Sentinelle arachnide
Petit artefact mécanique en forme d'araignée, souvent utilisé comme sentinelle pour protéger certains sites. Animée par la magie des alchimistes faeries, elle attaque les intrus en leur inoculant un poison auquel elle est elle-même immunisée. On la prétend aussi capable de s'autoréparer en cas de dégât externe.
Le jour déclinait peu à peu. Autour d’eux, la forêt de Valfort s’étirait à perte de vue et, sous le couvert des arbres, la luminosité chutait vite. Ils avaient quitté la cabane de bûcheron depuis plusieurs jours et l'humeur de Louis n'était pas allée en s'arrangeant. Les jambes en compote, le dos roide, il n'avait jamais autant senti peser sur lui le poids de son âge. Par chance, au début de leur voyage, l'alcibium avait bien atténué les douleurs causées par son bras brûlé mais il le rendait fébrile et, sans parler du fait que ses réserves fondaient comme neige au soleil, il détestait se montrer à Lucius dans cet état.
Ils avaient pris direction nord-ouest, vers la partie faerie des Monts de Blond où se trouvait le sanctuaire des Eaux Claires. Ils ne s'étaient aperçus qu'ils passaient en Faeril qu'en tombant par hasard sur une borne frontalière portant l'emblème de ce royaume, un masque décoré de pierres de jade verte. Cela faisait deux jours, déjà. Depuis lors, tandis que Lucius continuait d'avancer d'un bon pas, Louis se traînait, épuisé, au bord de l'effondrement.
Le soleil n’éclairait plus que la cime des arbres quand ils pénétrèrent dans une vaste clairière. Un dolmen d’une vingtaine de mètres de long l’occupait, succession de lourds monolithes qui formaient une allée couverte de schiste. Au cœur de la verdure, le lieu était enchanteur et le haut inquisiteur sentit un immense soulagement l’envahir. Les jambes douloureuses, il s’approcha de l’entrée et s’appuya sur l’un des menhirs dressés. Il ne rêvait plus que d'une chose : s’allonger sur un tapis de brindilles et dormir.
Lucius s’aventura sous le portique et Louis lui emboîta le pas. Ils remontèrent l'allée de pierres à travers lesquelles filtraient les rayons du soleil couchant. Ils traversèrent une première antichambre puis descendirent trois marches taillées dans la roche pour accéder à l’espace principal. Depuis l'extérieur, les lieux paraissaient exigus mais c'était loin d'être le cas. La caverne était vaste et avait, de toute évidence, servi de refuge à quelque voyageur dans le passé.
Louis plissa le nez. L'odeur qui s'en dégageait était désagréable, mélange de terre et de bois pourri. Des objets cassés gisaient çà et là, dont un qui avait tout l'air d'être l'une de ces mystérieuses sentinelles arachnides dont il avait entendu parler. Des traces de feu noircissaient le sol à plusieurs endroits. Des bûches étaient entreposées dans un coin et des coupelles métalliques pleines de poussière pendaient aux murs. La seule chose en bon état semblait être un coffre ancien disposé à côté des résidus d'une paillasse moisie. Il contenait un stock de bougies, une pierre à feu, de la ficelle et d'autres objets de première nécessité.
« Parfait, on va pouvoir s'installer ici pour la nuit ! »
Louis tourna sur lui-même, haussant un sourcil sceptique. Avant cela, il allait falloir faire un sacré ménage, mais Lucius n'avait pas l'air découragé par l'ampleur de la tâche. Exténué, l'inquisiteur se laissa glisser contre la paroi et ne bougea plus. Des crampes et des contractions musculaires lui agitaient les jambes et il souffrait de picotements dans les mains depuis le matin.
« Ça va, j'ai compris. Je vais aménager le campement tout seul, reposez-vous.
