S'IL Y AVAIT EU UN CONCOURS D'INSALUBRITÉ rue Ferdinand-Duval, notre immeuble aurait sûrement remporté le premier prix de la détresse.
Il faisait vraiment pitié à voir, notre immeuble. On avait mal pour lui. Il avait passé bien des hivers à tousser, à s'encrasser, se racornir. Comme un brave soldat qui continue à avancer vers sa mort, il semblait sur le point de s'écrouler à tout moment, mais mystérieusement il restait encore debout. Sa peau était cabossée, toute pustuleuse. On aurait vraiment dit qu’il se tordait de douleurs. Et puis, il pleurait des larmes noires, notre immeuble. De ses cheminées jusqu’au caniveau, son chagrin dégoulinait.
Mon père, qui avait le pouvoir de sentir les gens et de se mettre à la place des choses, me disait qu'il n’en pouvait plus notre immeuble d’abriter des gens sales, misérables et pas polis pour un sou.
Ma mère de son côté m’avait appris qu’il datait au moins du Moyen-Âge. Je n’avais pas vraiment bien compris ce que ça voulait dire, mais j’avais cru comprendre un peu et j’avais beaucoup pleuré.
Je crois bien que je l’aimais, notre immeuble, comme quelqu’un.
Certains locataires faisaient le signe de croix avant d’y entrer, de peur qu’il ne s’effondre soudain sur leur tête. Quelquefois, il arrivait que ma mère prie pour lui et m’invite à prier aussi.
- Qu’est-ce que je dois dire ?
- Demande à Jésus de nous envoyer des peintres et à Marie de nous envoyer des étais.
- À la mairie ?
- Non, à Marie, à la Vierge Marie !
- C’est quoi des étés ?
- Ce sont des barres en fer qui empêchent les plafonds de tomber.
- C’est lourd des barres de fer. Comment elle va faire pour descendre ça du ciel la Vierge Marie ?
Celui qui ne prend pas soin d’astiquer sa demeure est un dégueulasse, pire qu’un rat, disait mon père, qui avait ses mots à lui pour chercher le bonheur.
Dans notre immeuble justement, les rats y étaient beaucoup plus nombreux que les habitants, mais beaucoup moins méchants. Quand je descendais les escaliers, j’avais plus peur de rencontrer un voisin qu’un rat. Car quand on croisait un voisin, je ne savais jamais si mon père allait avoir une crise de nerfs ou simplement lui dire bonjour. Souvent, quand j’entendais des pas monter ou descendre les marches branlantes, je m’inventais une douleur subite pour détourner l’attention de mon père. Le mal au ventre marchait bien, car je me pliais soudain en deux et j'obligeais mon père à se plier aussi. Alors le voisin nous croisait comme si nous étions deux fantômes. La colère de mon père était ainsi atténuée. Et c’était un beau jour pour l'escalier.
- Pourquoi les gens n’aiment pas les rats ? Ce ne sont pas des animaux ? j’ai demandé un jour à mon père.
- Les rats propagent de graves maladies, Lolo. C’est pour ça qu’on les craint.
- Quelles maladies ?
- S’ils te mordent, ils peuvent t'apporter la peste noire et la fièvre.
- Et s’ils ne nous mordent pas ?
- Quand ils ne mordent pas les gens, ce sont des opportunistes qui s’attaquent aux réserves alimentaires qu’ils souillent de leurs déjections.
- C'est quoi leurs déjections ?
- Ce sont leurs excréments.
- C'est quoi des excréments ?
- C'est leur merde.
- Leur caca ?
- Oui ! Mais par ce fait, ils mettent en péril les récoltes. Pour un grain dévoré par les rats, quinze grains sont contaminés et rendus inconsommables.
- Mais toi, tu les aimes ou pas ?
- Non, te dire que je les aime, ce serait te mentir.
- Et c'est pas bien de mentir.
- Mais je dois reconnaître que ce sont malgré tout d’incroyables survivants. Quoi que l’on fasse, ils seront toujours les rois de la cité. En tuer un, en tuer mille ne sert strictement à rien.
Un matin, avec ma mère, nous avons croisé un rat vraiment énorme sur le palier du troisième : une longue queue, de longues moustaches, un poil de cendres. Il reniflait les plinthes et le dessous des portes. Il semblait complètement perdu et un peu fou. Ma mère a donné plusieurs coups de talons violents sur le plancher. Mais comme le rat ne déguerpissait pas, elle m’a plaqué contre son dos pour me protéger.
