Le livre des révélations

Yeh-teh

Le yeh-teh désigne une créature des Montagnes Cristallines décrite comme ayant l'apparence d'un grand primate. Bien que nombre de Cruciens aient témoigné de sa présence, aucun n'a pu faire l'objet d'observations scientifiques, et il est en général considéré comme la simple expression d'un folklore populaire local.

 

 

« Est-ce que quelqu'un a parlé de nourriture ? »

Souffre leva les yeux et découvrit Lucius sur le seuil de la chambre, en équilibre instable sur une béquille en bois. Il était suivi d'un garçonnet qui portait un plateau sur lequel reposaient deux tasses de thé fumant et une assiette de cookies. Elle lui sourit d'un air radieux. Elle était à l'infirmerie depuis deux jours à peine et ne supportait déjà plus les menus insipides qu'on lui proposait.

« Si tu me prends par les sentiments... »

Avec une grimace, elle souleva la poche de glace qui recouvrait son genou enflé. La sensation de brûlure s'estompa et elle poussa un soupir soulagé. Lucius se pencha sur sa jambe nue avec un petit sifflement qui signifiait qu'elle n'avait pas fait semblant, puis il se laissa tomber sur une chaise près du lit. Le gamin déposa sa charge sur une table et s'esquiva, fermant la porte derrière lui.

« M'est avis que cela sent mauvais pour nos affectations, très chère ! Je ne sais pas quelle sera notre destination finale, mais ce ne sera pas le haut du panier. Le territoire des yeh-teh peut-être ? Que dit l'apothicaire ?

— Pas grand-chose, en dehors du fait qu'il m'avait prévenue et que je n'ai à m'en prendre qu'à moi-même. Il faut attendre que cela désenfle et ménager mon genou pendant au moins quinze jours, puis je commencerai une rééducation à base d'étirements et de renforcement musculaire. Autant dire que je ne suis pas sortie de l'auberge ! Et toi, comment ça s'annonce ?

— À peu près pareil, même si ce sera sans doute un peu moins long que pour toi. Amaury et moi étions persuadés que nous effectuerions ensemble notre première mission pour le Saint-Office. Ça tombe à l'eau... Longsault est passé te voir ? »

Souffre secoua la tête d'un air sinistre. Le biscuit qu'elle venait d'enfourner sembla s'être transformé en sable dans sa bouche et elle l'avala avec difficulté. Non, l'inquisiteur ne lui avait pas rendu visite et elle le soupçonnait d'être furieux contre elle. Il attendait avec impatience qu'elle obtienne son diplôme pour l'envoyer à la recherche de Dasin. Or, sa blessure au genou venait compromettre ses plans au dernier moment, et il n'était pas du genre à apprécier.

« Je ne l'ai pas vu non plus, si cela peut te rassurer, mais je suis persuadé que pour toi, il viendra.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? Je croyais que c'était toi, son protégé ?

— Cette histoire avec ta grand-mère... »

Souffre devint blanche comme neige et elle dévisagea Lucius, en se demandant comme réagir à cette sortie. Il lui décocha un petit sourire narquois et elle comprit qu'il savait depuis des mois. Amaury aussi, sans doute. Quelle sombre idiote elle faisait ! C'était évident. Comment avait-elle pu croire ses secrets bien gardés ? Ils flairaient les cachotteries à des kilomètres. Elle poussa un soupir à fendre l'âme et se laissa aller en arrière contre son oreiller, tandis que Lucius croquait dans un cookie avec négligence.

« D'accord. Qu'est-ce que tu sais, au juste ?

— À peu près tout, et même sans doute plus que toi. Il tient un journal, figure-toi... »

Souffre en resta pantoise. Louis Longsault était un homme d'expérience, habitué aux manigances en tout genre, qui maniait les intrigues comme d'autres l'argile. Elle n'arrivait pas à croire qu'il ait pu se laisser aller à dévoiler ses secrets par écrit, dans un journal. Sans parler de faire preuve d'autant de négligence, en l'exposant au regard de ses visiteurs ! Pourtant, Lucius paraissait on ne peut plus sérieux et cela expliquait qu'il sache, pour Dasin.

