La réserve

La réserve

Deux heures plus tard, Calixt ne sentait plus ses orteils, ses mains, ni même son nez. Il s’efforçait d’ailleurs de ne plus rien ressentir du tout, surtout pas ce vide au milieu de son ventre. Concentré sur le dos de sa sœur et les nuages de vapeurs qu’elle expirait, il ne songeait qu’à soutenir le rythme qu’elle imposait à la troupe. Le regard résolu fixé sur la pénombre qui les précédait, elle n’avait pas faibli depuis qu’ils avaient découvert le plan. Calixt se demandait si elle irait jusqu’à botter les fesses de celui qui abandonnerait. Quoi qu’il en soit, il ne tenait pas à être celui-là. Il ne redoutait pas tant une attaque — peu probable — dirigée vers son postérieur que la déception qui pourrait s’afficher dans le regard vert de son aînée.

– C’est un cul-de-sac, grommela Tan en s’arrêtant tout à coup dans le silence d’un énième couloir.

– Il faut faire demi-tour, souffla Ulys qui n’avait même plus la force de s’énerver.

Calixt quitta des yeux la tunique d’Oxan et scruta la pénombre. On distinguait effectivement le bout de la galerie. Trois fois déjà ils avaient dû faire volte-face en arrivant devant un mur ou une porte bardée de panneau indiquant un sas de sortie vers l’extérieur du vaisseau.

– Ça ressemble pas à ce qu’on a vu avant, dit-il timidement. On dirait… un passage.

Tancred plissa les yeux d’un air dubitatif.

– Moi j’y vois rien, c’est trop noir, murmura Teddy en frottant sa gencive édentée.

Ignorant l’écho effrayant de ses semelles sur le sol métallique, Calixt s’avança vers le fond du couloir. Chaque pas qui l’éloignait des autres lui donnait la sensation qu’un puits se creusait dans son ventre, mais c’était à son tour d’aider le groupe ; cette mission était la sienne. Il serait celui qui mènerait sa sœur et ses cousins au chaud, il le sentait.

 Son impression se confirma lorsqu’il ne fut plus qu’à deux pas de la cloison : celle-ci se sépara en deux et coulissa sur les côtés, libérant une bouffée d’air tiède extrêmement bienfaisant. Le garçon s’empressa de faire signe aux quatre autres. Une fois passée la double porte, ils se laissèrent glisser à même le sol en soupirant d’aise, le temps que le sang afflue à nouveau dans leurs doigts et que leurs frissons cessent.

Ici, le décor changeait. Tout était blanc. Ou plutôt, tout avait été blanc un jour, mais le passage des années avait écaillé et jauni la peinture. Décidément, cet engin spatial n’était plus de première jeunesse. Après l’aspect lugubre des immenses coursives, cette zone donnait à Calixt la sensation étrange d’être tombé dans un rêve mal fini : pas de bruit, pas de couleur, pas d’odeur… Ils flottaient dans le néant.

***

Une fois remis sur pieds, les Sailor entreprirent d’explorer ce nouvel environnement, essayant sans succès d’ouvrir les nombreuses portes qu’ils croisaient. À force de bifurquer à gauche et à droite au hasard, ils se perdirent complètement.

– On dirait un labyrinthe… marmonna Teddy d’une voix épuisée. Je sais pas qui a fabriqué ce vaisseau, mais il aimait beaucoup les couloirs.

– C’est mort ! s’écria soudain Ulys en trépignant. On a tout visité ! Y a rien ici, personne, rien à manger, rien à boire… J’ai soif, j’ai faim, J’EN AI MARRE !

Il donna un coup de pied rageur dans la cloison la plus proche. La grimace qu’il ne put retenir montra qu’il s’était fait très mal, mais il serra les dents. Calixt, lui, avait les yeux fixés sur le chat.

– Regardez Dragon, dit-il.

Les autres s’exécutèrent. Le félin avait collé le nez au sol et ses moustaches frémissaient. Il releva la tête pour humer l’air puis, la queue dressée comme une antenne émettrice, il se mit à trottiner dans l’une des coursives.

– On devrait peut-être le suivre, non ?

– Au point où on en est, on peut faire ça, oui, répondit Tancred.

Ils filèrent le train à l’animal en puisant dans leurs dernières forces.

– J’en peux plus, répétait faiblement Teddy qu’Ulys avait agrippé par le bras pour le tirer sans ménagement.

Après quelques minutes, le chat disparut par une porte entrouverte. Ulys courut à sa suite et les autres entendirent :

– Bravo, Dragon !

Dans la pièce où ils venaient d’entrer s’alignaient des piles et des piles de denrées diverses.

– Des boîtes de bases-biscuits, ici ! cria Ulys en désignant la pyramide à côté de lui.

– Des poches d’eau ! Et là des pastilles de viandes ! annonça Oxan en récupérant Dragon qui essayait de crever un sachet de petits cachets bruns.

– Moi j’ai trouvé des bases-repas, des fruits lyophilisés et de la poudre de lait, lança Tancred.

– Le problème, dit Ulys, c’est que je ne vois pas de préparateur. Du coup, il n’y a que les fruits et l’eau qui peuvent nous servir.

Calixt pénétra dans un réduit au fond de la réserve. Des placards et des étagères s’alignaient le long des murs. Il identifia immédiatement l’appareil qui permettait de transformer les bases en nourriture mangeable, trônant à côté d’un évier.

– J’en ai trouvé un, ici ! annonça-t-il.

– Et plein d’assiettes et de verres, cria Teddy en ouvrant un placard.

– Génial, vous êtes trop forts ! félicita Oxan en entrant à son tour dans la petite pièce. Oh, nous avons même des chaises !

Calixt respirait plus facilement et s’il se fiait aux sourires sur les visages des autres, c’était aussi leur cas.

– Qui a faim ? claironna Ulys en déroulant à larges mouvements le film végéplastique qui enveloppait la pile de bases-biscuit.

Tous répondirent positivement avec enthousiasme. Le quart d’heure suivant fut consacré à l’élaboration d’une collation. Ils passèrent un paquet entier de bases au préparateur, ce qui leur donna deux assiettes pleines de gâteaux secs arôme chocolat. Ils remplirent des verres d’eau, disposèrent des chaises en rond et décidèrent de se faire plaisir en ouvrant un sachet de fruits lyophilisés.

Lorsqu’ils s’installèrent, un des sièges resta vide : Teddy s’était endormi, lové dans un gros nid de végéplastique qui lui tenait lieu à la fois de matelas et de couverture. S’ils suivaient tous son exemple, ils allaient pouvoir se reposer confortablement. La situation aurait pu être pire.