Ulmaire amandine
Plante vivace de la famille des Rosacées, qui se plaît dans les milieux humides et en particulier dans les marais faeries. Réputée pour lutter contre les bactéries, elle se caractérise par des petites fleurs blanches à forte odeur d'amande, dont on fait des infusions contre les douleurs articulaires ou les maux de tête.
Le lien était une forme de perversion. C'était ce qu'on lui avait appris à l'académie. Une faiblesse coupable, contre nature, par laquelle certains hommes acquéraient la connaissance de la langue des bêtes, voire se transformaient en animaux. Dans le royaume de Sainte-Croix, les adeptes de cette pratique étaient exterminés de la pire des manières : tout d'abord pendus, puis découpés en morceaux et enfin brûlés.
Souffre n'envisageait pas une seconde de faire partie de ceux-là. Pourtant, le phénix avait bel et bien essayé de communiquer avec elle. Elle avait réussi à le repousser hors de son esprit, mais elle ne pouvait pas nier avoir compris ce qu'il lui disait. Longsault attendait toujours sa réponse, et elle s'efforça de secouer la tête avec un calme qu'elle était loin de ressentir.
« Bien sûr que non. Qu'est-ce qui vous fait croire ça ? Si j'avais dû me lier avec une quelconque créature, j'aurais choisi autre chose qu'un vulgaire poulet ! Regardez-le... »
La gorge nouée d'angoisse, elle éclata d'un rire trop fort qui sonnait faux à ses propres oreilles. L'inquisiteur ne répondit pas, la fixant d'une œillade noire et dure. Leur échange avait attiré l'attention de Lucius qui la dévisageait à son tour, sourcils froncés.
« Tu mens très mal, Souffre, ce n'est pas nouveau. »
Elle écarquilla les yeux d'un air outré mais Longsault hochait déjà la tête en guise d'assentiment. Son regard sévère exigeait la vérité et elle sentit la gêne l'envahir. Prise en flagrant délit ! Elle se mit à trembler, ses jambes menaçant de se dérober sous elle. Elle se laissa tomber sur le sable. Elle faisait partie de l'inquisition désormais, Lucius était son ami et Longsault, bien qu'exigeant et dur, avait toujours été bienveillant envers elle. Malgré tout, elle était sûre qu'ils n'hésiteraient pas à la dénoncer s'il s'avérait qu'elle s'était liée à cet animal.
Sa panique grandissait. Elle enfouit son visage dans ses mains pour s'efforcer de la contenir. Elle n'avait pas désiré ça, cela lui était tombé dessus sans prévenir et elle ne savait comment le gérer, si ce n’est en niant les faits. Le silence s'éternisait et elle finit par le rompre, à bout de nerfs.
« Elle est entrée en contact avec moi dès son éclosion. C'est une femelle. Elle s'appelle Sîna et elle prétend être... »
Elle s'arrêta, elle n'arrivait pas à le dire. Reconnaître un lien télépathique avec un phénix relevait déjà du blasphème, mais le reste était encore pis. Longsault allait exploser. Il penserait qu'elle se fichait de lui ou pire, il la croirait, et cela le rendrait fou de rage. Elle n'osait pas le regarder, ne parvenant plus à respirer. Lucius s'accroupit devant elle et lui prit la main.
« Eh, calme-toi. Nous sommes tes amis et nous tenons à toi. Tu sais bien qu'on mettra tout en œuvre pour t'aider, Souffre. Tu as confiance en nous, n'est-ce pas ? Si cette chose essaie de se lier à toi contre ta volonté, c'est simple, il suffit de l'éliminer et tu peux compter sur moi pour ça. Mais parle-nous. Parle-moi, je t'en prie... »
Des larmes plein les yeux, Souffre plongea dans ceux de Lucius, essayant d'y trouver la preuve qu'il ne la trahirait pas, quelles que soient les circonstances. Elle y lut de la compassion et du réconfort, y puisa enfin la force de dire la vérité. Elle balaya ses pleurs du revers de la main, prit une grande inspiration tremblante et se tourna vers Longsault.
« Elle prétend être la réincarnation de Dasin. »
Un nouveau long silence suivit sa déclaration. Tandis que leurs regards convergeaient vers le phénix avec incrédulité, Souffre scruta le vieil inquisiteur. Seules ses prunelles incisives témoignaient de la gravité des faits, le reste de ses traits n'arborait aucune expression. Louis maîtrisait chaque muscle de son visage, mais elle parvint à repérer une minuscule crispation au coin de sa bouche. Elle déglutit avant de reprendre la parole d'une voix hachée.