« Et bien sûr, tu es tombé dessus... »

Il haussa les épaules, s'empara de sa tasse de thé et souffla avec douceur sur le breuvage brûlant. Elle eut envie de l'étriper. Il affichait un sourire malicieux, bien conscient du cheminement de ses pensées. Il faisait exprès de la laisser mariner ! Enfin, il reprit la parole, avec une modestie toute feinte.

« Tombé est un bien grand mot... Je savais qu'il en écrivait un et, quand j'ai senti qu'il nous cachait des choses à ton sujet, j'ai compris que je n'aurais pas d'autre choix si je voulais en avoir le cœur net. Alors j'ai profité de l'un de ses voyages en Faeril avec le cardinal pour m'introduire dans son bureau.

— Comme ça, en claquant des doigts ?

— Je n'ai pas dit que c'était facile, mais c'est tout l'intérêt d'avoir des amis fidèles au sein de sa propre phalange. Au début, je n'étais remonté qu'à la date de ton arrivée au Mont Vertu mais j'ai vite compris que cette histoire avait des racines plus profondes que ça. Tout était consigné avec soin, jusqu'aux origines de ton père et au conflit de ta grand-mère avec cette femme qu'il avait rencontrée au Marché des Prodiges.

— Pardon ? Quelle femme ? Quel Marché des Prodiges ? »

Le cœur de Souffre s'était accéléré et une grosse boule s'était formée au fond de sa gorge. Quand il avait prétendu en savoir plus qu'elle, il ne plaisantait donc pas. Elle se surprit à le supplier du regard et elle se détesta pour ça. Elle avait gagné son respect en refusant de s'aplatir devant lui comme tous les autres mais là, c'était trop important, il fallait qu'elle sache.

« Quoi ? Tu n'en as jamais entendu parler, même par le Père Adelin ? Il s'y rend pourtant souvent pour ses bonnes œuvres... Ça a bien changé mais à l'époque, c'était un quartier très mal famé au niveau des Halles. On y trouvait toutes sortes de personnages plus répugnants les uns que les autres. La journée, ils étaient paralysés, amputés, aveugles et que sais-je encore ? Ils exhibaient leur handicap et demandaient l'aumône mais la nuit, par on ne sait quel prodige, ils recouvraient tous la pleine santé ! »

Il se dégageait un tel dédain de ses paroles que Souffre plissa les lèvres de réprobation. Lucius avait toujours été très prompt à oublier d'où il venait, et que c'était Longsault qui l'avait sorti de la fange. Ses origines modestes auraient dû l'inciter à faire preuve d'indulgence et de compassion envers ces pauvres hères. Au lieu de cela, il les méprisait. Elle retint une réflexion.

« Soit, et Longsault y aurait rencontré quelqu'un ?

— Ecoute, je ne sais pas ce qu'il t'a raconté au juste, mais il était déjà plus ou moins addict à l'alcibium en ce temps-là. C'était une drogue rare à l'époque, il la payait une fortune auprès de ses revendeurs. Un soir, il a été abordé par une jeune femme qui lui a proposé un marché. »

Souffre l'écoutait parler avec attention. Une partie d'elle mourait d'envie de lui dire d'abréger, l'autre était avide du moindre détail. Lucius ne s'était pas contenté de parcourir le journal de Louis, il l'avait lu et mémorisé avec le plus grand soin.

« Elle prétendait venir de la Vallée du Vent et elle en avait tous les attributs. Elle était arrivée au Mont Vertu quelques jours auparavant. Elle avait assisté par hasard à l'arrestation de ta grand-mère, en laquelle elle avait reconnu une de ses amies d'enfance. Encore étrangère et peu désireuse de s'attirer des ennuis dans sa cité d'adoption, elle n'avait pas réagi tout de suite mais l'annonce de l'exécution l'avait bouleversée. Elle avait demandé à rendre visite à la prisonnière, chose qui lui avait bien sûr été refusée. Jusqu'à ce qu'elle tombe sur Longsault en quête d'alcibium. Tu as une idée de qui cela pourrait être ?

