La technique « au cas où »
Une sorte de conseil de guerre avait été organisé dans le réfectoire désert. Après la panne des proxcoms et l’annonce d’Oxan à propos d’une nouvelle communication cryptée envoyée récemment, Tan pressentait le pire. Sa cousine lança la lecture du message.
« Le cisilduc arrivera dans cinq jours. Soyez prêts à les accueillir. La priorité, c’est d’empêcher l’équipage de libérer les hikers, en évitant au maximum le bain de sang. Quoi qu’il arrive, que personne ne grille ma couverture. Je veux pouvoir rester à bord du WOW ; un cargo longue distance qui flirte avec les lois, c’est un poste d’opération trop pratique pour être gâché. Le mieux, ça serait de convaincre Skull de repartir avec tout son équipage sans faire d’histoire. Tout homme à son prix, il suffit de trouver lequel. Peut-être que la vie des petits Sailor pourrait faire pencher la balance ? De toute façon, on aura tout le temps : j’ai envoyé une communication signée du capitaine à la Communauté Galactique pour annuler les renforts en expliquant qu’il y avait eu erreur. Quant aux gamins, ils seront sagement enfermés à bord avec peu de protection, il n’y aura qu’à les cueillir dès qu’on aura besoin d’eux. »
Un piège. Les hors-mondes s’étaient jetés à pieds joints dans un piège. Comme les sept autres personnes autour de la seule table occupée du réfectoire, Tancred garda le silence plusieurs secondes après qu’Oxan ait arrêté l’enregistrement, l’esprit absorbé par une question : à qui appartenait cette voix ? La preuve était maintenant faite que Blacky n’était pas l’unique membre de la Sea Beast à bord, mais qui était le traître ? Même Teddy et Livingstone affichaient des visages anxieux, bien loin des habituelles rigolades qui les secouaient dès qu’ils étaient ensemble.
– Il faut qu’on y aille, non ? interrogea Oxan. Ils doivent tous être retenus quelque part, il n’y a que nous qui puissions les aider !
En face d’elle, Diego haussait tellement les sourcils que Tan se demanda si ses optiques n’allaient pas se décrocher de ses yeux. Tous les regards étaient tournés vers lui et la responsabilité du choix à faire semblait le dépasser.
– Je suis d’accord avec Ox, trancha Ulys. Ça sert à rien qu’on reste enfermé ici à attendre si personne ne revient !
Tan hocha la tête.
– En plus, les Stadiens savent qu’on se cache dans le cargo. On est même pas en sécurité ! Autant agir.
Billie, Teddy et Livingstone montrèrent leur assentiment. Diego courba les épaules en exhalant un long soupir.
– Un commando de huit personnes, dont six enfants, souffla-t-il. Si on survit, c’est Skull qui me tuera…
Puis il parut se ressaisir et redressa sa stature colossale. Malgré ses hésitations la force qu’il dégageait donna du courage à Tancred.
– Bon, euh… avant tout, il faut rappeler le bataillon armé, déclara le géant en désignant Oxan.
– C’est déjà fait ! scanda l’adolescente comme si elle allait se mettre au garde-à-vous. Dès que j’ai entendu ce message, je leur ai expédié un démenti en leur expliquant tout. Mais s’ils ont fait demi-tour il y a cinq jours, ils n’arriveront pas avant une semaine, voire une dizaine de jours.
– Tant pis, on ne peut pas les attendre. Au moins, si on se fait tous prendre, on pourra espérer qu’ils fassent quelque chose pour nous. Ensuite, il va falloir trouver où l’équipage est prisonnier.
– Sont p’têt au camp, intervint Billie. ‘vec une enceinte de sécu.
– C’est ce que tu as expliqué à Skull, c’est ça ? En accrochant les bornes autour d’un périmètre, on établit une limite infranchissable sous peine de décharge électrique et de déploiement de champ de force ?
