Le coeur s'envole

AVANT D'OUBLIER, je dois sortir de mon trésor à bagatelles ce petit hier. Mon premier souvenir de rue. Du moins, ce sont mes yeux, mes jambes, les battements de mon cœur qui vont tenter de le raconter. Oh, pas de quoi faire un pain, juste des miettes. C'est des riens les histoires d'un mioche, deux étourderies et trois bêtises juste faites pour amuser le vent.

Alors voilà ! Soudain la porte s’ouvre. Et c’est la rue. Les ombres hochent, chevrotent. La nuit descend la montagne du ciel.

Culottes courtes, genoux blancs et socquettes.

Zef zigzague. J'ai froid. Je grelotte.

Mais d'où vient le froid ? C'est quoi le froid ?

Pas le temps de savoir. La main du vent m’emporte. Petits souliers vernis. Petit pas prompts, hâtifs. Sur le trottoir qui part, revient, des jambes trottent, se croisent, recroisent. Rigolotes ! Sont-elles à moi ?

Mais qui marche ?

Pas le temps de savoir. Ma mère presse, fend le vent. Sa jupe vole. Son cabas gifle.

Je ne sais où on va.

La rue tremblote. Mes yeux sautillent.

Mais qui voit ?

Ici et là, plusieurs passants errent, vadrouillent, bousculent. Enjambent des crottes, mains dans les poches. Un chien renifle un autre chien. Une main claque. Le chien gémit.

Et puis soudain. Stop ! La rue s’arrête.

Des roues ralentissent. Ne roulent plus.

Alors, nous traversons.

Des gros clous d’argent sur la route partent, reviennent. Au bout, le caniveau, et l’eau qui court, qui court et qui tombe, tombe, tombe.

Mais où va l’eau ?

Tête en arrière, je trébuche. Mais ne m'affale. La main du vent me soulève. Pas le temps d’avoir honte. Ma mère poulope, déboule, furie. Vitesse. Je regarde par terre. Il n’y a presque plus de jambes.

Mais qui marche, mon Dieu ? Qui marche ?

- Dépêche-toi, ça va fermer ! me dit ma mère.

- Quoi va fermer ? je demande.

- Tout ! Lui !

Soudain, de partout les commerces arrivent. Soudain, des lumières sortent des murs, luisent, étincellent, se croisent, recroisent. Soudain encore, le beau trottoir s’allume, s’éteint, s’allume.

Et puis la boucherie rouge ralentit. S’arrête.

Nous entrons.

Le boucher blanc apparaît derrière le persil. Zigoto, moustache, et long couteau.

- Ça sera quoi pour la p’tite dame ?

- Cent grammes de viande hachée et deux beefsteaks !

- Saignants ou bien cuits ?

Ma mère rit. Boucher me lorgne. Clins d’œil. Mimique. Loucherie. Derrière la main de ma mère, me cache. Ris. Ne me cache plus. Alors le boucher fronce sourcils. Lippe. Moue. Bouderie. Il pleure. Fait semblant. Je pleure aussi. Il met de la viande hachée sur son nez. Fait une boule. Et alors zigoto encore, zigoto toujours. Clins d’œil. Mimique. Loucherie. Derrière la main de ma mère, me cache à nouveau. Ris.

Cling ! Une toute petite pièce tombe par terre, roule en rond et roule en rond. Grands ronds, et puis tout petits ronds, tout petits ronds. Je cours, je la ramasse et je la brandis. Fier.

Et nous sortons. Et cavalons.

Zef devance, contourne, pourchasse, rugit. Les rues se croisent, recroisent. Plein de clous, caniveaux, trottoirs.

Et puis soudain, patatras, dégringole la pluie.

- Dépêche-toi, ça va fermer !

- Mais quoi va fermer ?

- Mais Lui !

Elle rit.

Je ne sais où on va.

Mais elle sait où on va.

Nous débouchons sur une petite place devant l'église. Et soudain là, je l’entends, là je le vois, Lui le grandiose, toute la vie.

Lui, le grand manège !

Mon cœur s’envole. Et je bondis.

J’ai le jeton magique en main. Que je tiens fort pour qu’il ne tombe. Et j’attends sur mon grand cheval multicolore.

Et j’attends.

Est-ce que j'ai encore le temps de changer de véhicule ?

J’hésite, entre la girafe et le taxi.

Non, je crois que je n'ai pas le temps.

