Une longue marche

Par Dersou

Les rues de la Cité Éternelle n’étaient jamais complètement désertes, même au creux de la nuit.

Il y avait toujours de la vie à toute heure, en particulier sur les grands axes qu’empruntaient les convois de marchandises, les voyageurs ou les soldats en manœuvre. Les marchés qui se tenaient au croisement de ces avenues ouvraient très tôt le matin.

Hurdoy avait fait part aux autres de son soulagement en constatant l’animation, même toute relative, qui régnait sur le pavé.

Il avait craint, un moment, que les autorités n’instaurent un couvre-feu. Xù avait ri à cette idée. On n’allait pas forcer des millions d’individus à rester cloîtrés chez eux, au risque de paralyser la ville et son économie, rien que pour empêcher une seule personne de se déplacer, fût-elle la plus recherchée de tout l’Empire. « Sauf votre respect» avait ajouté Xù d’un air narquois à l’adresse de Nynù.

La petite troupe de cinq personnes se déplaçaient donc d’un bon pas sans attirer l’attention des autres noctambules.

Pour faire bonne figure, chacun portait en bandoulière ou sur le dos une crosse de tomp. En cette période de l’année, il n’était pas rare de croiser des joueurs qui se rendaient à des tournois mineurs, quelque part dans les faubourgs reculés ou dans la proche province. La saison sèche et tiède arrivait, et avec elle les festivités et les célèbres tournois impériaux du Palatério. Il n’était jamais trop tôt pour reprendre la compétition si l’on voulait briller durant ces grandes fêtes populaires.

Ouvrant la marche, droit comme la rune Yad, Hurdoy devait souvent s’arrêter pour laisser les autres le rattraper. Il était le plus âgé mais, au cours de sa vie riche en aventures, il avait parcouru plus de lieues que tous ses compagnons réunis.

Ses yeux gris étaient toujours à l’affût du moindre danger qui pourrait surgir sur leur chemin.

Quand des soûlots se prenaient à hurler dans le lointain, Hurdoy posait sa main sur son flanc, près de sa ceinture. Et quand, au passage de la compagnie, des chats ou des chiens errants surgissaient en trombe des impasses sombres, le vieux maître d’armes saisissait nerveusement la garde de son épée courte bien cachée sous la crosse de tomp.

Derrière lui venaient Xù et Vopio. La talentueuse joueuse de tomp jonglait avec un galet qu’elle ne faisait jamais tomber. Elle avait couvert sa chevelure dorée du fichu vert qu’elle utilisait pendant les matches. Aussi attentive qu’Hurdoy, elle non plus ne perdait pas une miette des mouvements alentours, contrairement à Vopio qui baillait sans arrêt et traînait des pieds, le nez dans ses chaussures. Les chiens errants n’avaient qu’à bien se tenir : si ce n’était pas à la lame d’Hurdoy qu’ils goûtaient, ce serait au lourd galet de tomp que Xù pouvait décocher avec une redoutable précision.

Ils étaient talonnés par un jeune homme aux cheveux sombres. Ou peut-être une jeune femme, à y regarder de plus près, car ses vêtements amples (ou mal ajustés) rendaient l’identification malaisée. Nynù ne comptait pourtant tromper personne sur son genre. Ses traits d’une grande finesse, et sa peau pâle aussi lisse que celle d’une enfant, ses grands yeux d’un brun très foncé, presque noirs, surmontés de longs sourcils interrogateurs, étaient ceux d’une femme, sans contrefaçon.

La prêtresse n’avait pas sacrifié sa longue chevelure de jais pour être totalement méconnaissable, mais pour rendre la tâche plus ardue à ses poursuivants. Hormis ceux qui l’avaient côtoyée, au Palais ou au Temple de Gonveg, personne ne la connaîtrait autrement que par le signalement qui serait transmis à tous les fonctionnaires et officiers du pays.

Poliphée avait d’abord protesté vigoureusement en voyant Nynù sur le point de se couper les cheveux.

La matrone venait juste d’annoncer, les yeux humides, qu’elle ne les suivrait pas en dehors de la cité. Son mari s’efforçait encore de la convaincre du contraire, alors Poliphée avait sauté sur l'occasion offerte par Nynù pour changer de sujet.

