Personne ou pire

Par Isapass

Personne ou pire

 

Après plusieurs heures de sommeil douillet dans les cocons de végéplastique, le retour à la réalité se révéla difficile. Après quelques minutes de flottement, les souvenirs de Calixt lui revinrent brutalement. Certes ils n’allaient mourir ni de froid ni de faim, mais ils n’en étaient pas moins à des millions de kilomètres de leurs parents, sans ressource pour les contacter, et en route pour une destination inconnue. Dans la demi-heure suivante, les pleurs de Teddy, les cris de colère d’Ulys et la mine renfrognée de Tancred lui prouvèrent qu’eux non plus n’avaient pas oublié leurs ennuis.

– Le cargo n’effectue sans doute pas des étapes trop longues, déclara Oxan. Et maintenant, on a des provisions. On arrivera bien quelque part avant qu’elles s’épuisent !

 Lorsqu’elle se mit à mélanger de l’eau et de la poudre de lait en projetant des gouttelettes partout, Calixt en déduisit qu’elle était loin d’éprouver la confiance qu’elle voulait afficher. Tancred lui enleva le récipient des mains pour terminer à sa place.

– Hors de question d’attendre sans rien faire ! s’exclama Ulys en passant un nouveau paquet de bases-biscuits au préparateur. On n’a qu’à organiser des équipes pour explorer. Ce vaisseau doit bien avoir un poste de pilotage, non, même s’il est autonome ?

– Je suis d’accord avec Ulys, dit Tan. Nous devons essayer de savoir où on va. Et on trouvera peut-être une ultracom pour appeler la Terre, ou n’importe qui d’autre. S’il n’y en a pas, alors seulement on attendra de voir où on arrive.

Teddy — qui n’avait pourtant pas paru écouter la conversation, tout occupé qu’il était à dessiner sur un mur avec une pastille de viande — intervint :

– Mais s’il y a des provisions, c’est qu’il y a des gens, non ?

– Il a pas tort, admit Ulys d’un ton surpris, tandis que Teddy reprenait son chef d’œuvre.

– Mais on n’a vu personne, dit Oxan.

– On n’a pas tout visité, suggéra Calixt après mûre réflexion. Peut-être qu’un couloir qu’on n’a pas encore suivi mène à une autre zone de vie. Ou peut-être un escalier ?

– Exactement ! s’écria Ulys. Donc j’ai raison : il faut former des équipes de recherche. Je veux être dans la première. Calixt, tu viens avec moi ?

– D’accord, répondit ce dernier.

 

***

 

La première expédition ne donna aucun résultat concluant. Toutes les portes étaient fermées, ils n’avaient pas trouvé le moindre escalier ni aucun passage vers une autre partie du cargo.

Au retour de la seconde en revanche, Oxan et Teddy franchirent l’entrée de la réserve en courant, surexcités.

– Il y avait des voix ! Des gens qui discutaient ! expliqua Teddy en gesticulant.

– Vous avez rencontré quelqu’un ? demanda Ulys en bondissant sur ses pieds.

– Non, dit Oxan en soupirant. On a juste entendu quelques secondes de conversation, et puis plus rien. On a même appelé, mais personne ne nous a répondu. Et avec ce labyrinthe, impossible de savoir d’où provenaient les voix exactement.

– Vous êtes pas doués ! ragea Ulys.

– Dis donc, on a fait comme on a pu ! répliqua Oxan, vexée.

– T’es pas sympa ! renchérit Teddy.

– Détends-toi, Ulys, intervint Tan. Au moins maintenant, on a la preuve qu’on n’est pas tout seuls à bord. C’est une question d’heures avant de trouver les gens. D’ailleurs c’est à mon tour d’y aller ! Qui vient avec moi ?

Calixt se porta volontaire.

Ils arpentaient les couloirs au hasard depuis vingt minutes quand le garçon se figea soudain, l’index levé à côté de son oreille. Tan stoppa à son tour et hocha la tête ; ils percevaient le son d’une conversation, trop lointaine pour en saisir le sens. Les deux cousins se regardèrent en souriant victorieusement.

– Ça se rapproche, chuchota Cal. On appelle ?

À ce moment, un rire tonitruant résonna entre les murs.

– Euh… Attendons de voir à qui on a affaire, suggéra Tan en fronçant les sourcils.

Les voix appartenaient sans erreur possible à deux hommes. L’une était si rocailleuse que Cal se demanda si son propriétaire se nourrissait de graviers. L’autre, grave et caverneuse, semblait venir du fond d’un puits. Les individus parlaient fort avec un accent dur. Calixt avait du mal à comprendre tous les mots, mais il distingua tout de même des expressions qu’on lui avait toujours formellement interdit de prononcer. Enfin, il put saisir le sens de la conversation.

