Intermède - L'Empereur et la félonne

Par Dersou

Il regardait les nuées pourpres qui se diluaient lentement dans la nuit, dernières traces du spectaculaire coucher de soleil qui avait illuminé la verrière de la salle du trône. D’aucuns auraient vu un présage dans ce déploiement de rouges et de violets. Mais comme tous les présages, on pouvait les interpréter de maintes façons, souvent contradictoires.

L’Empereur Prenyo IV était revenu en urgence du Monde de l’Omvéyn, où il participait à une immense chasse à courre dans la Forêt Infinie.

Une journée complète s’était écoulée depuis le séisme. Malgré l'aide de l'intendance locale et de dizaines de forestiers, les messagers impériaux avaient perdu de précieuses heures à localiser leur souverain.

Une fois informé, l’Empereur avait ensuite dû chevaucher à bride abattue jusqu’au Portail Impérial le plus proche. Pour des raisons historiques, il n'utilisait jamais d'oiseau-lige sur un certain nombre de mondes. L'Omvéyn faisait partie de cette liste d'exceptions.

De retour au Dajà, il avait tout de suite voulu entendre la version de chacun.

Celle de Parji, son épouse, d’abord.

L’impératrice n’avait ni pleuré, ni crié une seule fois. Bien. Cependant, son regard rempli de froide haine valait tous les débordements du monde.

Son fils aîné était mort.

Leur fils.

L’Empereur aurait préféré que Parji s’effondre, qu’elle hurle, et le somme d’envoyer toutes ses armées à la poursuite de la traîtresse. Ainsi, il aurait pu endosser le rôle du souverain calme, efficace et rassurant, et renvoyer sa femme rongée par la douleur se reposer dans ses appartements.

À son corps défendant, c’était lui, au contraire, qui sentait son propre chagrin prendre le dessus, et il avait fini par congédier l’Impératrice pour qu’elle ne le voit pas prendre sa tête dans ses mains et soupirer de douleur. Pleurer, peut-être.

Son fils. Son héritier.

Mort. Tué. Assassiné. Non pas sur un champ de bataille, ou au cours d'une partie de chasse à l'ours, mais au Palais Impérial, entouré de sa garde rapprochée, en temps de paix ! Et par une princesse de son propre sang !

Nynùvirdath….

L'Empereur réalisa qu'il connaissait si peu cette petite cousine.

Ils avaient dû échanger quelques phrases, un jour, à l'occasion d'un bal ou d'une visite de courtoisie. Il se rappelait d'une gamine agitée, aux longs cheveux noirs, legs de sa mère, et aux grands yeux marron pleins d'insolence, comme ceux de son père évidemment. Car elle était la fille de Viyinh, le Héros de la famille (il en fallait bien un).

Or, Prényo IV n'avait jamais porté ce cousin prétentieux dans son cœur.

Le si merveilleux, le si brillant Viyinh, petit-fils préféré de l'Impératrice Beryl la Grande... La vieille souveraine répétait souvent à son fils aîné (le futur Prényo III) qu'elle regrettait que Viyinh ne puisse monter un jour sur le trône. Chose à ne jamais dire à son héritier, mais Béryl était réputée pour sa dureté et une certaine cruauté morale.

Inévitablement, il y avait eu des rumeurs sitôt connue la mort héroïque de Viyinh. On disait tout bas que l'Empereur Prényo III avait profité de la confusion de la guerre pour se débarrasser de son trop populaire neveu.

Prényo IV, maintenant qu'il était à son tour sur le trône impérial, savait que c'était faux. Il avait fait rouvrir les archives secrètes, interrogé les plus fidèles serviteurs de son père, et acquis la conviction que Viyinh était bel et bien mort de la main des prêtres de l'Orbelys. Quant à savoir si ces sorciers félons n'avaient pas reçu des informations précises sur les déplacements du généralissime Darfnag… Prényo préférait en rester là. Viyinh avait recherché une mort glorieuse, et il l'avait trouvée, il ne servait à rien de revenir là-dessus.

Perdu dans ses pensées, Prenyo IV ne vit pas s’approcher son Premier Conseiller. Ce dernier se racla la gorge pour attirer l'attention du monarque. Encore plus discrets que le conseiller, des Paladins s'étaient positionnés non loin des deux hommes.

—  Ah, Gonfalio, vous voilà.

Le Premier Conseiller s'inclina bien bas.