— Une nuit n'y suffira pas, Lucius, on va devoir rester ici plusieurs jours... »
La veille, le jeune homme lui avait donné la dernière bille d'alcibium en leur possession. Il se trouvait donc en plein sevrage et ça ne s'annonçait pas très bien. Il n'en était guère surpris mais Lucius refusait de voir la réalité en face. Il ne lui répondit d'ailleurs pas et commença à s'activer sans plus lui prêter attention. Dépité, Louis le suivit du regard d'un air las et sombra peu à peu dans une douce torpeur...
* * *
Jusqu'à ce qu'une puissante cavalcade lui emplisse les oreilles. Il rouvrit les yeux à la hâte et se redressa avec peine. Sous le dolmen, la luminosité déjà faible chutait encore tandis que de lourds nuages envahissaient le ciel. Les premiers éclairs précédèrent de peu le grondement du tonnerre. L’obscurité tomba d'un coup et il sentit une vague inquiétude se nicher au creux de son ventre. Pris d'un sombre pressentiment, il jeta un coup d'œil à l'extérieur entre deux monolithes disjoints.
Des cavaliers noirs se déversaient dans la clairière, capuchons relevés sur d’invisibles traits et épées au poing. Ils poussaient d'hideux sifflements semblables à des cris de triomphe, tandis que leurs chevaux dressés sur leurs pattes arrière hennissaient avec virulence. Était-ce un hasard ou étaient-ils à sa poursuite après son altercation avec leur compagnon à la vouivre ? L'un d'entre eux sauta de sa monture et s'engouffra à la hâte dans l'allée qu'ils avaient eux-mêmes empruntée quelques heures plus tôt.
Louis ouvrit la bouche pour prévenir Lucius, le chercha du regard, ne le trouva nulle part. Sans doute était-il sorti en quête de quelque nourriture. Il ne pouvait donc plus compter que sur lui-même. Non sans difficulté, il dégaina son épée et gagna le centre de la salle d'une démarche incertaine. Ce combat était de toute façon voué à l'échec, il n'était pas en état de contrer une attaque. Il n'était pourtant pas question de mourir sans se battre. Il plongea en lui-même, faisant appel à l'art guerrier.
Il y eut un souffle d'air froid. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il crut que sa raison vacillait. Le chevalier se tenait juste sous son nez, brandissant une épée presque aussi haute que lui, maculée de traces de sang séché. Il n'avait d’autre visage qu’un noir pénétrant dont s’échappaient deux yeux rouges terrifiants. Il portait une armure rutilante, en partie masquée par une grande cape. D’un ample geste du bras, il éleva la lame au-dessus de sa tête et l’abattit comme un couperet.
Au tout dernier moment, Louis esquiva d’un mouvement vif et frappa d'estoc en se jetant dans les jambes de son adversaire, visant le défaut de l'armure au niveau de l'aine. Avec un crissement aigu, la pointe de sa rapière dérapa sur une tassette et il bascula en avant tête la première. Il ne lui restait plus qu'à espérer que l’épée trop grande du cavalier l'empêcherait de l’atteindre alors qu'il se tenait si près de lui. La créature rugit de frustration et tenta de le repousser à coups de pieds.
Sans lâcher son arme, l'inquisiteur roula sur le côté et une insupportable douleur le fit hurler lorsque son bras brûlé heurta le sol. Il lutta pour ne pas perdre connaissance, c'eut été signer son arrêt de mort, il le savait. Maudissant sa faiblesse, il se tortilla dans la terre pour se mettre hors de portée, puis il balança ses jambes en ciseau et balaya les chevilles du chevalier, l'envoyant mordre la poussière à son tour. Il s'apprêtait à se redresser d'un bond lorsqu'il sentit une autre lame se poser sur sa gorge et s'y enfoncer.
Le sang jaillit à gros bouillons de la blessure et il s'effondra, secoué de convulsions.
