Néné les yeux bleus

TOUS LES DIMANCHES MATIN, les deux laborieuses partaient faire leur marché à la Bastille, Boulevard Richard-Lenoir. Toutes pimpantes, elles se revêtaient de leurs plus chouettes atours. Les chemisiers à col Claudine, les petites robes fleuries à liserés, les jupes plissées écossaises, maintenant elles se les fabriquaient elles-mêmes en achetant des chutes de tissu au « Marché Saint-Pierre ».

Un joli matin de mai, alors qu'elles naviguaient d'étal en étal avec leur cabas, elles furent bientôt repérées par deux olibrius qui ne les lâchaient pas d'une semelle.

Le plus grand avait les yeux bleus, était mince et nanti d'une musculature élégante de statue grecque. Le plus petit, quant à lui, n'avait pas reçu dans son berceau les honneurs des fées de la beauté. Râblais, la moustache mal taillée, il louchait un peu, et ressemblait à un pauvre gitan sans guitare.

Le périscope bien émoustillé, les deux compères tentaient des approches comme des élastiques, au gré des flux et des reflux de la foule. Et lorsqu'ils touchaient enfin au but, leur sérénade était un rien nigaude et ne connaissait qu'un seul refrain :

- Ça va les filles ! Pas besoin d'aide pour porter votre petit panier ?

- Non, merci !

- Vous êtes sûres ?

- Certaines !

Les garçons, à cette époque, n'intéressaient pas plus que cela ma mère ni tata Momo. Elles les considéraient plutôt comme une entrave, un joug sans intérêt qui retarderait nécessairement leur réussite.

- On accélère, Momo, ils z'ont pas l'air net ces deux-là !

- Tu as raison. Un type qui louche, c'est toujours louche !

- Le grand est pas mal bâti, mais il n'a pas l'air très fute-fute. Retire-lui ses yeux bleus. Qu'est-ce qu'il lui reste ?

- Les pauvres, ils font un peu pitié, quand même

- Oui ben moi, la pitié je me la réserve. J'ai encore vingt ourlets à me taper cet après-midi.

Ainsi, en mode « instinct de préservation », elles avaient trottiné sans se retourner. Mais les deux chasseurs, alléchés par leur belle indifférence, les avaient poursuivi à distance jusqu'au pied de leur immeuble.

- Des tiques, il manquait plus que ça !

- C'est le printemps, on n'y peut rien, ça les rend fou.

À raison de deux à trois fois par semaine, yeux bleus et loucheur avaient fait le pied de grue sous leur fenêtre durant un long mois. Comme l'éloquence ne semblait pas être leur qualité première, ils avaient opté pour la stratégie de l'amoureux transi, faite de petits signes à la dérobade et de sourires entendus.

Jouant un peu les bêcheuses, Vovonne et Momo les croisaient de temps à autre, en faisant fi de leurs regards. Mais une fois qu'elles étaient remontées dans leur cambuse, elles ne pouvaient s'empêcher d'entrouvrir un peu les rideaux :

- Ils sont beaucoup plus malins qu'ils ne paraissent. T'en penses quoi ? avait fini par questionner un jour Mauricette, de plus en plus touchée de voir les deux zigotos se liquéfier d'émoi.

- J'en pense que j'ai pas fini mes jupes.

- On n'est pas obligées de passer à la casserole.

- Avec ce genre de gugusses, t'as pas besoin de désirs. Ils les ont pour toi.

- On pourrait juste causer. Causer, ça ne fait de mal à personne.

- Y a trop de soleil. J'ai pas confiance.

- On fait quoi ?

- Quoi, on fait quoi ?

- On leur dit oui ?

- Un tout petit, alors !

Ce tout petit oui les avait emmené pique-niquer le dimanche suivant au sommet des falaises d'Étretat.

Présentations furent faites. Le grand musclé s'appelait René ou Néné pour les intimes. Ses yeux bleus ne quittaient pas d'un cil le minois de ma mère, laquelle faisait sa jeune fille un peu myope. Il était artiste de cirque, et habitait encore chez ses parents avec ses deux frères, André et Maurice, à Saint-Maur-des-Fossés. À part rouler un tantinet des mécaniques, il ne roulait pas sur l'or. Mais il possédait quand même une vieille Panhard grise un peu cabossée qu'il bichonnait au polish et à la peau de chamois.

- Ça a l'air d'être important pour vous les voitures ? lui avait demandé ma mère.

- Oui, c'est sacré. D'autant que c'est ma première. Je veux pas comparer, mais… c'est un peu comme les femmes, je les respecte !

- Donc, si une femme tombe et s'égratigne, vous lui passez la peau de chamois ?

- Avec une femme, on n'a pas besoin d'user une peau de chamois. Un peu de salive et le tour est joué ! avait-il rigolé en découvrant sa dentition étincelante.

- C'est d'un chic !

- Vous n'aimez pas la rigolade ?

- J'aime bien la rigolade qui me fait rigoler.

- Je suis du genre maladroit, mais j'ai un bon fond. Vous verrez.