« Quel gâchis, une si belle chevelure », avait-elle dit avec des trémolos dans la voix. « Mais si ça doit être fait, ma Dame, laissez-moi m'en charger, ce sera un honneur pour moi ».

Rem'mat avait fini par baisser les bras devant la détermination de sa femme. Il s'interrogeait même sur sa propre décision de suivre Nynù, quand à son tour Poliphée avait entrepris de lui démontrer qu’il n’avait pas le choix.

« Un de nous deux doit accomplir cette… mission, j'en ai la certitude ! Tu sais que je dois garder la boutique. Elle est à mon nom, elle est toute ma vie, et toi tu seras bien plus utile à Nessoï que moi. Dans tes moments de découragement, tu me disais que ton savoir était vain, et que connaître un peu tous les arts ne valait pas la maîtrise d'un seul. Je sais que l'avenir te prouvera bientôt le contraire. Les Dieux t'ont envoyé une élève à la hauteur de tes connaissances. »

Rem'mat marchait maintenant en silence à gauche de Nynù. Des rides barraient son large front, son crâne clairsemé luisait sous la lumière tamisée des feux-mages.

Il n’était pas tant inquiet que triste pour sa femme qu'il laissait derrière lui.

Nynù avait proposé à Poliphée de la conditionner, comme elle l’avait fait à la jeune servante des Limbes, Phersoé. Le visage de Rem’mat s’était aussitôt éclairé. L'autodidacte, qui ne cessait d'étonner Nynù par sa science étendue de la magie, lui avait même rappelé que le Dyorus pouvait oblitérer certains souvenirs, si la cible était consentante et pleinement détendue.

Ils avaient donc quitté une Poliphée profondément endormie dans son lit, et qui allait se réveiller à l’aube avec le vague souvenir que son mari était parti pour une affaire urgente à l’autre bout de la Cité. Nynù avait aussi gravé en elle la consigne inaltérable de ne pas s’inquiéter si Rem’mat restait absent plusieurs mois. Enfin, à la demande du petit magicien, elle avait glissé à Poliphée un nom dont cette dernière ne se souviendrait que dans six mois. C'était l'endroit où son mari l'attendrait dans un an jour pour jour s'il ne revenait pas avant.

*

Le groupe s’arrangea pour rester dans des petites rues parallèles aux grands axes. Ces rues étaient mal, voire pas du tout éclairées. Fort heureusement, la chaussée était plane et le pavé régulier, aussi personne ne trébucha pendant la première heure.

Ils entendaient parfois des chevaux ou des charriots circuler sur la grande rue, au-delà des demeures cossues qui les en séparaient.

Puis le pavé céda la place au gravier, et le gravier à la terre battue. Les demeures qu’ils dépassaient ne méritaient plus ce nom. Les termes « baraques » ou avec un peu d’imagination « maisonnettes » seyaient mieux aux habitations en bois qui s’entassaient derrières des fossés, de part et d’autre de la route. De temps en temps, une auberge à deux ou trois étages dominait l’ensemble de ses murs en pierre blanche.

Quand ils traversaient une nappe de lumière, à certains croisements, Hurdoy et Xù brandissaient leurs crosses et regardaient ostensiblement autour d’eux. Ce n’était pas une attitude suspecte de fuyards, mais celle de voyageurs habitués à faire de mauvaises rencontres, et qui signifiaient à d’éventuels bandits qu'ils ne seraient pas des proies faciles.

Nynù, quant à elle, se tenait prête à lancer le seul sort de Combat qu’elle connaissait. Rem’mat l’observait. Il ne s'était pas trompé. Il avait bien reconnu l’amorce de ce sort quand, avec Hurdoy, ils avaient surpris Nynù dans la ruelle. Un sort lent à préparer, mais capable de foudroyer toute une bande de larrons. Le magicien se promit d’expliquer à la prêtresse que ce sort de destruction massive n’était pas, disons, approprié quand on se déplaçait avec des amis. Il lui demanderait aussi où une jeune fille comme elle avait bien pu apprendre une telle magie.

Pour le moment, il se taisait. Personne ne parlait plus depuis longtemps.