« C'est absurde, je le sais bien ! Je lui ai ordonné de se taire, je lui ai fermé mon esprit et depuis... »
Elle haussa les épaules. Depuis, plus rien... Elle n'avait pourtant pas rêvé. Elle reporta les yeux sur l'oisillon qui penchait la tête de côté en l'observant avec intensité, puis elle cligna des paupières à plusieurs reprises. N'avait-il pas grandi ? Non, elle devait délirer. Pour la première fois, elle se dit qu'elle aurait peut-être dû écouter ce qu'il avait à lui raconter. Maintenant qu'elle avait verbalisé les choses, la présence des deux hommes lui redonnait un semblant de courage. Elle interrogea Lucius du regard et quand il hocha le menton de manière presque imperceptible, elle tendit avec précaution ses pensées vers le phénix.
Ob soit loué, tu te décides enfin ! Je suis navrée, Souffre, je ne voulais pas t'effrayer.
La jeune femme eut un mouvement de recul et barricada à nouveau son esprit. Longsault haussa un sourcil surpris, puis son visage s'assombrit quand il comprit ce qui se passait. Il plissa les lèvres en une expression de dégoût qui lui déchira le cœur, mais ne dit rien. Lucius en revanche l'encouragea à poursuivre.
Je sais à quel point tu es effrayée, mais tu dois m'écouter avant qu'il ne soit trop tard. J'ai bien peur de disparaître à nouveau très bientôt et cette fois, je crains que ce ne soit pour de bon, alors si tu veux connaître la vérité, c'est maintenant ou jamais.
Le phénix souleva son aile gauche, révélant une tâche de la couleur noire de la poix. La jeune femme tendit les doigts tout en étouffant une exclamation de stupeur. C'était la même substance que celle qui avait corrompu certaines des sphères de la machine derrière elle et s'était répandue sur l'esplanade extérieure. Le poison s'étendait au reste du corps de l'oisillon. Elle chercha le regard de Sîna, y lut une sagesse et une résolution qui n'auraient jamais dû se trouver dans les yeux d'une créature aussi jeune.
Tu ne gardes sans doute aucun souvenir de cet épisode, mais c'est à moi que tu dois le tatouage que tu as sur l'épaule. Vois-tu, si malédiction il y a, elle n'est jamais venue de Feriel, elle remonte à plusieurs générations en arrière, lorsque notre famille a eu le malheur d'attirer l'attention d'un djinn. Ce sont des esprits malfaisants capables de prendre possession des humains et celui-ci a pris un malin plaisir à contrôler chaque femme de notre famille, de génération en génération.
Souffre expira avec lenteur, les jambes tremblantes et les oreilles bourdonnantes. Une partie d'elle trouvait malsain d'écouter cette chose parler dans sa tête. L'autre était incapable de lui demander d'arrêter. Elle attendait ces explications depuis si longtemps. Les deux inquisiteurs l'interrogèrent du regard mais elle eut un geste de dénégation, elle ne voulait pas interrompre Sîna.
Jusqu'à ce qu'il tombe sur mon arrière-arrière-arrière-grand-mère. C'était une sorcière. Elle a trouvé le moyen de l'endormir puis de l'emprisonner dans les lignes d'un tatouage tracé à l'encre additionnée de sève de mesquite. Une famille très particulière de mesquite qui, contrairement à des plantes communes telles l'ulmaire amandine des marais de Faeril, ne se cueille qu'au sommet des Montagnes Cristallines, où son suc est empreint d'un minerai appelé alcibium.
Souffre en resta pantoise. Une sorcière chez les Lhocine ? C'était une révélation pour le moins étonnante : les tribus nomades pratiquaient la religion de Ob, qui condamnait la magie. Elle n'était pourtant pas au bout de ses surprises. À la mention de l'alcibium, elle jeta un coup d'œil médusé du côté de Longsault. Ce n'était sans doute pas un hasard si la drogue dont il avait eu tant de mal à se défaire portait le même nom. Le minerai devait faire partie de ses composants de base.