- Je ne verrai rien du tout. On est juste venu pour pique-niquer.

- Avec de jolies petites robes à fleurs ?

- Qu'est-ce qui vous fait croire que coquetterie rime avec cochonneries ?

Le petit moustachu s'appelait Manolo. Il avait fait trente-six métiers : déménageur, fort des Halles, arpette dans un bazar, braconnier, et aussi un peu voleur de matériaux sur les chantiers. Son truc à lui, c'était pas les bagnoles, c'était la musique, et plus spécialement celle qui tirait les larmes. Il jouait avec cœur des complaintes d'avant-guerre sur son harmonica. Et quand il ne jouait pas, ses mains étaient baladeuses. Surtout sur les épaules de Mauricette.

- Sois gentil, enlève tes pattes, Manolo ! Rejoue-nous plutôt « Les roses blanches ».

- Mais je l'ai déjà joué cinq fois !

- Bah, comme ça, ça fera six !

Étalés et repus sur la grande couverture écossaise, les garçons avaient fait leur cinéma, et les filles s'étaient laissées distraire peu à peu. Ma mère avait été stupéfaite de voir tout ce que Néné s'était enfilé dans le cornet. À part les coquilles d’œufs, il ne restait pas une miette sur la nappe, pas même une peau d'orange. Elle lui avait dit :

- Vous dévorez toujours autant ?

- C'est pour mon numéro de main à main. Je suis obligé de bien manger pour garder le tonus.

- Vous ne devez pas coûter cher en ramasse-miettes.

- Dites-moi, votre rigolade aussi elle est particulière.

- C'est histoire de vous asticoter. Moi aussi, j'ai un bon fond.

Là-dessus, René avait proposé une bronzette en forêt, se vantant qu'il était fils du soleil, et que sa peau avait un grand besoin de brunir, sinon elle flétrissait.

Ils avaient flâné ainsi un long moment à travers un petit bois de vert tendre, avant de dégoter la clairière idéale, propice au délassement.

Afin de s'assurer de la tranquillité du lieu, Néné avait mis ses mains en cornet et hurlé plusieurs fois « Y a quelqu'un ? Vous m'entendez ? ». Ce qui n'avait pas du tout rasséréné ma mère.

Là, au bord d'un charmant ruisseau, les hommes avaient étalé deux couvertures à cinq mètres de distance, au beau milieu d'un lit de pâquerettes.

C'est alors que René s'était dévêtu d'un coup, ne gardant que son slip kangourou qui lui remontait jusqu'au nombril. Tandis que Manolo s'était mis torse nu.

- Vous nous imitez pas ?

- Euh non !

- Vous êtes pudiques à ce point, les filles ?

- On n'est pas très forêt !

- Le soleil, ça vous fait rien à vous ?

- Si, ça nous donne soif !

- Mais, ça ne vous dérange pas qu'on se mette un peu à l'aise ?

- Non, non, faites comme chez vous.

Après avoir passé une bonne heure à folâtrer, à voguer du mieux qu'il pouvait sur les eaux calmes de la décence, René avait invité ma mère à aller se dégourdir les gambettes entre les futaies et les rameaux.

Au bout de quelques pas de muette promenade, il s'était soudainement lancé, délivrant sa flamme à ma mère, vêtu de son seul slip, en digne fils du soleil.

- J'ai quelque chose à vous dire, Yvonne. C'est pas si évident.

- Dites toujours !

- J'ai peur de votre réaction. C'est pas la porte à côté, ça vient du cœur !

- Je vous écoute !

- Vous attendez pas à du Rimbaud, c'est avec des mots simples.

- Oui ?

- Je crois bien que je suis tombé amoureux de vous, la première fois que je vous ai vu au marché.

- Ah bon ?

- Vous avez l'air déçue. Vous vous attendiez à autre chose ?

- Non, mais… C'est quoi au juste ces balivernes ?

- Ah non, ce ne sont pas des balivernes, croyez-moi. J'ai jamais dit ça à personne. Sur la tête de ce que j'ai de plus cher au monde.

- Votre voiture ?

- Oui, on peut dire ça.

- Et donc ?

- Et donc, j'ai cette image qui ne quitte pas ma tête, qui me chavire à chaque fois que je cherche à penser à autre chose.

- Vous m'inquiétez, quelle image ?

- Vous teniez un pamplemousse dans la main droite. Je ne voyais que ce pamplemousse au milieu de la foule et des petits bouts de votre joli profil lorsque vous tourniez un peu la tête. Et là, mon cœur a commencé à battre. Mais à battre très fort.

- Vous m'intriguez ? Juste mon profil et le pamplemousse ?

- Oui.

- Et quand vous m'avez vu de face, vous ne vous êtes pas dit : « Dommage, dommage » ?

- Lorsque je vous ai vu de face, je n'ai rien montré, mais vous m'avez bouleversé.

- Moi ?

- Oui, vous Yvonne, dont j'adore le prénom. Je peux même vous dire que ce prénom je le chantonne tous les jours comme un petit oiseau.