– Je travaillais dans un entrepôt et y avait ce connard qui me cherchait depuis des jours, disait la voix caillouteuse. Le genre fermé du ciboulot, tu vois. Il a fini par m’adresser un nom d’oiseau de trop. Du coup, j’ai lâché les deux caisses que je portais sur ses arpions. Il s’est mis à chanter comme une sirène. Ça m’a énervé encore plus, alors je lui ai défoncé un genou à coups de pompe pour lui faire fermer sa gueule.

Calixt avait perdu le sourire. Il interrogea Tan du regard, mais celui-ci avait l’air aussi effaré que lui.

– Ça a marché ? questionna la voix caverneuse.

– Il a miaulé encore plus fort, ce con ! J’ai essayé de lui foutre un coup dans la tronche, mais les flics de la sécurité ont débarqué à cinq.

– Et ensuite ?

Les hommes se trouvaient vraiment tout près maintenant. D’une seconde à l’autre, ils allaient tourner au coin et tomber nez à nez avec les deux garçons. Tan saisit son cousin par la manche pour l’entraîner dans un petit renfoncement sombre, en espérant que les intrus passeraient devant sans les remarquer.

– Ensuite, ils m’ont arrêté et enfermé, qu’est-ce que tu crois ! Le type a déposé une plainte. Il paraît qu’il avait une rotule en morceau et les deux pieds pétés. J’ai pris trois ans de travaux forcés. Pourtant, j’avais des circonstances atténuantes : le mec était un vrai sadique.

– Trois ans, quand même !

– Faut dire que j’avais déjà eu quelques soucis avant : deux incarcérations pour violence. 

À ce moment, ils passèrent devant la cachette où se tenaient les garçons et Calixt retint de justesse un cri d’effroi quand ils entrèrent dans son champ de vision. Celui qui racontait son histoire était assez grand, mais surtout très large et trapu. Torse cylindrique, épaules carrées, bras épais d’un seul bloc jusqu’aux poignets… il ne semblait pas tout à fait humain, mais constitué de morceaux de tuyaux de différents diamètres assemblés entre eux par des soudures. La souplesse ne devait pas être son point fort. Une crinière blond platine se dressait sur sa tête sans parvenir à masquer la forme pointue de son crâne. Quand il parlait, une dizaine de dents en argent renvoyaient la lumière.

Malgré sa stature imposante, il paraissait pourtant presque petit comparé à son compagnon. Le propriétaire de la voix d’outre-tombe culminait à deux fois la taille de Teddy, à vue de nez. Contrairement au premier, il était parfaitement proportionné et marchait d’une démarche fluide et silencieuse. Sanglé de la tête aux pieds dans une combinaison de cuir noir aux manches retroussées, le géant portait de toutes petites optiques rondes enchâssées dans ses orbites, qui lui donnaient l’aspect d’un insecte inexpressif. Mais c’étaient les pointes en acier dépassant de sa peau partout où elle était visible qui glacèrent le sang de Calixt. Sur son crâne chauve, les plus longues mesuraient à peu près la taille des index de Tan.

Ils passèrent devant les cousins sans les voir, laissant ceux-ci figés pendant plusieurs secondes.

– Aïe, ils se dirigent vers la réserve, murmura Tan en sortant enfin de sa torpeur. Pourvu qu’ils n’y rentrent pas !

– On a qu’à les suivre à distance.

Se faufilant dans les coursives derrière les deux phénomènes, ils purent profiter du récit de l’homme-tuyaux.

– J’ai été affecté à un chantier d’arrachage. Dix-huit planètes de la frange, secteur 823 du bras Ecu-Croix, à faire en trois ans. Des forêts entières à abattre et à cramer.

– Pourquoi ? Pour faire de la place pour l’urbanisation ?

– Non, pour replanter. Tous les arbres étaient malades et crevaient debout en pourrissant. Pendant tout ce temps, j’ai vécu dans l’odeur dégueulasse du bois en décomposition. On croirait pas comme ça, mais c’est l’horreur, ça pue la charogne. Mais finalement, c’était pas si mal à part cette saloperie d’odeur : je bouffais tous les jours et je dormais à l’abri.

– Tu as fait les trois ans ?

Les hommes bifurquèrent dans une direction opposée à celle du quartier général des enfants. Soulagés, Tancred et Calixt les suivirent tout de même afin de voir où ils allaient.

– Ouais, j’ai terminé ma peine. Puis je suis reparti bourlinguer, jusqu’à ce que je tombe sur ce rafiot.

