DANS NOTRE COUR de ma rue Ferdinand-Duval, entre les gros pavés Napoléon, le bric-à-brac et les planches moisies, il y avait plein de menues bestioles qui flânaient au petit bonheur la chance. Elles n’étaient pas bien malignes. Elles ne servaient pas à grand-chose. Auprès d’elles, les rares mioches de l’immeuble venaient vérifier leur bon cœur où leur méchanceté précoce.
Le dimanche matin, pendant que ma mère décrassait et battait son linge devant la fontaine, moi, zigoto, je m’accroupissais dans un recoin et je les attendais longuement les petites bêtes. Fallait juste que je sois bien patient des jarrets et que j'entrebâille un peu la bouche pour qu’elles daignent enfin se montrer.
Certaines étaient si bêtement minuscules que je ne les voyais pas tout de suite. Elles semblaient comme égarées au fond de mon œil, et puis d'un coup elles me tombaient des cils. Elles apparaissaient soudain entre les interstices et depuis des trous infimes. Certaines voletaient, faisaient des petits bonds d'ailes, taquinaient le hasard. D'autres trottinaient clopin-clopant, fabricotaient du zigzag, comme un monsieur qui a bu trop de vin.
Ce sont de belles indécises les petites bêtes, en attendant qu'un mioche décide de leur sort. Ça chemine énormément dans tous les sens. Ça cherche en rond et en travers à débusquer le petit rien. C’est capable de se perdre dans un ridicule carré d'un centimètre.
Évidemment, quand l'esprit du mioche tourne rond, une petite voix dans sa tête lui dit qu’il ne peut pas les écraser. Qu’il ne faut pas ! Qu’il ne doit pas y penser. Mais il y pense un peu quand même. L’instinct d’écrabouiller une bestiole si faible, si idiote, est très puissant quand il vous sort encore du lait par le nez. Et puis, c’est si tentant de la broyer, à moindre frais. Sans que la mère gronde ou que le père gifle.
C'est si tentant de voir ce que ça fait de mourir pour de vrai.
Moi, je ne l’avais encore jamais fait d’asticoter une bestiole avec une brindille, puis de lui donner la mort d'un coup sec. Mais je l’avais vu de mes yeux. Et ça m’avait fait tout drôle, comme si mon cœur s'en était allé de ma poitrine sans dire au revoir. Faire mourir, faut être drôlement maboul pour faire ça. Moi, je ne l'étais pas assez. Une gentillesse bizarre me retenait les pieds et les mains. Elles me rendaient heureux, en vérité, les petites bêtes. Elles remplaçaient un peu ma sœur qui volait dans le ciel.
Paulo, lui, il était fortiche dans l'écrabouillement instantané. Il allait jusqu’au bout de ses envies, de ses vices. Il ne se posait pas toutes mes questions. Il tuait sans un remord, pour le plaisir de tuer.
Paulo, je l’avais connu dans cette cour. C'était un sept ans qui faisait bien une tête de plus que moi. Il appartenait à Janine, une petite maigrelette en blouse fleurie qui chantonnait de l’Edith Piaf d’une voix mélodieuse, en frottant son linge. Elle y mettait vraiment tout son cœur dans ses vocalises. On devinait qu’elle en avait connu plein des bonheurs malheureux.
Parfois, des voisins mettaient le nez à leur fenêtre rien que pour l’écouter. Elle berçait tout l'immeuble avec ses trémolos. Ses chansons avaient le chic de rentrer par les oreilles et de ressortir par les yeux. Personne jamais ne lui disait de se taire, parce que lorsqu'elle chantait « Mon Dieu, mon Dieu », on avait l'impression de voir Dieu en personne, assis quelque part sur les rebords du toit.
Ma mère aimait bien décrasser son linge à côté d'elle. Grâce aux tristes chansons d'amour de Janine, les tâches s’envolaient plus facilement vers le ciel. Elle en souriait ma mère. Elle en oubliait sa machine à coudre et son rendement de bourrique de la semaine.
Je n'ai jamais aimé trop dire ce que je pensais des autres mioches. Les méchancetés, quand elles me traversaient l'esprit, je me les gardais dans le crâne. J'en possédais déjà une belle collection. Mais c'était ma collection secrète que je ne montrais à personne. Par exemple, je n'ai jamais osé dire à Paulo qu'il était un parfait crétin. Avec lui, j'étais comme coupé en deux. Ma gentillesse naturelle me poussait à tolérer son crétinisme. Mais une petite voix dans ma tête me disait : méfie-toi !
Car pour être tout à fait sincère, il me foutait plutôt les sacrées trouilles, Paulo. Dans ses gros yeux de mouche se cachaient des folies, des instincts pas du tout enfantins. En à peine une seconde, il pouvait passer de doucement normal à plus du tout normal. Il poussait alors des petits cris de gorge, et sa figure soudain se gondolait de grimaces et de tics à faire peur.