Et puis elle s’est complètement paralysée. Elle ne respirait plus. Elle était comme morte debout, pareille à notre immeuble.
Au bout d’un long moment d’angoisse, le rat a enfin dévalé trois ou quatre marches. Et puis soudain il a changé d’avis. Il est remonté d’un coup, comme ça, vif et frénétique, pour venir renifler les chaussures de ma mère et les mordiller. Alors elle s’est mise à hurler : « Au secours ! Au secours ! ».
Madame Kapeck est alors subitement sortie de chez elle avec un balai et elle a crié : « Allez, ouste, ouste, ouste ! ». Alertés par tous ces cris, deux autres voisins ont accourus dont monsieur Dominguez, le peintre en bâtiment qui, d’un terrible coup de pied, a envoyé valdinguer le rat dans le vide jusqu’au rez-de-chaussée.
- Oh non, s’il vous plaît, ne lui faites pas de mal ! lui a lancé alors madame Kapeck, presque en larmoyant.
- Vous n’allez quand même pas avoir de pitié pour ces saligauds ! lui a répondu, sidéré, Dominguez.
- Je viens de faire du café. Entrez donc en boire une tasse, ça me fera plaisir ! nous a t-elle proposé à tous sans répondre à Dominguez.
Sur ce, nous sommes rentrés dans son petit deux pièces pour nous remettre de nos émotions.
Ma mère l’aimait bien madame Kapeck parce que chez elle ce n’était pas un gourbi. C’était décoré pauvrement. Mais ça sentait bon et c’était propre.
Madame Kapeck respectait son immeuble. Et pour mes parents, respecter son immeuble, c’était avant tout respecter les autres.
Après avoir parlé de la pluie et du beau temps, elle nous a offert des petits gâteaux qui étaient durs et qui n’avaient ni le goût du salé ni le goût du sucré. Ma mère lui a dit qu’ils avaient un goût rare et délicieux. Alors madame Kapeck en a mis une petite dizaine dans un mouchoir blanc qu’elle a noué et tendu à ma mère. Et puis elle a servi le café aux adultes en tremblant légèrement, et pour moi une limonade.
- Je tremble un peu. Pardonnez-moi, c'est l'émotion !
- Vous avez tout à fait le droit de trembler. On n'en peut plus de ces satanées bestioles, a dit Dominguez.
- Non, ce n'est pas ce que vous croyez. C'est un vieil immeuble, mais c'est un bon immeuble. C'est ma maison, mes souvenirs, vous comprenez. Malgré ce qui s'y est passé. Je… J'ai essayé de déménager plusieurs fois, mais je ne peux pas, je ne peux pas...
- Un chez soi, c'est comme des pieds enfoncés dans la terre. Ne vous fatiguez pas, on vous comprend.
Là-dessus, madame Kapeck est allée chercher dans un tiroir une photographie qu'elle a regardé un instant, mais sans nous la montrer.
Puis, elle a rangé la photographie dans le tiroir et elle est revenue s'asseoir avec nous, avec un petit sourire doux sur le visage comme si la photographie lui avait redonné de la santé.
Une fois calée sur sa chaise, elle s'est mise à nous raconter que pendant la guerre elle en avait mangé bien souvent des rats. Que ces bestioles l’avaient sauvée de la famine, elle et ses trois enfants. Que sans les rats, les Kapeck ne seraient sans doute plus de ce monde.
- Ça a quel goût ? lui a demandé ma mère.
- Le goût de la vie ! lui a répondu madame Kapeck.
- En Espagne aussi, on était obligé de manger n'importe quoi, à cause de ce salopard de Franco ! Des pauvres gosses, j'en ai vu se vider en une nuit, assassinés par la diarrhée, a dit Dominguez.
- Oui, c'est bien triste, a acquiescé madame Kapeck.
Elle nous a dit encore que quand elle n’en pouvait plus de voir ses enfants souffrir de faim, elle partait avec une pelle dans les profondeurs puantes de l’immeuble. Et que durant parfois toute une nuit, elle chassait le rat. Sans allumer la lumière, elle se mettait dans un coin de la cave et elle attendait, comme ça durant des heures, qu’un rat sorte d'un trou ou d'une canalisation. Et lorsqu'elle entendait enfin les petites griffes d'un rat fureter sur le sol, elle donnait plusieurs coups de pelle au hasard jusqu’à ce que résonne dans les ténèbres un couinement d’agonie.