*

Bientôt les faubourgs cédèrent la place à la campagne. Les habituels jardinets devant les cabanes devinrent de vastes jardins de maraîchers, puis des champs en jachère ou fraîchement labourés.

À l'est, entre les sempiternels peupliers qui jalonnaient la plupart des routes du Palatério, le ciel commençait déjà à rosir.

Depuis longtemps le sol sous leurs pieds suivait une pente ascendante, et lentement mais sûrement ils s’élevaient au-dessus des brumes de la vallée du Quusinyyl.

Hurdoy indiqua un chemin qui partait à l’assaut d’une colline, sur leur droite, entre des rangées de vignes. Nynù entendit Xù s’étonner. « Tu es sûr de toi? ». Le vieil homme hocha la tête, et le petit groupe quitta la route principale.

Après plusieurs lacets très raides, le chemin s'engagea sur une crête qui offrait une vue dégagée de part et d'autre. Ils s'arrêtèrent pour reprendre leur souffle et admirer le paysage.

Vers le nord, à plusieurs lieues en contrebas, lovée dans une large boucle du majestueux fleuve Quusinyyl, la Cité éternelle scintillait entre les nappes de brouillard. À peine visible à cette distance, la Colline montrait un bout de son dos sombre, hérissé de tours et de bâtiments qui découpaient leurs minuscules silhouettes sur le miroir doré du fleuve.

Nynù frissonna malgré elle. Si loin, et pourtant encore si près. Un oiseau-lige aurait pu décoller du Palais et se poser près d'elle, sur la crête, en moins d'un quart d'heure.

Machinalement, cherchant du réconfort, elle fit le geste de toucher les deux pierres de tigre qui ornaient son col. Elle se souvint alors qu'elle les avait enlevées et rangées dans son balluchon. Elle n'était plus princesse, elle n'était plus prêtresse. Ce qui faisait d'elle… quoi ? Une joueuse de tomp ? Elle connaissait à peine l'existence de ce jeu populaire quelques jours auparavant ! Cela résumait bien sa propre existence. Trois ans plus tôt, elle avait choisi de quitter la voie royale qui était tracée devant elle. Jamais elle n'aurait imaginé tomber si bas. Non, elle se trompait. La femme qu'elle était devenue ne regrettait rien. Il y a pire déchéance, songea-t-elle, que d'être entourée de personnes qui risquent leurs vies pour vous aider.

Hurdoy laissa ses compagnons admirer encore un peu le spectacle qui s'offrait à eux, puis il claqua des mains. « Allez, allez, il va bientôt faire complètement jour. Nous devons continuer, nous y sommes presque. »

Vers le sud, à main gauche des voyageurs, s'étalait leur objectif, une forêt aussi noire que silencieuse, et dont les limites étaient celles de l'horizon argenté.

La forêt de Selmuyr n'était pas la plus grande forêt du Dajà, loin s'en fallait. Elle ne méritait même pas le titre de plus grande surface boisée du Palatério mais, de par sa proximité avec la Cité, elle faisait partie de l'histoire de l’Empire, et de nombreuses légendes y prenaient place. À la fois réserve impériale de chasse, forêt sacrée pour certains ordres sylvains, source d'essences rares pour les herboristes et de bois d’œuvre pour les charpentiers de la région, elle était intelligemment exploitée, et elle avait conservé son caractère primaire dans ses parties les plus difficiles d'accès.

Tournant le dos à la Cité Éternelle qui s'éveillait dans l’aube scintillante, les cinq marcheurs se dirigèrent vers la forêt. Ils empruntèrent bientôt un discret sentier qui s'enfonçait dans l'épaisse végétation.

*

Une heure plus tard, la petite troupe s'arrêta et s'installa sous le couvert d'immenses sapins qui s'élançaient comme des piliers vivants vers le ciel invisible.

Xù crut percevoir, à la limite de l'audible, un cor de chasse et quelques aboiements. Elle intima aussitôt le silence à ses compagnons. Mais à part le chant lointain d'un coucou nul autre son ne vint troubler le calme absolu de la forêt.

Hurdoy, Rem'mat et Nynù décidèrent de faire le point sur la situation. Vopio n'avait pas attendu pour s'allonger sur un tas d'aiguilles sèches et s'endormir presque aussitôt. Xù, quant à elle, s'éloigna sans un mot entre les sapins.

