La chrysalide

Lunade

Fête nocturne du solstice d'été célébrée dans le royaume de Faeril en lien avec le culte du soleil. De grands feux terrestres, homologues de l’astre diurne et parfois ravivés avec du laurier pour les faire crépiter, sont allumés aux points de croisement des chemins pour écarter les démons et les tempêtes. S'y déroulent aussi certains rites de passage pour la jeunesse.

 

 

Souffre s’éveillait à peine. L’étrange spectacle qui s’offrait à elle ne l’aidait en rien à quitter les brumes du sommeil. Elle cligna des yeux comme pour s'éclaircir la vue et l'esprit. Elle ne comprenait pas ce qui se dressait en face d'elle. Les fils de coton coloré du cache-pot de sa pousse de mesquite étaient distendus à l’extrême et la toile imperméable paraissait sur le point de se rompre. Elle se redressa sur un coude pour l'observer, pupilles dilatées de stupéfaction.

On ne pouvait plus parler de pousse, ni même de plant. En quelques heures, elle s'était développée au point que ses racines avaient fait exploser son pot. Les tiges ramollies qui, hier encore, peinaient à supporter ses quelques folioles, s’étaient épaissies et transformées en véritables branches. Elles s’enchevêtraient de manière si étroite qu’elles constituaient une sorte d’œuf végétal de près de cinquante centimètres de haut. Était-ce la chaleur de l’aire de sable qui lui avait été bénéfique ? La réponse lui échappait.

Son estomac gronda, lui rappelant qu'elle était affamée. La veille, après avoir découvert des flaques noires et visqueuses un peu partout sur l'esplanade extérieure, elle s'était rendue à la rivière pour se laver les mains. Sans qu'elle sache pourquoi, le simple toucher de cette substance lui donnait des frissons de dégoût. Elle avait sacrifié son châle pour en faire une nasse de fortune, afin de s’essayer à la pêche dans le ruisseau. Tandis que les processions de la Lunade s'ébranlaient partout en Faeril, elle avait passé toute sa soirée à attraper trois malheureux gardons pas plus gros que sa main. Mais ce premier repas chaud depuis des jours lui avait fait un bien fou.

Elle s’était ensuite mise en quête d’écorce qu’elle avait découpée en lanières et tressée pour confectionner un petit récipient. Elle l’avait rempli d’eau et transporté dans l'antre de Kaliya, où elle avait encore passé beaucoup de temps à examiner cette étrange machinerie qui tournait sans discontinuer, en évitant de la toucher cette fois. À présent, revigorée par un sommeil enfin réparateur, elle observait, fascinée, ce qu’il était advenu de sa plante après deux nuits passées dans l'aire de nidification.

Visiblement en pleine santé, elle n’avait plus grand chose à voir avec la frêle pousse qu’on lui avait offerte. Elle resplendissait et ses feuilles d'un beau vert tendre contrastaient avec le sable noir. Souffre tendit un doigt timide pour les toucher et le retira très vite : le buisson venait d'être secoué d'un violent soubresaut. Surprise et un peu inquiète aussi, elle ouvrit la bouche et la referma sans avoir prononcé un mot. Elle ne comprenait pas ce qui se jouait mais elle savait qu’il se passait quelque chose.

C'est alors qu'il s'embrasa d'un seul coup !

Souffre poussa un cri de panique. Elle eut un mouvement de recul mais, de manière inexplicable, la perspective de voir cet arbuste, dont elle s'était efforcée de prendre soin ces derniers mois, réduit en cendres en quelques minutes, la mettait dans tous ses états. Cherchant son châle trempé du regard, elle se souvint qu'elle l'avait laissé à la rivière, la veille. Elle s’empara du bol d'écorce et en jeta le maigre contenu sur le feu mais les remous de l'air autour du récipient ne firent hélas qu’attiser le brasier. Rendue presque hystérique par l'urgence de la situation, elle faillit faire quelque chose de stupide, comme tenter de l’étouffer à mains nues.

Puis les flammes changèrent de couleur, passant de l'orange vif à un vert profond. Le feu s’éteignit en quelques secondes et il ne resta plus qu'une brassée de cendres chaudes. Souffre se laissa tomber sur ses talons, sous le choc. Elle tendit une main vers la poussière, sur le point d’y plonger les doigts, quand une légère ondulation l’arrêta net. Chaque muscle de son corps se raidit. Les débris s’agitèrent, frémirent et une petite tête orangée émergea soudain. Minuscule et timide, l’oiseau se redressa avec grâce et ses plumes se mirent à briller.