- Je suis un peu surprise. Je n'ai rien d'une déesse. Je suis quelqu'un de simple, pour ne pas dire effacée.

- Une déesse aimerait bien avoir l'éclat de votre sourire.

- Mais je ne souris presque jamais.

- Justement, c'est ça qui est rare chez vous, c'est la rareté de votre sourire. Ah vous voyez, là vous souriez, et là je suis heureux.

- Vous ne seriez pas en train de gentiment m'embobiner, là ?

- Ah non, vraiment pas. Je suis tout ce qu'il y a de plus sincère. La preuve, j'ai gardé mon slip. Et Dieu sait si son élastique est usé.

- C'est bien ma chance !

- Pourquoi ?

- Parce que je ne suis pas vraiment portée sur la gaudriole, voyez-vous ! Ni vraiment sur l'amour, du reste !

- Ah mince !

- Mais bon, je ne suis pas de marbre. Je n'ai rien contre un peu de tendresse.

- Ah mais la tendresse, ça me va très bien, moi. Pour démarrer, la tendresse c'est impeccable.

- La tendresse sans zizi, vous en êtes capable ?

- J'ai jamais expérimenté, mais pourquoi pas. Yvonne, c'est vous que j'ai choisi. Je ne vous demande pas de m'aimer tout de suite, mais d'être la femme de ma vie. Même de loin. Même dans mes rêves.

- C'est que je ne m'attendais pas du tout à ça. Je vous croyais fantasque.

- C'est vrai, je suis fantasque, mais quand j'aime, j'aime. Je ne triche pas. Alors, vous dites quoi ?

- Je dis que j'ai besoin de réfléchir un peu.

- Même pour être dans mes rêves ?

- Oui, même pour être dans vos rêves.

Mais à cet instant, la déclaration fut coupée par des cris angoissés, des « Oh secours, Yvonne, oh secours ! » qui se perdaient dans le lointain.

Les apprentis tourtereaux étaient revenus en courant vers le ruisseau charmant, totalement affolés, craignant le pire.

C'est que Mauricette, de son côté, n'avait pas eu le droit aux élans poétiques et inspirés des hommes galants – qui se promènent en slip dans les bois - mais aux assauts compulsifs d'une bête assoiffée de fesses et de nichons. À moitié ivre, Manolo en avait eu assez de jouer du Berthe Sylva sur son harmonica. Nu comme un ver, il pourchassait Mauricette, cherchant à lui offrir coûte que coûte ses roses blanches.

René l'avait alors alpagué et lui avait filé quelques tartes pour le dégriser.

- Excuse-toi, Manolo ! Excuse-toi, tout de suite ! l'avait-il exhorté, devenu soudain menaçant envers son meilleur copain.

Manolo s'était alors rhabillé, en sanglotant comme un enfant perdu. Puis, il s'était répandu en excuses. Et pour se faire pardonner auprès de Mauricette, il avait souffleté dans son harmonica pour la trentième fois : « C'est aujourd'hui dimanche, tiens ma jolie maman, voici des roses blanches, toi qui les aimes tant ! ».

Deux mois plus tard, ma mère et Mauricette eurent la triste nouvelle d'apprendre la mort accidentelle de Manolo. Au sortir d'un bal, sa voiture avait glissé sur du verglas et s'était encastrée dans un tracteur. Le pauvre n'était déjà pas bien grand, on l'avait retrouvé tout petit.

Elles avaient accompagné Néné sur la tombe de son ami. Ils avaient déposé sur son lopin de terre un harmonica, en se remémorant cette joyeuse et chaude journée à Étretat. Momo n'était pas restée de marbre, elle avait versé quelques larmes.

Sur le chemin qui les ramenait à la porte du cimetière, Néné avait pris tendrement la main de ma mère. Et elle ne l'avait pas retiré.

Et c'est ainsi qu'ils se marièrent peu de temps après.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Hortense
Posté le 17/07/2021
Le film est rembobiné jusqu'à cet instant où Yvonne dit "oui"au beau René de Saint Maur des Fossés (je connais bien, j'y suis née).
Je trouve qu'il y a une grande tendresse dans ces souvenirs, glanés au fil des conversations d'adultes. C'est un comportement typique de l'enfance, écouter sans avoir l'air de rien, observer le monde des adultes pour comprendre et apprendre.
On lit l'histoire comme on regarderait un vieux film noir et blanc, avec nostalgie et amusement. Une autre époque, celle des "roses blanches" et des neiges d'antan.
Bravo !!!
Zultabix
Posté le 09/10/2021
Un grand merci Hortense ! Je suis un peu en berne en ce moment. Je n'écris pas trop ! Léger vague à l'âme ! Bien à toi !
Hortense
Posté le 10/10/2021
Toujours heureuse de te retrouver, je me doute des raisons de ton "vague à l'âme" et je suis de tout cœur avec toi. Merci de nous offrir la suite des aventures de p'tit Lolo et à très bientôt.
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