– Ouais. Y zont p’têt pas d’brac’let donc pas d’coup d’jus, mais ‘vec les implants y l’aura quand même l’champ d’force. Tous y z’en ont un, d’implant ?
– Tous les membres d’équipage, acquiesça Livingstone. C’est obligatoire pour être embauché sur le WOW, Skull insiste.
– Mais nous, on en a pas ! s’écria Teddy en levant son index. On peut passer pour casser les bornes !
Diego répondit par une moue dubitative.
– Déjà, voyons s’ils sont vraiment là-bas, s’il y a des hommes armés autour d’eux, et ensuite, eh ben... on improvisera.
– L’Stadiens y vont pas s’fatiguer à monter la garde, objecta Billie. Surtout si qu’y a des born…
– Il y a une chose à laquelle on a pas pensé, interrompit Tan. Comment on va sortir d’ici ? S’ils ont prévu de venir nous enlever, ils surveillent certainement le cargo. Or, toute la passerelle s’illumine dès qu’on utilise l’ascenseur ; dans la nuit, on sera repérés tout de suite !
La question créa un silence angoissé autour de la table. S’ils ne pouvaient pas quitter le WOW, leur plan tournait court. Or, personne n’avait la réponse, sauf…
– Avec les airscoots ! hurla soudain Teddy. Ceux que les Galatims nous ont donnés !
Calixt secoua la tête en signe de dénégation. Les défaillances avaient été corrigées et les engins fonctionnaient parfaitement, mais le sas d’entrée du cargo était beaucoup trop loin du sol pour les propulseurs d’air qui se limitaient à une portée d’une trentaine de mètres. Ils décidèrent néanmoins d’en emporter deux, pour le cas où il s’avèrerait utile de survoler une zone. Il allait falloir trouver autre chose. En attendant, ils se mirent à préparer leur matériel. Celui-ci fut choisi un peu au hasard, selon cette même technique du « au cas où » : outils, crochets, pied de biche, trousse d’urgence… Diego se munit du fusil à rayons que Skull lui avait laissé pour défendre les enfants en cas d’attaque.
– Je… je me disais que la présence de Karl nous serait bien utile, s’il est d’accord, dit le géant une fois leurs trouvailles casées dans deux grands sacs de toile.
Comme à chaque fois qu’on mentionnait son nom devant lui, l’image de Karl s’acharnant sur le corps fracassé de Blacky fit irruption dans l’esprit de Tan. Il ne pouvait pourtant pas nier que la force de l’homme-tuyaux risquait de s’avérer précieuse. Avec réticence, il hocha la tête au moment où Ulys surgissait dans le réfectoire en brandissant une bobine de câble ultrarésistant et une grosse pièce métallique que Tan identifia comme un chariot automatique de halage.
– J’ai trouvé comment sortir d’ici ! s’écria-t-il. On va installer une tyrolienne !
***
Quinze minutes plus tard, Livingstone déverrouilla le sas. La cabine d’ascenseur étant restée en bas, la porte s’ouvrit sur une nuit sombre diluée seulement par la lueur de la minuscule lune de Stadium à son premier quartier. En contrebas, la prairie autour de la piste de fusioasphalte paraissait immobile et déserte.
Karl fixa l’extrémité du câble à un anneau de chargement du sas, testa plusieurs fois la solidité de l’attache, puis donna la bobine à Ulys. Celui-ci la suspendit à son baudrier d’escalade à côté du pieu autoperforant qu’il devrait planter pour arrimer l’autre extrémité de la tyrolienne. Le garçon attrapa ensuite le montant de la cage d’ascenseur autour duquel il crocheta ses bras et ses jambes. Les genoux de Tan se mirent à trembler lorsqu’il risqua un coup d’œil vers le sol. Cent mètres à descendre le long de cette barre métallique, avec pour seules prises des anneaux de la taille d’une pastille de viande. Son frère avait certifié que ça ne présentait aucune difficulté pour lui grâce aux cours intensifs d’escalade que Bella lui avait donnés sur Galatim, mais il n’aurait droit à aucune erreur. Tan allait manquer d’air en attendant son signal.