— Je ne perçois plus les tentatives des Mentiques depuis que nous avons passé la ligne de crête, commença Nynù. Est-ce qu'ils sauront que nous sommes entrés dans la forêt ?

— Tous ces sorciers exercent probablement leur pouvoir depuis le Palais, ou depuis ses annexes. Leurs informations sont donc redondantes et ne peuvent pas être recoupées, répondit Rem'mat. Ils savent que vous vous êtes dirigée vers le sud, mais rien de plus.

— De bons soldats n'ont pas besoin d'en savoir plus, s'inquiéta Hurdoy. Il faut repartir.

— Au sud de la Cité, il y a d'abord les faubourgs qu'on a traversés et d'autres encore à l'ouest et à l'est. Il y a ensuite la forêt, certes, mais aussi des pâtures, des villages, des temples. Ça fait une grande région à ratisser même pour des soldats aguerris.

— Ils vont pourtant le faire, estima Nynù. L'Empereur mettra les moyens pour me retrouver et, quand ils auront dépêché des sorciers mentiques un peu partout dans la région, ils pourront pointer cet endroit précis sur une carte.

— Raison suffisante pour ne pas s'éterniser ici ! insista Hurdoy.

— Nous avons besoin d'un peu de repos. De plus, votre idée était de nous déplacer uniquement à la nuit tombée.

— C'est vrai, mais j'ai maintenant l'impression que nous sommes entrés dans un gigantesque piège prêt à se refermer sur nous. Cette forêt n'est pas la Forêt Infinie. Une armée pourrait l'encercler en quelques heures. Ah ! Si seulement nous avions des chevaux, nous pourrions…

— Et si ma tante en avait… lança soudain Xù qui était revenue sans un bruit.

Rem'mat pouffa. Bon joueur, Hurdoy botta une pomme de pin en direction de Xù qui esquiva le cône en riant. Nynù resta de marbre, ou ne comprit pas la blague, ce qui n'échappa pas aux autres.

— Soyons sérieux, reprit Hurdoy. Il va nous falloir redoubler d'efforts, et sacrifier notre confort, au moins dans un premier temps. Je me sentirai mieux quand nous serons à la lisière opposée de cette forêt.

— Alors c'est d'accord, céda Nynù. Je vous laisse réveiller le jeune Vopio et lui expliquer la situation.

*

Ils s'étaient remis en marche depuis plusieurs heures quand, au détour d'un chemin qui sinuait entre les parois d'un ravin, ils passèrent au pied d'un temple perché sur un immense rocher.

— L'ordre de Merrem. Un ordre chthonien, chuchota Rem'mat.

Nynù jeta un regard plein de nostalgie et d'envie en direction du modeste bâtiment en surplomb. Elle aurait pu être là-haut, ou dans un endroit semblable, à méditer, lire et étudier les mystères anciens, entourée de prêtres et prêtresses silencieux. Malheureusement le destin en avait décidé autrement. Et Gonveg n’existait plus.

Peu de temps après, le groupe traversait une vaste clairière quand soudain il tomba sur une dizaine de bûcherons en pleine pause. Xù se raidit et jura à voix basse, visiblement furieuse de n'avoir pas anticipé cette rencontre.

Les bûcherons étaient assis sur des bûches, ou vautrés sur des tas de feuilles. Certains dormaient, la plupart somnolaient, ce qui expliquait l'absence de bruits qui auraient pu alerter Xù, l'ouïe la plus fine du groupe. Leurs haches étaient posées sur le fer ou plantées dans des troncs.

Sans se démonter, Hurdoy salua de sa crosse les forestiers silencieux. Rem'mat l'imita, puis Xù. Les bûcherons rendirent vaguement le salut, l'un d’une main, l'autre de la tête, bougonnant quelques mots inaudibles. Cependant leur apathie n'était qu'apparente, car Nynù surprit certains regards bien éveillés dans sa direction et dans celle de Xù.

Dès qu'ils furent hors de vue des bûcherons, Hurdoy demanda au petit groupe de quitter le sentier. Lui aussi avait remarqué les coups d’œil appuyés vers les deux femmes. En bon soldat, il ne pouvait tourner le dos à un danger potentiel.