Tout autant, dans ses périodes calmes, il affichait presque toujours un sourire étrange. Un sourire coincé de traviole qui ne souriait pas vraiment. Il ne connaissait pas non plus la politesse. Il ne me disait jamais bonjour. À la place, il retroussait ses lèvres et me montrait ses gencives. D’ailleurs, il ne parlait presque jamais. Et à sept ans, il suçait encore son pouce et mâchouillait le bout de ses manches.
- C’est un mutique, un tardif, un brave gosse sans avenir, m’a fait comprendre un jour ma mère.
Et puis, quand on jouait avec Paulo, on ne s’amusait jamais réellement. On était toujours sur ses gardes. On avait en continu un œil sur le jeu et un œil sur lui, au cas où. Et même quelquefois, quand il collait son front contre le vôtre, on se retenait pour ne pas pisser le long de ses cuisses.
Un jour, ma mère m'a raconté ce que lui avait raconté Janine. Quand il avait quatre ans, Paulo avait été éventré accidentellement par Francis, son beau-père, qui se divertissait à lancer un couteau dans un gros jambon accroché au plafond. Un soir, après le repas, le couteau avait rebondi contre l'armoire puis était venu se loger dans le ventre de Paulo. Le crétin était resté debout avec le couteau planté dans le ventre sans se rendre compte de ce qui s'était passé.
Les hurlements déchirants de Janine et de Francis avaient alors fait trembler tout l’immeuble, à ce qu’il paraît. Tous les voisins s’étaient figés d'un coup, imaginant une terrible catastrophe. Certains d'entre eux avaient dévalé les marches, et cogné fort à la porte de Janine et Francis. Mais ces derniers n'avaient pas osé ouvrir. Leur honte avait bloqué leurs gestes et le cadenas.
Et puis Paulo s'était écroulé d'un coup, et son sang ne s’était plus arrêté de couler sur les tommettes. Il était devenu pâle comme un linge. Ses lèvres avaient bleui. Ses yeux s'étaient révulsés. Il avait commencé à voir de tout près les orteils du doux Jésus.
Il était resté un mois à l’hôpital, entre la vie et la mort, du fait que le couteau était aussi un peu rouillé et que le tétanos mangeait tout son sang. Je ne savais pas qui était le Tétanos, peut-être bien un monstre, mais il parait qu’il avait fait gigoter Paulo comme un petit diable dans son lit.
Pendant ce temps-là Francis, son beau-père, était allé faire un tour, un tour si grand qu’il n’était jamais revenu.
Il avait écrit deux fois à Janine pour lui demander des nouvelles de Paulo. Janine lui avait répondu que ça allait beaucoup mieux, qu’il n’aurait aucune séquelle.
Une fois, au téléphone, elle avait supplié Francis de revenir, lui avait juré que personne ne lui en voulait, que c’était un stupide accident. Francis lui avait appris qu'il était au Havre, que les poissons avaient recraché sa peau, et qu'il errait sans but sur le port du matin au soir. Et puis aussi qu'il avait définitivement arrêté la picole. Qu'il vomissait le pinard avant de le boire dorénavant.
Et puis, Francis n'avait plus jamais appelé ni envoyé de lettres. Certains voisins pour rassurer Janine lui avaient dit qu'il avait peut-être enfin réussi sa noyade. D'autres, plus rêveurs, qu'il avait sans doute pris un cargo pour l'Amérique.
Un dimanche matin, Paulo est venu s’agenouiller à côté de moi, s'affalant d'un bloc, sans même me retrousser ses babines. Il était excité. Il balançait son buste d'avant en arrière. Cela l'intriguait beaucoup de savoir ce que je traficotais dans mon coin avec les bestioles.
J’avais au bout de ma brindille une sorte de minuscule scarabée bleuâtre très joli, que j’avais baptisé Lulu. Le pauvre insecte était aux abois. Il cherchait tête en haut, tête en bas, la sortie.
Soudain, d’un geste brusque, Paulo a voulu me voler ma brindille, avec dans le regard son drôle d’instinct d’écrabouiller. J'ai tenté de le repousser une première fois gentiment. Et il m'a de suite imité, mais nettement plus mauvaisement. Je l'ai repoussé une seconde fois. Il a encore fait pareil. Alors nos doigts se sont accrochées, ont commencé à se tordre. Dans un sens, puis dans l'autre.
Je n’aimais pas me battre, je ne m’étais jamais battu. Mais si je ne faisais rien, je sentais qu’il était sur le point de massacrer mon Lulu. Méfie-toi des gens calmes, me disait souvent tata Momo, il n’est pire eau que l’eau qui dort.
Alors d'un coup de sang, j’ai réveillé mon eau et là, sans réfléchir, j'ai lancé ma tête à pleine force dans le ventre de Paulo.