– Fais gaffe ! murmura-t-il alors qu’Ulys disparaissait dans les ténèbres.
Une éternité parut s’écouler, mais finalement, le câble dévidé s’éloigna de la verticale, ce qui prouvait qu’Ulys avait atteint la terre ferme et qu’il marchait dans l’herbe pour fixer le second point d’attache. Trois tractions signalèrent qu’il avait terminé. Karl rectifia la tension du filin, puis il y installa le chariot de halage.
– J’y vais, dit Tan résolument en enfilant le baudrier.
Il se crispa un peu quand Karl vérifia son harnachement, mais le contact fut très court.
– Le chariot régule automatiquement la vitesse, mais comme la pente est forte, tire quand même sur le frein manuel quand tu auras dépassé la moitié, dit l’homme-tuyaux en lui indiquant une poignée sans croiser son regard.
Tan hocha la tête, inspira profondément, puis se lança dans le vide.
L’accélération lui coupa le souffle. Rapidement, ses yeux se remplirent de larmes qui l’aveuglèrent. La panique l’envahit : comment allait-il savoir quand freiner s’il n’y voyait rien ? Soudain, la couleur verte du tapis herbeux troua le noir ambiant. Il tira sur la poignée de toutes ses forces, entendit le chariot gémir sur le câble, et s’aperçut qu’il ralentissait. La silhouette de son frère se dessina à une vingtaine de mètres, mais sa vue brouillée l’empêchait de saisir son expression. Un sourire ! C’était un sourire d’encouragement que lui adressait Ulys, comprit-il quand les herbes hautes effleurèrent ses semelles. Il se rétablit en douceur, les jambes tremblantes et le cœur affolé. Le temps qu’il se reprenne, Ulys avait renvoyé le chariot pour le prochain passager.
Tancred observa les alentours sans distinguer aucune présence ni aucune lueur, y compris en provenance des bureaux de l’astroport à une centaine de mètres. Juste à côté du bâtiment, quelque chose formait une tache blanchâtre dans la pénombre. Tan reconnut le bus dans lequel les Stadiens les avaient transportés jusqu’au campement, lors du premier séjour. Se pouvait-il qu’ils aient fait de même cette fois-ci ?
– Je reviens, murmura-t-il à Ulys tandis que la vibration du filin indiquait que quelqu’un d’autre descendait la tyrolienne.
À demi courbé, il rejoignit le véhicule. Toujours personne aux alentours. Il se faufila dans l’habitacle jusqu’à la console de pilotage, puis consulta le journal des trajets. Exactement ce qu’il espérait ! L’avant-dernière ligne correspondait à un voyage entre l’astroport et le camp de bungalows, et la dernière à l’itinéraire de retour. Les hors-mondes avaient donc bien étaient acheminés jusque là-bas. Il n’y avait plus qu’à croiser les doigts pour qu’ils s’y trouvent toujours ; s’ils étaient détenus ailleurs — ça pouvait être n’importe où — les choses allaient très sérieusement se compliquer. Toutefois, son intuition lui disait que les Stadiens avaient choisi la solution la plus facile.
Lorsqu’il revint au point d’atterrissage de la tyrolienne, Teddy, Calixt, Billie, Diego et Livingstone étaient descendus, ainsi qu’un des sacs de matériel.
– Mais qu’est-ce qu’ils font ? marmonna Ulys en tapant nerveusement du pied sur le sol.
– Il reste Oxan et Karl ? interrogea Tan, pris d’une subite angoisse qu’il savait pourtant irrationnelle.
Karl n’allait pas attaquer sa cousine subitement, sous le prétexte qu’ils étaient seuls !
– Quand c’était son tour, dit Diego, la petite s’est frappé le front en disant qu’elle devait vérifier l’ultracom avant de partir. Je crois qu’elle voulait voir si les soldats de la CG avaient répondu. On est descendus en attendant qu’elle revienne.