« Qu’est-ce que… »

À la fois émerveillée et tétanisée, la jeune femme ne trouvait plus ses mots. Cela n'avait pas grande importance. Même si elle avait besoin de les extérioriser, elle n'avait de toute façon personne à qui faire part de ses émotions. L’oisillon ouvrit les yeux, secoua les ailes avec une maladresse touchante et pencha la tête de côté, curieux. Elle tendit un doigt vers lui, il recula dans la précipitation sur le sable et se mit à piailler. Souffre lui sourit, attendrie, puis, sans transition, son visage exprima l'incrédulité la plus complète. Ses yeux s'élargirent et elle se plia en deux avec un hurlement terrifié, se tenant la tête à deux mains et se balançant d’avant en arrière.

« Non, ne fais pas ça ! Sors de mes pensées. Je ne veux pas de ça, je ne veux pas. Va-t’en, sors de là ! »

Son débit s’était accéléré et sa voix avait pris une intonation aiguë de petite fille apeurée qu'elle détestait. Elle respirait vite et fort, les doigts crispés sur ses cheveux jusqu’à les arracher. Penchée en avant, repliée sur elle-même, elle secouait la tête en signe de déni. Les piaillements, d’abord légers et mélodieux, se firent alors plus perçants, presque désespérés. À l'inverse, elle se détendit peu à peu. Il cherchait à communiquer mais, à force de faire, elle avait réussi à lui fermer son esprit.

Souffre resta prostrée, recroquevillée sur elle-même, puis elle se redressa avec lenteur et posa les yeux sur l'oisillon. Il avait les traits fins. Une aigrette dorée, superbe et vaporeuse, se dressait au-dessus de sa tête. Ses plumes chatoyantes l’enveloppaient d’un manteau de soleil et sa gorge était couleur de feu. Ses courtes pattes vermillon avaient des reflets éblouissants et il dégageait un parfum agréable.

Elle savait ce dont il s'agissait : un phénix, ressuscité dans les flammes. Comme toutes les mystérieuses créatures dont Faeril se vantait d'être en possession, elle avait étudié celle-ci à l'académie du Saint-Office. C'était d'ailleurs plus un cours sur le folklore du royaume voisin qu'une leçon de biologie animale, et pas une seconde elle n'avait cru que les phénix existaient en réalité. Elle avait à présent sous les yeux la preuve qu'elle s'était trompée, mais comment était-ce possible ?

Par quel prodige une malheureuse pousse de mesquite flétrie avait-elle pu s'épanouir si vite, prendre feu de cette manière et donner naissance à cette chose ? Elle ne voyait qu'une explication, qu'elle répugnait à envisager et qui tenait en un seul mot : magie. La petite voix d'Anella ressurgit soudain à l'orée de ses pensées :

« La légende raconte qu'une femme possédée par un djinn endormi aurait eu, à sa mort, la faculté de se réincarner en une créature fabuleuse grâce à la sève du mesquite... »

Souffre secoua la tête, essayant de repousser ce souvenir aussi loin que possible. Elle considéra l'oiseau mythique. Il affichait un air si misérable qu'elle sentit son cœur se serrer. En matière de créature fabuleuse, force était de constater que le phénix se posait là, mais son existence à elle seule était un blasphème. Sans même parler de ce qu'on lui avait martelé ces derniers mois à l'académie, toute sa vie, depuis qu'elle était en âge de se préoccuper de ce que l'on pensait d'elle et de la malédiction dont elle était censée être l'objet, elle avait été terrifiée par la magie. Elle était incapable d'accepter cette histoire à dormir debout !

Pourtant, l'oiseau était là, bel et bien réel, et une telle impression de fragilité se dégageait de lui qu'elle s'en trouvait indécise.

« Que vais-je bien pouvoir faire de toi, maintenant ? Je n'ai jamais possédé d'animal, encore moins une créature comme toi. J'étais tout juste bonne à m'occuper d'une plante, et encore était-ce par fierté mal placée plus que par véritable intérêt. Tu as choisi le pire moment pour éclore, j'en ai peur. Je suis loin d'être la personne idéale, je ne sais rien de toi ni de tes besoins... Peut-être que la première chose à faire serait de te trouver un nom ? »

Sîna.