Et si le manège démarrait d'un coup ?

Mais il ne démarre pas encore.

Je suis seul et j’attends le vieux monsieur. Le vieux monsieur, casquette, cigarette, très gentil.

Qui ne vient pas. Qui continue de ne pas venir.

J’attends sur mon beau cheval mort. Et doucement, je deviens triste à l’infini.

- Il est en panne. Y a un problème avec le moteur. Cours autour, Lolo, cours autour ! ma mère me crie.

Mon cœur s’écroule et mes yeux coulent.

Mais qui pleure ?

- Vite. Ça va fermer, cours autour, Lolo. Fais comme si.

Je descends du cheval et commence à courir. Zigzags. Un carrosse, trois avions, sept autobus. Virages à fond. Dessous. Dessus. Deux cents citrouilles, huit cents chevals, trois mille ampoules. Tourne, et tourne, et tourne encore. Bras grands ouverts, je fais l’avion. C’est l’allégresse sous les ampoules, sous les étoiles, sous la pluie.

Bientôt une fillette, en manteau rouge, rit aux éclats et me poursuit. Me prend la main.

Soudain l’accordéon revient.

Le manège repart.

Alors, nous tombons. Et nous rions. Et nous nous relevons. Et nous retombons. Valse insensée, valse d'or. Féerie.

Je l’aime beaucoup. Infiniment. La fille en rouge.

Je lui demande son nom en parlant vite, les joues en feu.

Pas le temps de savoir. Ma mère arrive. M'agrippe. M’envole. Me dit que c’est fini.

Nous nous éloignons. Souliers vernis. Petits pas prompts, hâtifs.

Je regarde en arrière.

Tout s’est éteint.

Il n’est plus là le paradis.

 

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Edouard PArle
Posté le 08/10/2021
Coucou !
Je suis rentré un peu tièdement dans le chapitre mais j'en ressors juste enthousiaste !
Le passage dans le manège est incroyable, c'est visuel vif et élégant. Quelle plume incroyable ! Ca m'a évoqué quelques souvenirs, le manège à la mer où l'on enchaînait les tours dans nos petites voitures... Bref ce passage est juste génial !
Tu retranscris super bien le style de l'enfant avec les phrases courtes, c'est un plaisir à lire.
Une petite remarque tout de même :
"Les ombres hochent, chevrotent." chevrote c'est pour désigner de l'oral donc un peu étrange de l'associer à des ombres
Pour le reste c'est super !
A très bientôt (=
Zultabix
Posté le 09/10/2021
Un grand merci Edouard ! Force et courage pour ton écriture !
Zultabix
Posté le 09/10/2021
Chevroter veut aussi dire "trembler" !!!
Bien à toi !
Edouard PArle
Posté le 09/10/2021
Oui tu as raison, je n'avais pas assez poussé ma recherche.
Au temps pour moi,
A bientôt !
Hortense
Posté le 04/07/2021
Le monde, la vie, le bonheur à travers les yeux de l'enfant, avec les mots de l'enfant qui babille, vacille. On s'étonne de son étonnement, on tremble de ses peurs, on rit de ses rires, sa tristesse nous envahit chassée par la joie soudaine.
On ne comprend pas toujours tout, mais est-il besoin de comprendre ? L'émotion, les mimiques traduisent.
En lisant ton histoire, j'y vois aussi un hommage à la mère, celle qui protège et transforme les petites contrariétés en grandes joies, en souvenirs inoubliables.
Le Zigoto blanc derrière son persil aurait bien sa place chez les Zinzinsolites !

Je ne trouve rien à redire sur la forme, c'est l'enfant qui s'exprime avec ses mots, sa perception, sa spontanéité .

J'aime la diversité de tes propositions d'écriture. Tu ne te laisses pas enfermer dans un registre, tu ouvres portes et fenêtres pour nous surprendre à chaque fois, c'est le signe du talent.

Je me suis présentée sur le forum et je t'ai envoyé un message. As-tu pu l'ouvrir ?
A très bientôt.
Zultabix
Posté le 04/07/2021
Non, je n'ai pas reçu ton message !
Tu m'as écrit en MP ?
Message Privé ?
Hortense
Posté le 04/07/2021
Il me semble oui.
Comment doit-on procéder, j'ai du m'y prendre de travers ?
Hortense
Posté le 04/07/2021
Je viens de faire une nouvelle tentative
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