Ils dévalèrent un talus et prirent une sente parallèle au chemin qu’ils venaient de quitter. Cette précaution sembla d’abord inutile, car quelques minutes plus tard ils entendirent le choc sourd des haches contre le bois, des ahanements et des éclats de rires. Les forestiers avaient repris leur travail. Le maître d'armes décida malgré tout de rester à l’écart du chemin initial.

Bien leur en prit. Xù leva soudain la main pour leur fit signe de s'accroupir. Presque aussitôt, le galop d’un cheval résonna à travers les buissons qui les séparaient du chemin.

— Votre magie vous permet-elle de connaître l’identité de ce cavalier, ma Dame ? chuchota Hurdoy.

— Hélas non ! Espérons seulement qu’il ne s’agisse pas d’un poursuivant.

Ils attendirent que le bruit des sabots s’évanouisse complètement avant de reprendre leur progression. D’après Xù, le cheval ne s’était pas arrêté au niveau des bûcherons. Hurdoy se détendit un peu à cette nouvelle, mais il pressa quand même l’allure. Vopio n’en pouvait plus et râlait à la moindre occasion. Peu rompue à de si longues marches, Nynù souffrait elle aussi, mais aucune plainte ne sortirait jamais de sa bouche. « Les Darfnag mordent jusqu’au dernier souffle », avait dit Xù dans son mouvement d’humeur. Elle ne croyait pas si bien dire.

*

En milieu d'après-midi, ils s'accordèrent une petite halte sur la rive ensoleillée d'un ruisseau. Ils en profitèrent pour remplir leurs gourdes et manger quelques biscuits secs, ou tremper leurs pieds gonflés dans l’eau glacée.

Soudain, Nynù se figea. Elle croisa à la hâte ses mains sur sa poitrine et, les yeux fermés, entama une sorte de litanie, des chuchotements rapides ponctués de brefs mouvements de la tête.

Rem'mat fit signe à ses compagnons de ne pas intervenir mais ces derniers se doutaient déjà qu'ils assistaient à une parade magique.

Fascinés, ils regardèrent Nynù qui luttait contre un ennemi invisible. Avec sa coupe garçonne et ses habits trop grands – une vieille veste beige au col large, et des pantalons bouffants – celle qu’ils avaient d'abord connu comme une prêtresse pleine d'assurance paraissait maintenant plus fragile, et plus jeune que jamais.

Tous – y compris Xù – ressentirent à cet instant une profonde affection pour Nynù, et l'envie irrépressible de la protéger, de la prendre dans leurs bras. Mais dans le même temps, et avec la même intensité, ils eurent le sentiment diamétralement opposé d'être devant un brasier dangereux, une force brute qui pouvait les anéantir sans aucun effort.

Nynù rouvrit les yeux. Un grand sourire éclaira son visage.

— Un Limier. Le premier à m'avoir trouvée.

Hurdoy ne comprenait pas la bonne humeur de la jeune femme.

— Nous sommes fichus, alors...

— Non. Je l'ai libéré, il est retourné dans son univers.

— Libéré ?

— Les Limiers sont des élémentaux liés par un sort d'asservissement, ne l'oubliez pas. Je ne sais pas créer des Liens, car mon Kian l'interdit, mais je sais maintenant les défaire. Cet élémental ne retournera pas de sitôt chez ses maîtres.

— Je ne comprends pas, intervint Xù. Pourquoi fait-on tout un plat de ces sorts de Situation et de ces fameux Limiers si le premier venu peut les déjouer ?

— Détrompe-toi, Xù ! s’exclama Rem'mat. O'Nessoï n'est pas le premier venu, loin de là ! Cependant je n'avais jamais entendu parler de cette parade, maîtresse. C'est habile, très habile.

— Merci, Rem'mat. J'ai improvisé. Sans trop de mérite, je l'avoue, car j’abhorre la Magie des Liens, et la défaire me remplit de joie. Les prochains limiers – car il y en aura – seront plus faciles à libérer, maintenant que je sais quoi faire !

Le petit mage hocha la tête, lentement, et ne dit plus rien. Dans son regard se lisait de l'admiration. Et autre chose qu'Hurdoy fut le seul à deviner. Le maître d'arme l'avait si souvent rencontrée, chez tant de personnes, qu'il reconnaissait maintenant la peur sous toutes ses formes.