— Une certaine Feriel... Mais elle en voulait beaucoup à Dasin, pourquoi aurait-elle cherché à la voir ?

— Précisément. Quant à ses raisons et à ce qu'elles se sont raconté, je n'en sais fichtre rien et lui non plus, mais c'est la toute dernière personne à avoir vu ta grand-mère dans sa cellule. C'est le Père Adelin qui l'y avait conduite sur les ordres de Louis, lequel n'a pas percuté. Quand elle lui a proposé de l'alcibium en échange d'une courte visite, il a sauté sur l'occasion. Les rumeurs de son addiction le rattrapaient déjà, il devenait risqué pour lui de s'approvisionner au Marché des Prodiges. »

Souffre secoua la tête, le regard voilé et perdu dans le vide. Le Père Adelin... Elle savait qu'il lui cachait quelque chose ! Quoi qu'il en soit, pourquoi Feriel avait-elle demandé à voir Dasin ? Elle la haïssait. Elle l'avait maudite, elle et toute sa descendance. Ça ne pouvait pas être par compassion. Était-ce pour la narguer, lui asséner un dernier coup et asseoir son triomphe ? Cela ne ressemblait pas à la jeune femme douce et naïve que la vieille Asia avait décrite dans son conte, cependant Souffre était bien placée pour savoir que l'amertume changeait les gens.

« Non, c'est impossible. Je n'arrive pas à croire qu'elle ait pu l'aider à s'échapper. Comment s'y serait-elle prise, de toute façon ? Elle avait déjà dû faire du chantage à Longsault pour obtenir un droit de visite et pénétrer dans la prison, alors en faire sortir Dasin, je n'y crois pas une seconde !

— Eh bien, lui y croyait assez pour essayer de la retrouver après l'évasion de ta grand-mère, en tout cas. Elle s'était volatilisée bien sûr, et il a eu beau retourner le marché de fond en comble, il n'a jamais réussi à lui mettre la main dessus. Il a fini par découvrir qu'elle avait évoqué un sanctuaire dans la forêt d'Airain, en Faeril. Un établissement dirigé par une branche de la prêtrise de Ob qui s'est dissociée du Saint-Office...

— Attends une minute ! Tu es en train de me dire qu'il sait où est Feriel ? Elle est toujours en vie ?

— Aucune idée ! Je ne sais pas non plus si elle se trouve encore au sanctuaire des Eaux-Claires. D'après ce qui est écrit dans le journal, il s'est rendu là-bas il y a un peu moins de vingt ans, je crois. Il l'y a retrouvée mais, malgré son statut, il n'a aucune autorité sur ce temple et son passé l'empêche de s'y intéresser de trop près. Il n'en a rien tiré.

— Est-ce qu'il l'a vue au moins ? A-t-il réussi à lui parler ?

— Il ne le précise pas. Il dit l'avoir retrouvée, puis il y a une interruption de plusieurs semaines dans le carnet. J'imagine qu'il a fait le voyage jusque là-bas. Quand il reprend, il écrit qu'il a fait chou blanc, que cette piste ne l'a mené nulle part. »

Ses épaules s'affaissèrent et Souffre serra les dents en secouant la tête. Aux paroles de Lucius, elle n'avait pas pu s'empêcher de s'emballer et la déception était rude. En même temps, elle était bien bête : si Louis avait eu la moindre piste pour retrouver Dasin, il n'aurait pas eu besoin d'elle. Elle soupira et rabattit la poche de glace sur son genou avec exaspération.

« Allons, ne fais pas cette tête-là ! Je te parie tout ce que tu veux qu'il va t'envoyer là-bas...

— A quoi bon, s'il n'a rien trouvé ? Pourquoi irais-je y perdre mon temps ? D'autant plus que lui, il connaissait Feriel, il l'avait déjà vue, ce qui n'est pas mon cas. On pourrait bien me raconter n'importe quoi, je serais incapable de m'en rendre compte.