Le câble se mit à vibrer. Au bout de quelques secondes, la silhouette d’Oxan se matérialisa au milieu de l’obscurité.
– J’ai bien fait de vérifier les messages ! annonça-t-elle avant même d’avoir touché le sol. Le bataillon a répondu, ils ont bien fait demi-tour.
– Bonne nouvelle ! dit Diego.
– Il y a autre chose. Ils ont fait des recherches sur les équipements militaires potentiels de Stadium. Officiellement, ils n’ont presque aucun armement, mais il y a quelques décennies ils ont remporté un contrat avec les forces de la Communauté pour la fabrication de robots de défense. Ils appellent ça des cybersoldiers, si j’ai bien compris. La CG pense qu’ils en ont probablement gardé quelques-uns pour eux.
Les bonnes chutes s'enchaînent, je suis curieux de découvrir les cybersoldiers. J'aime bien aussi l'idée de la tyrolienne, ça permet de mieux visualiser la scène. Le message du traître au début livre quelques éléments, élimine déjà Skull (oui, malgré ses bonnes apparences, je n'ai jamais vraiment réussi à le trouver complètement hors de soupçons xD). J'avoue que je ne sais pas trop qui soupçonner, peut-être Bella qu'on voit assez peu ces derniers chapitres.... Mais bon ça s'appuie sur pas grand chose ^^
Curieux de la suite...
A bientôt !
A partir de là, c'est de l'action ! J'espère que tu vas t'amuser en lisant les derniers chapitres, parce que de mon côté je me suis bien amusée en les écrivant.
Merci pour ta lecture et tes commentaires !
J'ai pas bien suivi, c'est qui ce bataillon armé et pourquoi il faut qu'il fasse demi-tour ? C'est ceux qui sont censés venir enlever les enfants ?
Le bataillon armé, ce sont les forces de la Communauté Galactique que Skull a appelé en renfort (des genres de casques bleus, quoi)
Pour le bataillon, je comprends mieux ! À la fin, quand Oxan dit qu'ils font demi-tour, peut-être que tu pourrais ajouter qu'ils arrivent donc pour les aider comme prévu ? (et là on comprendrait mieux qu'ils sont ceux que les méchants ont décommandés au début du chapitre)
Enfin peut-être que tout le monde aura compris sauf moi, auquel cas ce serait pas nécessaire :D
Qui donc est le traitre ?
C’est un détail, mais je croyais que les filles étaient dans la salle d’ultracom, et ça m’a surprise qu’ils soient maintenant dans le réfectoire. Ils se sont réunis pour une sorte de petit « conseil de guerre », c’est ça ?
Bon, sinon, on sent qu’on part dans une belle partie d’action avec le sauvetage des membres d’équipage et des hikers. Et fatalement, cela ne va pas se passer sans accrocs…
J’ai à peu près visualisé la descente, mais j’ai dû quand même relire le passage qui commence par « Karl fixa l’extrémité du câble » pour bien comprendre. En revanche je n’ai pas vraiment compris pourquoi ils utilisent ce moyen de descente : parce que c’est plus discret ? Ca ne m’a pas eu l’air très discret quand même, mais peut-être que je me trompe.
Détails
Calixt secoua la tête : c’est toujours le problème avec secouer la tête, on ne sait pas si c’est pour oui ou pour non…
En effet, tu as bien compris : c'est une sorte de conseil de guerre. Je me suis dit que je pouvais me permettre l'ellipse du passage de la salle ultracom au refectoire, masi du coup ça m'embête que tu te sois posé la question.
Ah, l'installation de ma tyrolienne n'est pas très claire ? Ok, je vais revoir ça. Ils la mettent en place parce qu'ils ne peuvent pas utiliser l'ascenseur qui serait trop visible. Mais je vais mieux l'expliquer, du coup.
Ah pour moi, secouer la tête, c'est toujours non. Pour oui on hoche la tête. Non ?