La plupart de ses membres l'ignorent, mais c'est la raison pour laquelle la pousse de mesquite est devenue l'emblème de la tribu de Drâa. C'est aussi pourquoi j'ai pris le risque de venir te faire ce tatouage en personne, bannie ou pas. Il était important que tu sois protégée de ce djinn. Mais la magie a toujours un prix et plus elle est puissante, plus le tarif est élevé.
« Mais alors la légende de cette femme possédée par un djinn qui, à sa mort, se serait réincarnée en créature... »
Ce n'est pas tout à fait aussi simple mais elle est liée à notre famille, en effet. Disons que, pour celles qui portent ce tatouage, l'ingestion d'alcibium a de toutes autres conséquences que pour le commun des mortels. Notre trépas permet au djinn de s'éveiller et le libère du sortilège. C’est alors que le minerai déclenche notre transformation et préside à notre renaissance. Cette forme de phénix est le prix à payer. Dans certaines occasions, cela peut te sauver la vie mais, d'une manière générale, l'immortalité est tout sauf une bénédiction. Tu vois partir les gens que tu aimes et tu ne peux même pas communiquer avec ceux qui restent, ils ont peur de toi.
La jeune femme sentit ses joues se colorer. Elle avait été la première à rejeter Sîna quand elle s'était introduite dans sa tête. Un élan de culpabilité s'empara d'elle, qu'elle tenta de refouler. Etant données les circonstances, pouvait-on lui reprocher d'avoir pris peur ? Rien de tout ça n'était normal ! Elle songea aux billes d'alcibium qu'elle avait avalées lorsqu'elle s'était blessée au genou et un frisson lui remonta le long du dos. S'il lui était arrivé autre chose à ce moment-là, si elle était morte, elle se serait transformée...
« Est-ce de cette manière que tu t'es échappée des geôles du Saint-Office ? »
Sîna chancela soudain. L'espace d'une seconde, Souffre crut que les terribles souvenirs ravivés par son récit étaient la cause de son malaise, puis elle s'aperçut que le poison se répandait sur son plumage doré. Une fois encore, elle tendit la main comme pour la secourir, mais elle retint son geste.
« Peut-on... Peut-on faire quelque chose pour t'aider ? »
Une dose d'incertitude perçait dans sa voix. En admettant qu'elle en soit capable, était-ce vraiment dans son intérêt de lui porter assistance ? N'aurait-il pas été préférable de la laisser mourir ? Pour la libérer, et pour se délivrer du même coup. Le dilemme de son lien avec une créature surnaturelle disparaîtrait alors de lui-même... Un an plus tôt, la jeune femme ne se serait pas posé la question, elle aurait agi d'instinct, dans son propre intérêt, sans scrupule ni regret, mais elle avait changé. Elle avait beaucoup appris tous ces derniers mois, à commencer par l'importance de donner un peu pour recevoir beaucoup.
Tu ne peux rien, je le crains. Ces légions venues sur le fil de l'Intermède, celles qui ont saccagé le sanctuaire des Eaux Claires et tué Feriel... Ce sont des esprits tourmentés liés par des chaînes qu'ils ont forgées eux-mêmes, de leur vivant. Ils sont en train de contaminer notre monde et toute trace de magie aura bientôt disparu.
L'aile du phénix était désormais toute noire et, déjà, les plumes dorées de son ventre commençaient à se ternir. Une sourde inquiétude se répandait peu à peu en Souffre et elle réalisa qu'elle ne voulait pas qu'il meurt. Ce n'était pas Dasin et pourtant, cette créature était tout ce qu'il lui restait de sa grand-mère. Au-delà des explications qu'elle lui donnait, il y avait autre chose, une sorte d'attachement inattendu contre lequel elle était incapable de lutter.
Sîna s'ébroua et se redressa. Elle tourna la tête vers Longsault et l'observa quelques instants. L'inquisiteur plissa les yeux et tout son corps se tendit. L'oisillon émit un petit piaillement aigu puis la voix poursuivit dans l’esprit de Souffre.
Il se figure qu'il me hait mais il ne m'en voudra jamais autant que je ne m'en veux à moi-même. Lorsque j'ai fui le Saint-Office, j'avais le cœur brisé. Je n'avais aucune envie de le quitter, lui, mais j'étais jeune et je refusais de mourir comme ça. Je n'ai pas songé une seconde que Louis serait suspecté de m'avoir aidée à m'échapper, encore moins qu'Alexandre finirait par s'incriminer à sa place. Les conséquences ont été pires que tout ce que je n'aurais jamais pu imaginer...