La troupe se remit en route. Ils se sentaient tous le cœur plus léger, car une menace invisible venait d'être écartée. Tous sauf Rem'mat. Aussi dilettante fût-il, il n'ignorait pas qu'un Lien ne se brisait pas comme ça, en quelques minutes. Il ne savait pas s'il devait se réjouir de la puissance cachée de Nynù, ou la craindre. Nynù elle-même semblait ignorer l’étendue de ses pouvoirs, et il n’est pire faiblesse que d’ignorer ses propres forces.

*

À la fin de la journée, fatigués mais soulagés, ils étaient enfin parvenus à l’autre extrémité de la forêt. Ils avaient croisé plusieurs routes pavées, entendu les éclats de voix de pèlerins peu discrets, et vu de loin en loin, entre les branches, quelques toits de chaumières nichées au fond de vallons défrichés, mais pour l’essentiel le voyage s’était passé sans encombre.

Le soleil brillait encore d'un bel éclat orange juste au-dessus de la ligne brune de l’horizon. Le coucher de l’astre s’annonçait spectaculaire. Peu enclins à goûter à cette poésie pastorale, les marcheurs exténués profitèrent plutôt des derniers instants de lumière pour s’aménager un bivouac pas très loin de la lisière. Ils entassèrent des feuilles mortes en guise de litières, et ils coupèrent des branches pour en faire des paravents qui les protégeraient un peu plus des regards indiscrets.

Hurdoy vit Nynù qui s’éloignait, seule, en direction d’une petite clairière qu’ils avaient traversée peu de temps avant l’ultime arrêt. Il regarda Xù pour vérifier qu’elle aussi suivait les mouvements de la prêtresse.

« Garde un œil sur elle, veux-tu ? » lui demanda-t-il à voix basse, sans desserrer les lèvres.

La femme blonde acquiesça en silence et se remit à couper de longues branches feuillues, tout en s'écartant à son tour lentement du bivouac.

Quand Nynù revint, un peu plus tard, il faisait presque nuit. Aucun feu ne serait allumé, dans un évident souci de discrétion.

La jeune femme tenait une pleine brassée d’herbes odorantes que Rem’mat identifia sans peine. Lui aussi avait remarqué ces herbes en passant dans la clairière, mais il était loin de deviner l’usage que voulait en faire Nynù.

— J’attire les regards, je n’y peux rien. Je ne passerai jamais pour une paysanne, ou une personne du peuple, commenta Nynù devant leurs regards interrogateurs.

Hurdoy attendait la suite avec une certaine inquiétude. Rem’mat comprit alors où la prêtresse voulait en venir.

— Maîtresse Nessoï ! Vous risquez de vous endommager la peau de manière irréversible !

— Je ne vais pas me transformer en crapaud. Ces plantes ne produisent pas un effet très spectaculaire, mais il peut durer plusieurs jours. Si ça fonctionne, j'aurai de quoi recommencer pendant quelques semaines. Et si c'est ma peau qui vous préoccupe, maître, je sais aussi préparer des onguents réparateurs très efficaces.

Les mains sur les hanches, une moue dubitative sur les lèvres, Xù hésitait visiblement à faire un commentaire désobligeant. Mais elle se contenta de hausser les épaules avant de s'allonger en grommelant sur son matelas végétal.

Vopio observa quelque temps Nynù en train de découper les feuilles et se les frotter délicatement sur le visage. Rem’mat et Xù étaient déjà profondément endormis. Quant à Hurdoy, il rôdait encore dans les parages, vérifiant pour la énième fois que le bivouac n’était pas visible depuis le chemin.

La lumière du crépuscule donnait à la jeune prêtresse l’apparence d’une statue de bronze luisante, aux gestes lents, solennels, à l'aura surnaturel.

Comme hypnotisé par cette vision, le jeune garçon sombra à son tour dans le sommeil.


 

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DraikoPinpix
Posté le 25/04/2020
Un chapitre qui nous laisse respirer, que ce soit les lecteurs, lectrices et les personnages. Belle promenade en pleine forêt, en tout cas.
Je continue, à bientôt !
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