—  Votre Majesté Impériale. Permettez-moi de renouveler mes plus sincères condoléances pour la perte irrép…

—  Oui, oui. Vous l'avez déjà fait. Asseyez-vous, Gonfalio. Et dites-moi tout. Pourquoi avez-vous envoyé ce juge à la campagne ? Pourquoi avez-vous fait raser ce temple ? Cette histoire d'oracle, de mariage... Tout. Si je pense qu'il manque un détail à vos explications, si je soupçonne un tant soit peu que vous me cachez quelque chose, je n’ai pas besoin de vous décrire par le menu ce qui vous attendra aux mains de mes Inquisiteurs. Ah oui, un détail : juste après vous je reçois Dame Négygù. Il sera très intéressant de comparer vos dires.

—  Votre Majesté Impériale saura absolument tout.

Alors Gonfalio raconta. Toutefois, il le fit à sa façon, et comme toujours l'essentiel passa à la trappe.

Si le conseiller prenait le risque de finir écartelé, éviscéré et jeté en pâture aux corneilles qui pullulaient en bas de la Colline, ce n'était pas par goût de l'aventure ou des oiseaux. Gonfalio avait une confiance très limitée en sa capacité à supporter les tortures des Inquisiteurs. Mais il s’en remettait totalement à son talent de raconteur.

Gonfalio n'avait pas oublié d'où il venait, ni qui il était. Petite noblesse terrienne du Karing, un continent rural du Dajà à deux semaines de navigation du Palatério, ou deux jours par les airs pour les plus fortunés. Aucun don pour la magie. Peu de charisme. Peu d'argent, peu de terres car il était le sixième fils d'une famille de neuf enfants. Peu d'aptitudes physiques. Mais une langue en or.

Tranquillement, de salon en salon, de conseil en conseil, de cour en cour, il avait exercé son talent oratoire, l'avait fortifié, affûté, et finalement mis au service de l'Empereur en personne.

Gonfalio n'était pas un flatteur, ou alors très subtil. C'était sa vraie force. En prenant conscience de son talent, il avait apprivoisé sa peur. Or, à la Cour, seuls les peureux ne savent que flatter. Tous les grands seigneurs au service desquels il s'était mis louaient sa franchise et la valeur de ses paroles.

L'Empereur écoutait volontiers son Premier Conseiller lui résumer les affaires complexes qui atterrissaient quotidiennement au pied de son trône. Quand il devait trancher, il le faisait en connaissance de cause grâce au travail de Gonfalio. Jusqu’à aujourd’hui. Dans cette affaire, l’Empereur était juge et partie, et son fidèle conseiller sur le banc des accusés.

Prényo IV était un excellent sorcier du Dyorus, comme tout empereur digne de ce titre. Il aurait pu dépouiller Gonfalio de son libre-arbitre et le faire sautiller sur un pied en équilibre sur les remparts, ou lui faire chanter une berceuse ridicule devant toute la Cour. Il aurait pu lui insuffler un fanatisme à toute épreuve, et le forcer à dénoncer sa propre mère, mais Prényo savait qu'il n’obtiendrait aucune vérité de cette façon, et qu’il perdrait ainsi un esprit libre mais totalement dévoué.

Gonfalio raconta, donc. Et comme toujours son histoire devint l'histoire officielle qui allait bientôt circuler dans tout l'Empire.

Le Conseiller reprit la version déjà connue de l'Impératrice – il ne s'agissait pas de se dédire – mais à laquelle il ajouta quelques éléments tournés en forme d'aveux, ce qui donna à l'ensemble le parfum d’une confession sincère que l'on fait pour alléger sa conscience, et qu'un Empereur juste ne peut que pardonner.

Oui, Dame Négygù et lui-même avaient volontairement provoqué le retour de Nynù à la Cour, car c'est là qu'était la place d'une Princesse Darfnag.

Oui, ils avaient caressé l'idée d'un mariage entre le Prince héritier Prényo – paix à son âme – et la fille de l'illustre Viyinh, mais qui ne rêverait pas d'un tel mariage pour sa propre fille ? À défaut, un mariage avec un autre Prince aurait aussi comblé Nénygù de bonheur.

Oui, ils avaient demandé à l'Impératrice de déclarer l'ordre de Gonveg hors-la-loi, car c'était la seule façon de libérer la princesse de l'emprise, de la fascination morbide qu'exerçaient sur elle une poignée de prêtres-guerriers dont le seul objectif était de la retourner contre sa propre famille.

Non, ils n'avaient pas imaginé un seul instant que Nynùvirdath était folle, et qu'elle invoquerait un démon tellurique par pure haine (Gonfalio disait-là la stricte vérité. Il se maudissait encore d'avoir si mal évalué la jeune Darfnag).

Non, ils n'avaient pas délibérément humilié la jeune femme en répandant des rumeurs sur une prétendue liaison avec le dénommé Tarabal. Des soldats les avaient probablement surpris en plein ébat pendant le voyage, et n’avaient pu tenir leur langue.