Chaque muscle de son corps se tendit lorsque ce mot résonna à l'intérieur d'elle-même. Ce n'était pas une voix étrangère qui lui parlait, comme ça avait été le cas quelques minutes plus tôt, la terrifiant au-delà de tout. Non, c'était plus comme... une certitude, celle de savoir qu'elle avait à faire à une jeune femelle du nom de Sîna. D'où est-ce qu'elle lui venait ? Ça, elle n'en avait aucune idée.

Un grondement sourd la tira soudain de ses réflexions. Souffre se retourna et constata que la lumière du jour s'immisçait peu à peu dans la caverne depuis le sommet de l'escalier. La paroi rocheuse qui fermait l'entrée était en train de se relever dans un bruit de tonnerre. Quelqu'un arrivait, quelqu'un qui savait de quelle manière accéder à la grotte, ou qui l'avait découvert comme elle. Cela pouvait-il être la petite-fille de Feriel ?

Inquiète, elle chercha du regard un endroit où se cacher, il n'y en avait pas. Abandonnant le phénix dans son nid de cendres, elle courut s'accroupir derrière l'imposante machine qui trônait au centre de la cavité, bien consciente qu'il ne serait nul besoin d'un examen méticuleux pour la découvrir. Elle réalisa vite que ce n'était pas l'enfant qu'elle était venue chercher. La silhouette était celle d'un homme, indubitablement, et puis surtout, ils étaient deux. Elle fronça les sourcils. Cette stature, cette façon de se tenir...

« Lucius ? »

Médusée, elle battit des paupières et sortit la tête de derrière son abri. C'était bien lui, accompagné d'un autre inquisiteur en lequel elle ne tarda pas à reconnaître Louis Longsault. Lucius sourit, dévala le reste des marches et la prit dans ses bras avec fougue. Elle lui rendit son accolade, enchantée de leur présence, puis l'examina d'un œil critique et porta la main à sa joue.

« Seigneur, on peut savoir ce qui t'est arrivé ? On dirait que tu as reçu une sacrée correction ! Un mari jaloux ? »

Elle s'était exprimée sur un ton à la fois ironique et moqueur, c'était une plaisanterie bien sûr. Elle retrouva néanmoins vite son sérieux face au malaise évident de Lucius. Elle chercha un éclaircissement dans les yeux de Longsault, le découvrit amaigri, vieilli de dix ans. Sous le choc, elle laissa son regard aller de l'un à l'autre, incapable d'imaginer une explication qui tienne la route.

« Mais enfin, quoi ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Allez-vous me le dire, à la fin ?! »

Lucius plissa les lèvres, de toute évidence bien décidé à n'en rien faire. Souffre serra les dents, soupira avec exaspération, et tourna vers Longsault un regard exigeant. L’inquisiteur hocha la tête d'un air résigné et chercha ses mots durant quelques secondes avant de se mettre à parler.

« Je ne t'apprendrai rien en me déclarant dépendant à l'alcibium, n'est-ce pas ? Il se trouve que ces dernières semaines, cette addiction a pris des proportions démesurées, il était plus que temps d'y mettre un terme. Je me suis donc sevré et... Eh bien, disons que cela ne s'est pas très bien passé. »

Elle haussa un sourcil sardonique. À le voir, c'était un doux euphémisme mais, si cela expliquait son allure générale, sa perte de poids, ses joues creusées et les cernes noirs sous ses yeux, cela n'éclairait en rien Souffre concernant le visage cabossé de Lucius. Elle ne dit rien, se contentant de jeter un rapide coup d'œil au jeune homme avant de revenir à Longsault. Les traits de ce dernier s'assombrirent un peu plus et elle sentit une sourde inquiétude se répandre en elle.

« Les malaises dus au manque sont en général assez impressionnants. Ils sont souvent violents et...

— Ne me dites pas que c'est vous qui lui avez fait ça !

— Je n'étais pas conscient de ce que je faisais, j'étais en pleine crise ! Très agité. Il a craint que je ne me blesse moi-même, il a essayé de m'immobiliser le temps que je me calme mais... Je l'ai cogné !