Le tardif que je croyais indestructible s’est aussitôt écroulé sur le dos. Son crâne a fait un grand clac sur les pavés. Ses yeux étaient encore ouverts, mais il ne bronchait plus d'un cil. On aurait dit une feuille morte qui découvre, sidérée, la vacherie de l’automne. En un éclair, j'étais parvenu à dévier son regard de la brindille, et à l'envoyer tout là-haut, vers ce petit morceau de ciel.
Sur ce, Janine est accourue, complètement affolée, pour le prendre dans ses bras en douceur :
- Mon pauvre Paulo, mon pauvre Paulo ! s'est-elle mise à paniquer .
Ma mère aussi est accourue. Et c'est à cet instant seulement que j'ai réalisé que j'allais passer un sale quart d'heure. Le fou devait payer la note. Le fou, c'était celui qui était encore debout. Et ce fou, c'était moi.
La première remarque de Janine me foudroya le cœur.
- Mais pourquoi tu as fait ça, Lolo. Tu sais bien qu’il est fragile !
Je n’ai rien répondu. Que pouvais-je répondre ? J'ai baissé les yeux, tout penaud, au plus bas que je pouvais. Et j'aurais bien voulu qu'ils s'enfoncent mes yeux, qu'ils traversent les pavés, qu'ils s'abîment dans la noirceur des caves et que les rats les dévorent.
Je n'avais jamais encore ressenti une telle chose. La honte me tiraillait le coeur d'un côté, quand la joie le tiraillait de l'autre. Car d'un côté, j’avais sauvé Lulu. Mais de l'autre, j’avais fait beaucoup de mal à Paulo.
- Il est bien méchant ton Lolo, tu l’as élevé comment Yvonne ? a encore dit Janine en se tournant vers ma mère, laquelle n'a rien osé lui répondre, mais n'a pas tardé à me dire sur un ton des plus blessants :
- Excuse-toi tout de suite ! Demande-lui son pardon !
- Pourquoi, moi ?
- Parce que c'est comme ça que ça se passe, et pas autrement.
Son pardon ! J'avais le mot au bout des lèvres, le mot atroce, le mot que Paulo n'aurait jamais eu le courage ni l'intelligence d'adresser à Lulu. Et ce mot me faisait un mal insupportable dans toute la poitrine. Il me brûlait aussi le ventre, les joues, les tempes. Si je le prononçais, il ferait de moi un coupable, un vaurien pour l'éternité. Il ferait de moi un crétin, un Paulo sans avenir.
C'est alors que j'ai ressenti au fond de moi qu'il fallait que je le dise. Qu'il fallait que j'ai cette force et ce courage à la place de Paulo. Qu'il fallait que je lui demande pardon, non pas en mon nom, mais en son nom à lui :
- Je m'excuse Paulo. Je l’ai pas fait exprès. C’était pour jouer.
- Et donc, la suite ? m'encouragea ma mère.
- Je… je te demande pardon !
Paulo n'a même pas réagi. Je ne sais même pas s'il a compris ce que je venais de lui dire. Il s'est juste contenté de se frotter le crâne, son stupide crâne vide. Janine a dit alors :
- Allez, c’est oublié, serrez-vous la main. S'il y a bien une chose impardonnable au monde, c'est de ne pas se pardonner.
En me serrant la main pourtant, j’ai cru voir dans ses gros yeux de mouche comme une espèce de peur mêlée à une étrange gaieté. Il ne s’était pas imaginé une seule seconde que je puisse être capable de l’envoyer par terre. Et en même temps, il semblait féliciter ma folie passagère avec cet air de me dire : tu vois, on a tous envie d’écrabouiller !
Sur ce semblant de paix retrouvée, Janine et Paulo sont remontés chez eux, sans nous dire au revoir. Ma mère a fini de tordre son linge et elle a calé dans ses bras sa grande bassine en émail.
J'ai récupéré par terre ma brindille. Lulu n’était plus dessus. Je l'ai cherché un peu partout du regard.
Mais je ne l’ai pas retrouvé.
En remontant les escaliers, il m'est venue alors cette drôle de pensée. J'avais encore les images des pavés qui me couraient dans les yeux. Pris d'une fulgurance, j'ai cru comprendre subitement pourquoi elles étaient là dans cette cour et à quoi elles servaient les petites bêtes pas bien malignes. Elles étaient là, comme nous les mioches, avec la tête un peu vide, ne sachant trop si c'était bien, si c'était mal, d'aller ici plutôt qu'ailleurs. Et puis, à un moment donné, elles se faisaient violence, elles décidaient de se lancer, avec ce mince espoir de partir d’un point pour arriver à un autre, sans trop se faire de mal, sans trop mourir.
Amicalement
Dsl de répondre tardivement, mais je déguste un peu en ce moment !
Je t'ai laissé un MP !
amicalement
Je l'aime bien celui-là !!!