Dès mes quinze ans, ma grand-mère m'avait raconté l'histoire de notre famille et, Feriel ayant été ma meilleure amie, je lui en avais parlé. Ce que nous prenions toutes deux pour une fable nous amusait beaucoup, mais lorsqu'il est devenu évident que j'allais être exécutée pour sorcellerie, elle s'est débrouillée pour me rendre visite en prison. Elle m'en voulait beaucoup au sujet d'Idir. Elle n'a rien écouté de mes justifications, j'avais ruiné sa vie et elle ne me le pardonnerait jamais, mais elle ne souhaitait pourtant pas ma mort. Elle m'avait apporté deux choses : une bille d'alcibium et une fiole de poison.
Je n'avais plus grand-chose à perdre. On m'avait arraché mon enfant, celle que je considérais comme une sœur me haïssait et j'avais été bannie de ma famille et de ma tribu. Il ne me restait que cette misérable vie qu'on menaçait de m'ôter à son tour. J'ai avalé l'alcibium et quand il a commencé à faire effet, j'ai bu le contenu de la fiole avant de la jeter par la fenêtre. Cela n'a pas traîné. Les ténèbres m'ont engloutie très vite et lorsque j'ai repris conscience, j'étais devenue... ça. Dès lors, me faufiler entre les barreaux de ma cellule était un jeu d'enfant.
De loin en loin, j’ai veillé sur toi tout au long de ta vie. À présent, ma fin est proche, je devais te parler. Cette nuit, je me suis glissée entre les branches de ton mesquite pendant que tu dormais, je ne pensais pas succomber aussi vite. Quelque chose a déclenché ma renaissance, je ne sais pas quoi au juste, mais je suis sûre d’une chose : la mort me rattrape.
Le regard de Souffre chercha le coffret abandonné sur le sable. Les fioles dont elle s’était elle-même abreuvée, et dont elle avait arrosé sa plante, contenaient-elles de la sève additionnée d’alcibium ?
« Serait-ce trop te demander que de savoir ce qu'elle raconte ? »
Souffre reporta son attention sur Longsault, dont les mots avaient claqué comme un coup de fouet. Il était tendu à l'extrême, cependant elle n'aurait su dire s'il était toujours focalisé sur cette histoire de lien ou s'il appréhendait juste le récit et les explications de Sîna. Tandis que la jeune femme s'interrogeait sur ce qu'elle devait faire, une sensation d'apaisement s'empara peu à peu d'elle. Il était évident qu'elle venait du phénix, elle comprit qu'elle lui était indéfectiblement liée. Il était trop tard pour revenir en arrière, et ce n'était de toute façon pas ce qu'elle désirait.
Désemparée, elle secoua la tête. Elle avait changé d'état d'esprit, elle n'y pouvait rien. Elle ne voyait plus la magie de la même façon et les conséquences étaient effrayantes. Pour l'heure, elle préféra s'en détourner. Elle prit une grande inspiration avant de résumer aux deux hommes les révélations de Sîna. Les poings serrés le long du corps, Longsault resta figé tout du long puis, sans un mot, il tourna les talons, monta quatre à quatre les marches de l'escalier de pierre et quitta la caverne.
Le silence s'installa quelques secondes, puis Lucius lui pressa l'épaule en un geste de réconfort.
« Ça lui passera, ne t'inquiète pas. Il a besoin d'encaisser, c'est tout. Cela fait beaucoup d'un coup... Toute sa vie, il a cherché Dasin en se persuadant que c'était dans le but de la confondre. Et voilà qu'il la retrouve sous une forme qu'on lui a appris à haïr. »
Souffre hocha la tête. Oh, elle ne comprenait que trop bien ! Elle aurait dû réagir de la même façon et ne s'expliquait pas que ce ne soit pas le cas. Elle laissa son regard courir sur l'oiseau avachi sur le sable, de toute évidence à bout de force.
« Et toi, qu'est-ce que tu en penses ?
— J'ai du mal à avaler tout ça, mais une petite voix me dit que quand toutes les explications rationnelles sont écartées, il faut parfois se résoudre à aller chercher la vérité ailleurs. Après, je ne suis pas directement impliqué, c'est différent. Ce qui me préoccupe surtout, ce sont ces fameuses légions de l'Intermède. Comment va-t-on faire pour les arrêter ?
— Qui dit qu'il faut les arrêter ? »