— C'est le moins que l'on puisse dire, en effet !

— Laisse tomber, Souffre, ce n'est pas grave. Je n'ai rien de cassé, ce ne sont que des bleus qui disparaîtront bientôt. Mettons cela de côté. Et toi, qu'est-ce que tu fiches ici ? La religieuse nous a dit que tu étais partie à la recherche d'une petite fille. J'ai trouvé ça assez étonnant de ta part, je dois dire... »

Cela l'était, en effet, sauf si l'on connaissait l'identité de la gamine en question. Souffre passa les détails de son voyage depuis Sainte-Croix pour leur expliquer dans quel état elle avait trouvé le sanctuaire des Eaux Claires et Nân Espérance s'apprêtant à brûler le corps de la fondatrice de leur ordre, à savoir Feriel elle-même.

« L'enfant que je cherche est sa petite-fille. Je me suis dit que cela pouvait valoir le coup d'essayer de la trouver et de lui poser quelques questions, quitte à être venue jusqu'ici. C'est notre dernière piste vers Dasin... Mais vous ? Qu'est-ce que vous faites ici ? »

Les deux hommes échangèrent un regard puis Louis se laissa tomber sur le sable noir et reprit la parole.

« Nous étions inquiets pour toi. Après ton départ du Mont Vertu, les attaques se sont multipliées dans tous les royaumes des Terres d'Obole, sauf le nôtre, mais peut-être la situation a-t-elle déjà changé depuis que nous nous sommes mis en route. Tu l'as vu de tes yeux, le sanctuaire a été dévasté. J'ai moi-même subi un assaut quand nous étions à Ambon pour enquêter sur ces incidents.

— Un assaut ? Comment cela ? Avez-vous été blessé ?

— Une brûlure assez sérieuse, rien de plus, ne t'en fais pas. Cependant, ces mercenaires ont quelque chose de démoniaque. Ils chevauchent des créatures surnaturelles, des vouivres d'un noir de jais, ils n'ont pas de visage, ils sont dotés d'une force physique hors du commun. Ils sont... Je ne sais même pas ce qu'ils sont, mais ils ne peuvent qu'être nés de la magie la plus noire. »

Il y eut un pépiement timide et Longsault sauta soudain sur ses pieds. Le phénix s'était approché de lui pour frotter sa petite tête contre sa cuisse.

« Seigneur, qu'est-ce que c'est que ça ?! »

Souffre soupira en décochant un regard noir à l'oisillon. Elle chercha une explication plausible. Elle ne se voyait pas décrire à son mentor l'incroyable phénomène auquel elle avait assisté. Elle pouvait toujours inventer une histoire à dormir debout à propos de volatiles qui auraient investi une grotte abandonnée depuis longtemps, seulement Longsault n'avalerait jamais ça. Elle jeta un bref regard à Lucius, le suppliant d'intervenir pour faire diversion, mais le jeune homme semblait aussi curieux que son maître. Il s'était penché en avant pour examiner la petite créature et ne tarderait sans doute pas à l'identifier.

« C'est une aire d'éclosion. Il y avait un buisson de mesquite qui abritait un œuf de phénix, lequel s’est brisé ce matin... »

Elle s'était exprimée d'un ton résigné, comprenant qu'elle allait devoir dire la vérité, ou une partie en tout cas. Lucius sursauta et se pencha encore davantage, fébrile tout à coup.

« Un phénix ? Ils existent réellement ? Mais... Ne sont-ils pas censés naître dans les flammes ?

— C'est bien ce qui s'est passé. Le buisson a soudain pris feu et cette chose est sortie des cendres à peine quelques minutes plus tard. Vous êtes arrivés peu après. »

Lucius tendit un doigt vers l'oisillon et commença à jouer avec. Exaspérée par sa désinvolture, elle se tourna vers Longsault et constata qu'il la dévisageait avec une intensité qui la mit mal à l'aise. Sa bouche s'assécha, son cœur manqua un battement. Elle dut prendre sur elle pour ne pas danser d'un pied sur l'autre. Il savait qu'elle dissimulait quelque chose, c'était sûr et certain, elle ne pouvait espérer le duper plus longtemps.

« Est-ce que tu t'es liée à lui, Souffre ? »

Ses yeux s'écarquillèrent de stupeur et elle ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun son n'en sortit.

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