* * *
« Louis ! Louis, réveillez-vous ! Du calme, ce n'est qu'un cauchemar... Tenez, buvez, cela vous fera du bien. »
Ce n'étaient ni du sang, ni des convulsions. C'était Lucius qui le secouait et essayait de l'aider à avaler un peu d'eau. Le cœur battant la chamade, Louis happa de grandes goulées d'air comme un poisson hors de l'eau. Les yeux douloureux à cause d'une trop grande sensibilité à la pourtant faible lueur des bougies, le front trempé de sueur froide, il était pris de vertige et tout tournait autour de lui. Soulevé de haut-le-cœur, il repoussa la gourde d'un geste brusque, l'envoyant valdinguer à plusieurs mètres de là.
Il ouvrit la bouche pour parler, mais il fut incapable d'émettre le moindre son cohérent. Agité de frissons et de tremblements convulsifs, il commença à se tortiller sur le sol en poussant des cris de douleurs inarticulés. Envahi de panique, Lucius se pencha sur lui pour tenter de l'immobiliser et surtout lui éviter de se blesser, mais ses membres étaient si rigides et les crampes étaient telles que le jeune homme ne fit que prendre une volée. Le jeune homme finit par le lâcher et reculer, les yeux exorbités d'effroi.
Emporté par son délire, Louis battait des paupières. Il ne voyait plus que des voiles flous qui tourbillonnaient avec frénésie, des ombres fugaces et menaçantes qui dansaient autour de lui en une ronde infernale. Terrifié, il se redressa, se colla au mur et enfouit la tête entre ses bras en gémissant comme un enfant effrayé. Lucius lui parlait, il voyait ses lèvres s'agiter, mais il n'entendait qu'un brouhaha dément. Puis il y eut la douleur et les chocs, comme si quelqu'un le rouait de coups, et il se mit à hurler.
Au terme de cette danse infernale, il accueillit les ténèbres avec soulagement.
* * *
La foule patientait devant le bûcher, au centre d'une place entourée de maisons à colombage en encorbellement. C'était un solide poteau garni d'anneaux de fer, au pied duquel étaient amassés des fagots et de l'étoupe. Les capes pourpres des inquisiteurs s'agitaient en tous sens tandis qu'ils s'affairaient à contenir les gens surexcités. De telles exécutions étaient toujours une grande fête. Rien n'égalait le plaisir d'assister à l'arrivée d'une sorcière ou d'un hérétique, de lire l'effroi sur son visage et de voir son corps maudit se tordre de douleur aux morsures des flammes.
La procession s'arrêta devant l'estrade, accompagnée de chants funèbres. Louis ne put retenir un terrible sanglot à la vue de son père, déjà brisé par la torture de l'enquête et à peine caché par une chemise qu'il savait soufrée. Le supplice serait plus long, la flamme courte du cristal jaune brûlerait lentement, pénétrerait sous la peau et prolongerait d'autant la souffrance. Une distraction plus durable pour une foule toujours plus pieuse, qui retournerait ensuite à ses occupations sans état d'âme. On attacha Alexandre au poteau, une corde solide fut enroulée plusieurs fois autour de son cou, puis le feu allumé.
Prisonnier de l'étreinte de fer d'Adelin, Louis se débattait en vain. Sa lutte s'acheva en gémissements d'impuissance. Plus rien ne pourrait désormais arrêter cette folie haineuse et meurtrière qui avait fait avouer à son père un crime qu'il n'avait pas commis. Le jeune homme laissa échapper une plainte déchirante et tomba à genoux. Quelques étincelles atteignirent les pieds du supplicié, il poussa ses premiers cris, puis il y eut la lente montée des flammes vertes du soufre le long des jambes, des cuisses, du ventre et de la poitrine. Les cris se firent hurlements qui devinrent plus stridents et s'interrompirent soudain.
C'est alors qu'il perdit la raison. Ou du moins est-ce ce qu'Adelin lui raconta quand il la recouvra, bien plus tard. Dans sa rage et sa confusion, il se mit à hurler comme un fou, maudissant le Saint-Office, Joseph de Montería et Ob par-dessus le marché, allant même jusqu'à proférer des menaces sans queue ni tête à l'encontre de tous ceux qui avaient condamné son père, leur promettant une vengeance terrible. Horrifié tout autant que terrifié, son ami tenta bien de le faire taire mais il était comme possédé.