- J’avais honte, si tu savais, ma bonne Yvonne. Ces pauvres bêtes ! C’était notre faim qui tuait leur faim !
- Vous n'avez pas à avoir honte, si j'avais eu votre courage, j'aurais sûrement fait pareil ! lui a dit gentiment ma mère.
Comme elle n’aimait pas tuer des bêtes, madame Kapeck nous a confié encore qu’elle faisait toujours ça en pleurant. Elle leur donnait des grands coups de pelle en s’excusant auprès de Dieu.
Après, quand elle en avait tué suffisamment, elle remontait chez elle pour leur enlever les poils et la peau, la tête et la queue. Et puis elle les plongeait dans l’eau bouillante. Une fois bien cuits, elle les découpait en tout petits morceaux et disait à ses enfants que c’était du cheval qu’elle avait réussi à acheter au marché noir.
- Savais-tu, ma bonne Yvonne, que durant l’Occupation, les Allemands et les collaborationnistes nous traitaient de rats ?
- Non, j’avais onze ans, je ne me souviens pas bien. Ma mère aussi était très pauvre et pour nous nourrir d'un bol de café au lait ma sœur, mon frère et moi, elle a reprisé les chaussettes des Allemands. Mais croyez pas que ça lui faisait plaisir. C'est tout ce qu'elle avait pu trouver. Et pourquoi ils disaient ça de vous ?
- Parce qu'aux yeux du monde, nous avons toujours été considérés comme des êtres nuisibles et indésirables.
- Mais pourquoi les gens vous trouvent-ils nuisibles et indésirables ? a demandé Dominguez.
- Ah ça, si je le savais. Du moins je le sais, mais ce serait trop long à expliquer. Entre autres choses, nous aurions tué Jésus, soi-disant. Mais moi je n’ai jamais cloué personne sur une croix, et ni ma mère, ni ma grand-mère n’ont jamais fait ça. Et si j’ai mangé du rat pour survivre, que Dieu me pardonne.
- Vous êtes une personne vraiment très sensible, madame Kapeck, et je comprends tout à fait les raisons qui vous ont forcée à... Mais quand même aujourd'hui, la mairie pourrait faire quelque chose... Tiens, vous allez me faire pleurer ! a dit Dominguez.
- Mais qui n'est pas sensible, qui ? Vous n'avez jamais vu ces photos d'Hitler tout sourire avec des enfants ?
- Non, je ne savais même pas qu'il avait eu des enfants !
- En tout cas, si la réincarnation existe, ma bonne Yvonne, et qu’on te donne le choix entre revenir sur terre en Juif ou en rat, choisis surtout le rat. Tu vivras cent fois plus heureuse.
Quand nous sommes remontés chez nous, je me souviens d’avoir dit à ma mère le premier mensonge de ma vie. Je lui ai dit que j’allais aux cabinets, mais en réalité je suis descendu très doucement jusqu’au rez-de-chaussée pour voir si le gros rat que Dominguez avait balancé dans le vide n’était pas mort.
Comme il n’y avait aucune trace de son cadavre ni de sang sur le sol, je me suis alors dirigé lentement, très lentement, vers la porte entrebâillée de la cave. Et puis, de plus en plus lentement, marche après marche, j’ai rejoint ses ténèbres.
Ma frousse était immense, mais mon envie de croire en la survie du pauvre rat l’était plus encore.
Patiemment j’ai attendu.
J'ai attendu, le trou au ventre, le cœur battant.
Et puis, j’ai entendu gratter très faiblement, là-bas, dans les profondeurs. Ou frotter un peu. Ou ronger un peu. Et puis, au bout d'un moment, il y a eu à nouveau un grand silence. Je n’ai plus rien entendu du tout.
Comme toujours tes personnages sont profondément humains, habités par leurs souvenirs mais sans aigreur, ni rancune. Ici, la misère est un lien partagé qui rapproche les individus plutôt que de les séparer. Quand on a rien, on a les autres et c'est précieux.
J'avais un grand-père qui avait un petit bout d'une grande maison dans les Cévennes et dans laquelle je passais une partie des vacances d'été. Le village était habité par des mineurs qui travaillaient à la Grand-Combe. Une communauté très pauvre et très soudée. Ce furent les plus beaux moments de mon enfance.
Juste un détail, j'aimerais comprendre d'où vient cette colère du père pour ses voisins, tu n'en parles pas ou pas encore.
Tu es de quelle année, toi, Hortense ?
Tu n'assumes pas ?