Non, ils n'avaient pas tramé une machination dont la portée leur avait échappé, et qui leur avait explosé en pleine face, entraînant la mort tragique du Prince Héritier et d'autres membres de la Famille Impériale. Qui aurait pu deviner que la petite Nynù était déjà à ce point corrompue par les sorciers de l'Orbelys, et que sa magie noire était devenue si dangereuse ?

Oui, Dame Négygù et lui-même le très humble Gonfalio méritaient d'être punis pour leur légèreté, leur naïveté, leur enthousiasme, mais ils étaient plus que jamais dévoués à l'Empereur et ne demandaient qu'à réparer ce qui pouvait l'être, si Son Altesse le permettait.


 

Negygù tint à peu près le même langage un peu plus tard, quand l'Empereur la reçut après le départ de Gonfalio. Les deux amants avaient depuis longtemps accordé leurs violons, et l'Empereur en deuil n'y vit que du feu.

À la fin, Négygù se jeta aux pieds du Souverain et lui réitéra ses vœux d’obéissance absolue. Elle venait de passer une journée éprouvante, la pire de sa vie, se demandant si l’empereur la tiendrait pour responsable des actes de Nynù. Veuve d’un héros légendaire, elle avait toujours su profiter de l’aura de Viyinh. Mère d’une traîtresse, elle était prête à renier sa fille qui avait dangereusement compromis son avenir.

Prényo la releva, et lui assura qu’elle ne risquait plus rien maintenant qu’il connaissait la vérité.

*

Prényo IV rencontra pendant la nuit des archiprêtres chthoniens, des magiciennes telluriques, des spécialistes des magies élémentales.

Tous lui assurèrent que la princesse Nynuvirdath était bien à l'origine de l'incursion en surface de l'Esprit Primitif des Profondeurs. Assez de témoins l'avaient vue se cacher dans les jardins, et les sorciers Protecteurs du Palais avaient clairement senti l'approche de l'Esprit, et perçu les incantations de Nynùvirdath.

Cependant, aucun ne croyait qu'elle avait invoqué elle-même le Primitif. Ces êtres n'ont jamais répondu à la magie des mortels. Seul un Démon tellurique aurait pu déloger la créature de son royaume profond. Et seuls des sorciers d'Orbelys auraient osé faire un pacte avec un tel Démon. À un prix très élevé. Un prix de sang. Le sang du Prince Héritier. La boucle était bouclée, la culpabilité de Nynù était prouvée sans l'ombre d'un doute.

*

À l’aube, l’Empereur des Trente-deux Mondes de l’Écarya avait pris sa décision. Il fit mander ses principaux ministres, son état-major, ses conseillers, et les membres éminents de la famille impériale.

Devant ce parterre des plus hauts seigneurs de tout l’Empire, il décréta la levée d’une grande armée de reconquête de l’Orbelys. Cette armée ne serait pas la première à se lancer dans une telle expédition, le légendaire Viyinh y avait déjà laissé la vie. Mais ce serait la dernière, jura l’Empereur, car la victoire en serait l’aboutissement.

Prényo IV prononça ensuite l’annulation de tous les titres de Nynùvirdath Darfnag Princesse d’Éon, suzeraine de Sò et d’Entyle, duchesse des Îles Boréales, comtesse de Quys, de Vermys et de Périalys. Elle serait conséquemment spoliée de tous ses biens et terres.

L’ordre fut ensuite donné de retrouver et de capturer à tout prix l’ex-princesse, pour la faire comparaître devant un tribunal impérial.

Enfin, d’une voix sourde, Prényo décréta que Nynùvirdath ne pourrait plus jamais porter le nom de Darfnag.

Ce dernier point lui avait été arraché par l’Impératrice, furieuse que son époux refuse l’exécution à vue de la félonne.

« C’est une Darfnag, avait-il dit. Personne ne doit porter la main sur elle.

—  Alors reprenez-lui son nom. J’accepterai alors qu’on ne lui prenne pas la vie, et je me plierai au verdict de votre tribunal »

Prényo savait qu’il n’en serait rien. Quoi qu’il arrive, Parji allait envoyer ses propres Assassins, et la tête de Nynùvirdath finirait dans un sac de toile que l’Impératrice ouvrirait fébrilement dans le secret d’une alcôve avant de payer l’exécuteur de la basse besogne.

Cela importait peu, finalement. Personne ne pourrait dire que lui, Prényo IV, n’était pas un empereur juste.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
DraikoPinpix
Posté le 25/04/2020
Du point de vue de l'Empereur, on se rend compte des gros ennuis que Nynú a à ses trousses. Enfin, c'était déjà le cas, mais c'est intéressant de voir le point de vue des antagonistes.
À bientôt !
Vous lisez