Il hurlait de plus en plus fort, sa voix était devenue presque animale. Il ruait et se débattait tel un dément, donnant des coups à l'aveuglette. Les inquisiteurs se jetèrent sur lui et parvinrent à grand-peine à le maîtriser. Puis quelque chose de dur percuta son crâne, un voile noir s'abattit sur lui et il sombra dans le néant.
* * *
Il faisait jour lorsqu'il souleva à nouveau les paupières. Le soleil perçait par les interstices entre les pierres, étirant ses rayons dorés le long des murs. Il avait mal à la tête et les yeux brûlants. Il leva le bras pour porter la main à son front, l'immobilisa au-dessus de ses yeux. Ses phalanges étaient tout abîmées et couvertes de sang, comme s'il s'était battu à mains nues. Il essaya de rassembler ses souvenirs de la veille, mais ne trouva rien qui puisse expliquer l'état de sa main.
Il se rappelait avoir été malade, avec de la fièvre et de grosses douleurs musculaires ; il revoyait Lucius, son air perdu et défait quand il avait reconnu son impuissance à lui venir en aide ; c'était tout. S'était-il blessé lui-même en cognant contre le monolithe qui se dressait au-dessus de lui ? Il n'y croyait pas une seconde. Il prit plusieurs longues inspirations et s'assit sur sa paillasse. Son mal de tête se transforma aussitôt en un élancement sourd.
Il se laissa aller contre la pierre derrière lui et ferma les yeux en se massant les tempes. Seigneur, qu'avait-il bien pu se passer pour qu'une telle migraine lui vrille ainsi le crâne ? C'était pire que la pire gueule de bois de sa vie ! Avec une infinie précaution, il souleva les paupières pour jeter un coup d’œil autour de lui. Un corps était étendu à quelques pas sur sa gauche, celui de Lucius. Il dormait dans une position bizarre, à plat ventre, un bras tendu au-dessus de la tête comme pour... Appeler à l'aide ?
L'inquisiteur se redressa. Le jeune homme ne dormait pas, il était inconscient, mort peut-être, tombé là suite à Ob seul savait quoi ! Louis essaya de se lever, de faire usage de ses mains et de ses pieds pour se mettre debout. Il n'y réussit pas. En désespoir de cause, il se traîna à quatre pattes près du cadet et le tourna sur le dos. Il ne put contenir un mouvement de recul ni une exclamation horrifiée. Le visage de Lucius n'avait plus forme humaine tant il était défiguré de coups.
Ses yeux disparaissaient sous ses arcades tuméfiées et ses pommettes gonflées, à tel point qu'il ne pouvait plus les ouvrir. Son nez cassé et ses lèvres éclatées avaient laissé sourdre du sang, à présent séché, qui lui maculait le menton. La bouche béante d'horreur et de stupéfaction, Louis ne savait plus que secouer la tête en signe de confusion. Il porta deux doigts au cou du garçon à la recherche d'un pouls, en trouva un, faible mais régulier. Loué soit Ob, Lucius était vivant ! Pourtant, l'inquisiteur se figea.
Les marques sur son poing lui apparurent soudain sous un tout autre jour. Ses yeux naviguèrent de ses phalanges écorchées au visage saccagé de son compagnon et une peur sans nom se répandit dans ses veines. Non, il ne pouvait pas être responsable de cela, c'était impossible. La vérité, c'est qu'il considérait ce gamin comme son fils, il ne lui aurait jamais fait une chose pareille, sous quelque prétexte que ce soit ! Jamais en pleine conscience en tout cas mais ces derniers jours, il avait été sous l'emprise du manque. Où ce brusque sevrage l'avait-il conduit ?