quelqu'un lui glissa quelque chose dans la bouche puis souleva sa tête avec précaution pour lui faire boire quelques gorgées de liqueur d'étoile d'argent.

« Ne vous agitez surtout pas, l'alcibium devrait agir vite. C'est plus impressionnant que ce n'est grave, seul votre bras gauche est touché. Vous avez réussi à rouler sur vous-même et à éteindre la majeure partie des flammes.

— Comment se fait-il que la wyverne ne m'ait pas achevé ?

— Son wyvernier était plutôt mal en point, vous ne l'avez pas raté. Elle s'est contentée de vous écarter puis elle s'est emparée de lui entre ses griffes et elle l'a emporté. Les renforts sont arrivés tout de suite après. »

Au moins savaient-ils désormais comment ces démons détruisaient tout sur leur passage. Louis réclama à boire, autre chose que de l'alcool, puis s'enquit de l'endroit où ils se trouvaient. Lucius expliqua qu'ils s'étaient enfoncés dans les terres et avaient établi leur campement dans une cabane de bucheron à la lisière de la forêt de Valfort.

« J'ai pris sur moi de faire parvenir un compte-rendu de nos découvertes au Mont Vertu.

— Tu as bien fait. Je ne sais combien de ces créatures ils possèdent, mais il va nous falloir plus de quelques escouades pour en venir à bout. J'ai peine à le reconnaître mais Myrddin avait raison : nous allons devoir unir nos forces, même si Voile-Morte restera sans doute à l'écart tant qu'il ne sera pas concerné. »

Louis fit une tentative pour se redresser et ne put retenir un gémissement. La plaie sur son torse n'était qu'une égratignure. En revanche, ses brûlures au bras lui faisaient souffrir le martyre et il était à deux doigts de s'évanouir. Lucius appuya une main sur son épaule et le força à se rallonger, arguant qu'il lui fallait se reposer.

« Pas le temps, nous devons retrouver Souffre avant que cette traque ne commence. Il va falloir augmenter les doses.

— Qu'est-ce qu'elle vient faire là-dedans ? Quant à augmenter les doses, il n'en est pas question, vous êtes déjà plus haut que vous ne devriez. Votre organisme est si habitué à l'alcibium qu'il ne vous soulage plus qu'avec peine.

— Je ne te demande pas ton avis et je me passe de tes remarques ! Fais ce que je te dis de faire. »

Lucius le dévisagea d'un air suspicieux et il se fit la réflexion qu'il ferait bien de faire attention s'il ne voulait pas qu'il le déclare inapte à prendre des décisions, et donc à donner des ordres. Il ne pensait pas à une trahison mais, s'il estimait agir dans son intérêt, le jeune homme était capable de commettre l'irréparable et il ne pourrait pas le contrer. Louis ferma les yeux, compta jusqu'à dix et reprit la parole avec plus de calme.

« Ecoute, la mission de Souffre est capitale, pour elle et pour le Saint-Office. Tu sais dans quelles circonstances elle a rejoint nos rangs et le cardinal n'a toujours pas confiance en elle. C'est un peu comme le test ultime, tu vois. Pour sa propre sécurité, on ne peut pas se permettre de laisser quoi ou qui que ce soit interférer. Ces légions sont désormais partout, nous devons nous assurer qu'elle n'est pas en danger et qu'elle est encore à même d'accomplir sa tâche au sanctuaire des Eaux Claires. »

Le visage de Lucius se ferma soudain. Il fronça les sourcils et lui adressa un regard cinglant.

« Capitale pour le Saint-Office ou pour vous ?

— D'accord... Elle t'a raconté bien plus de choses que je ne l'imaginais. »

Le jeune homme ne le détrompa pas, il se contenta d'attendre la suite tout en s'efforçant de juguler la colère qui s'emparait de lui. Hébété par la souffrance, l'inquisiteur n'eut d'autre choix que de dire la vérité d'une voix éteinte.

« Un peu pour le Saint-Office mais surtout pour elle et moi, c'est vrai. Tu as une dette envers moi, Lucius. Tu ne serais pas là si je ne t'avais pas parrainé à l'entrée de l'académie. Fais cela pour moi et j'effacerai l'ardoise, tu ne me devras plus rien. »

Le jeune homme lui décocha un coup d'œil outragé dont Louis n'eut même pas la force de s'amuser. Rien n'était gratuit dans ce bas monde, il le savait pourtant. Il n'aurait pas dû être surpris que son mentor lui réclame le remboursement de sa dette. Louis ne l'aurait peut-être pas fait dans d'autres circonstances, mais le sort avait voulu qu'il se trouvât à sa merci. Il n'était pas question de renoncer à traquer Dasin. Lucius resta silencieux un long moment, pesant le pour et le contre, puis il haussa les épaules.

« J'ai vu des cadavres en meilleure santé que vous mais c'est votre affaire, après tout. L'alcibium vous ronge de l'intérieur et même en admettant que vous retrouviez Dasin, il ne vous restera plus assez de force ni pour l'aimer ni pour vous venger d'elle. Mais encore une fois, c'est votre choix. Je vous conseille de dormir, nous partirons demain à l'aube, juste nous deux, et je vous préviens que je n'ai pas l'intention de vous porter. »

Lucius se remit sur ses pieds et s'en fut sans rien ajouter. La rage s'empara de Louis. Pour qui se prenait ce petit freluquet ? Ce n'était pas parce qu'il était devenu inquisiteur en obtenant son diplôme qu'il pouvait se permettre de lui parler sur ce ton. Il était le responsable de l'académie du Saint-Office au Mont Vertu, le bras droit de Joseph de Montería, son protégé, celui qu'il pressentait pour lui succéder. Comment ce blanc-bec osait-il le prendre de haut ? Il tenta de se lever pour lui montrer de quel bois il se chauffait mais une nuée de points noirs envahit son champ de vision, et il s'écroula avant même de s'être redressé sur un coude.

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