— Ce n'est pas parce qu'on n'a rien voulu lui dire à lui qu'on ne te dira rien à toi. C'est en Faeril. C'est un haut inquisiteur, bras droit du cardinal de Montería. Si tu caches ton appartenance au Saint-Office et que tu évoques la vieille amitié entre ta grand-mère et Feriel, peut-être que les langues se délieront. »

Sourcils haussés, mains écartées comme pour souligner l'évidence, Lucius l'encourageait à y croire. Elle venait d'apprendre beaucoup de choses grâce à lui mais un détail la titillait, quand même. Depuis qu'ils avaient vaincu la goule ensemble dans l'arène, leurs relations s'étaient certes bien améliorées mais, de là à se comporter en alliés, voire en amis, c'était sans doute aller un peu vite en besogne. Elle n'arrivait pas à se défaire d'une drôle d'impression quant à son attitude envers elle.

« Pourquoi est-ce que tu me racontes tout ça, Lucius ? Qu'est-ce que tu as à y gagner ?

— Rien du tout ! Tu m'as demandé pourquoi je suis sûr que Longsault viendra te voir. C'est à cause de ça. S'il n'a pas lâché l'affaire depuis tout ce temps, ce n'est pas maintenant qu'il va le faire. »

Elle le dévisagea avec insistance pendant de longues secondes. Plus elle affichait sa suspicion, plus son sourire s'élargissait. Il se moquait d'elle, c'était évident, mais elle n'arrivait pas à déterminer le fond de sa pensée. Elle ne voyait pas bien dans quel intérêt il lui racontait tout ça et en même temps, sa sympathie lui semblait trop soudaine pour être honnête. Quelques semaines plus tôt, s'il avait accepté de l'entraîner, ce n'était pas par bonté d'âme, mais parce que sa réussite dépendait de la sienne. Qu'est-ce qui l'animait à présent ?

« C'est lui qui t'envoie, c'est ça ?

— Non, Souffre, ce n'est pas lui. Tu crois qu'il m'aurait demandé de te raconter tout ça ? Ce sont des choses personnelles et tu connais Longsault, c'est un mur qui ne laisse jamais rien paraître de ses sentiments. Je ne sais pas à quel point tu es proche de lui mais je doute qu'il te confie ce genre de petits secrets. Cela ne lui ressemble pas et même si c'était le cas, il l'aurait fait en personne, il ne serait pas passé par un intermédiaire. »

Lucius n'avait pas tort mais leurs esprits, à Longsault comme à lui, étaient si tortueux qu'elle n'aurait pas été surprise qu'ils aient élaboré un plan destiné à... Destiné à quoi ? Elle n'en avait aucune idée et elle se sentait stupide. Elle lui sourit d'un air penaud. D'accord, elle frisait la paranoïa.

« Tu viendras me dire où ils t'envoient ?

— Pourquoi ? Je vais te manquer ? La remise des diplômes et des affectations aura lieu demain soir, juste avant le dîner. Nous sommes censés y assister tous ensemble. Tu as mieux à faire ? »

Souffre leva les yeux au ciel avec une petite grimace faussement exaspérée. Bien sûr que non, elle n'avait rien d'autre à faire mais elle serait incapable de s'y rendre seule avec le genou dans cet état. Si encore l'apothicaire l'autorisait à quitter son lit ! Elle allait répondre sur le même ton lorsqu'on frappa à la porte. Les deux jeunes gens tournèrent la tête dans un bel ensemble. Sans attendre d'y avoir été invité, Longsault poussa le battant et les dévisagea en silence.

Lucius prit appui sur sa béquille et se leva sans attendre. Nul besoin de lui demander de partir, il avait l'habitude de déchiffrer les expressions de l'inquisiteur d'un simple regard. Il prit congé de Souffre en lui décochant un clin d'œil complice. Louis était venu la voir, comme il l'avait prédit. La jeune femme lui accorda un petit sourire en coin et hocha le menton en le remerciant de sa visite. Les deux hommes échangèrent un signe de tête, puis la porte se referma sur le cadet et Longsault vint prendre place près du lit.

« On dirait que vous êtes devenus bons amis, finalement... »

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