À ce moment de sa biographie, l’homme-tuyaux s’arrêta devant un panneau de mur et le fit coulisser, révélant un escalier. Ils s’y engouffrèrent et refermèrent la cloison, laissant les deux cousins silencieux.

Les garçons se dévisagèrent. Calixt savait que Tancred pensait la même chose que lui : après leurs hypothèses de vaisseau fantôme, ils comprenaient maintenant que la réalité était pire. Ils allaient devoir se cacher d’un équipage de fous dangereux.

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Edouard PArle
Posté le 06/09/2022
Coucou !
On passe du soulagement à la désillusion (même si clairement, on aurait pu tomber sur pire). En tout cas, ça fait plaisir un peu de présence humaine pour distraire les enfants de leur solitude.
Le fait que les adultes utilisent un langage plutôt soutenu avec des grossièretés au milieu m'a amusé, ça donne un certain charme à leur façon de 's'exprimer. (et ça m'a fait penser à Kamelott). Je ne sais pas si c'est pour tout le monde mais moi j'apprécie.
L'introduction des deux nouveaux personnages par la conversation est plutôt efficace. On a beaucoup d'infos sans que ce soit trop poussif. J'imagine qu'on va en apprendre plus sur eux assez vite.
Rien sur la forme.
Un plaisir,
A bientôt (=
Isapass
Posté le 06/09/2022
J'avoue que j'aime bien mon titre de chapitre et la description des deux hommes (#petitefierté). Bon, apparemment, ils ne te font pas très peur... on verra si tu as raison ou pas :)
Je ne m'étais pas vraiment aperçu que j'utilisais du langage soutenu, en fait. L'effet "Kaamelott", ça me va, ceci dit ! Même si je ne suis pas sûre que la cible du roman ait vraiment cette référence...
Tant mieux si ta lecture te plaît ! Merci pour ta lecture et tes commentaires ♥
Edouard PArle
Posté le 06/09/2022
Soutenu n'est pas le bon mot. Mais il y a des expressions genre "incarcération" qui crééent un peu cet effet.
Jibdvx
Posté le 19/08/2021
Boah ils exagèrent ! Pour deux membres d'équipage d'un cargo digne de Warhammer 40000 dans une société où la Terre en est réduite à faire pousser des arbres sur d'autres planètes tellement c'est la dèche, je les trouve plutôt sympathiques :)
Cette histoire est vraiment intéressante ! D'habitude j'ai du mal à suivre les histoires avec des enfants comme personnages principaux, mais là le cadre change beaucoup de choses. Il y a un côté "Les Goonies dans l'espace" franchement frais.
Isapass
Posté le 22/08/2021
Rhooo ton commentaire me fait chaud au cœur ❤ ! Les goonies dans l'espace, c'est parfait. Ceci dit, c'est peut-être ce qui manque à mes héros : un côté voyou qui les rendrait à la fois plus attachants et aussi plus facilement identifiables. Je les ai peut-être faits trop sages. Tu vois, ta comparaison me donne à réfléchir. En tout cas, je suis ravie que tu passes un bon moment. En fait, je pense que le fait qu'un adulte ne s'ennuie pas (voire retombe en enfance) en lisant un roman pour préados est plutôt bon signe :)
Lohiel
Posté le 13/03/2021
.../...

Bon, ces deux personnages sont très engageants (si si ^^) car très bien caractérisés. Juste "nom d'oiseau" c'est une manière élégante de traduire "insulte", on le verrait plutôt utiliser un terme un peu plus rude (tout comme "il m'a adressé" d'ailleurs)... vacherie, crasse, saloperie, chiennerie, il a fait le malin une fois de trop, etc.
(Tu connais le dictionnaire d'argot Bob, en ligne ? Bien utile celui-là, même s'il faut faire le tri, étant donné qu'il y a pas mal de suranné)

Chapitre précédent, "La réserve", accord oublié :
"ou une porte bardée de panneauX"
Isapass
Posté le 14/03/2021
Alors j'ai fait le choix que les adultes s'expriment relativement bien, même s'ils utilisent parfois des "noms d'oiseaux" justement ;)
Le truc, c'est que ça me permet de différencier adultes et enfants dans les dialogues (les enfants n'utilisent pas de négation, les adultes, si) et tu verras ensuite qu'il y a un personnage qui parle trèèèèès mal, et comme il y a beaucoup de dialogues (mais vraiment beaucoup), si j'utilise un langage trop parlé, ça risque d'être lourd. D'autre part, j'ai vraiment beaucoup de persos (mais vraiment beaucoup) donc je pense que ce serait trop compliqué de leur donner à chacun une façon de parler très particulière. Ca risquerait de faire un peu caricatural, au bout d'un moment.
Merci pour la coquille !
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