PREMIERE PARTIE - AUTOMNE
Vigogne crucienne
Espèce de mammifères ruminants qui vit sur les hauts plateaux des Montagnes Cristallines, dans le royaume de Sainte-Croix. Animal protégé, gracile et sauvage, dont le pelage fauve et blanc à la douceur, la finesse et la délicatesse exceptionnelles est la matière la plus fine après la soie.
Souffre. Tel était son prénom, et dans toute la Vallée du Vent, il n’existait personne dont le patronyme ait été mieux choisi.
Bien qu'elle n’ait jamais eu l’occasion de voir que des chacals, elle comparait souvent la tribu de Drâa à une meute de loups, dont elle aurait été l’Omega. Elle y était née, elle y avait une place mais celle-ci n’était guère enviable. Sa mère était morte en couches et son géniteur des suites d'une morsure de taïpan quand elle avait deux ans à peine. L’encombrante enfant avait alors été confiée à la garde de la famille Masuna, laquelle occupait le tout dernier rang dans la hiérarchie de la tribu.
Yani, le père, marchand de chameaux chevronné, s'était révélé assez peu concerné par le sort de Souffre. Ce n’était pas un méchant homme mais il vouait tellement de temps et d’énergie à prendre soin de son cheptel qu’il lui en restait peu à consacrer aux siens. Seuls ses fils, dont il espérait faire ses successeurs, bénéficiaient de ses attentions. Les femmes Masuna, quant à elles, étaient au nombre de trois. Tasa, la mère, semblait ne jamais devoir subir les outrages du temps et elle avait transmis sa beauté à ses deux filles. S'il n'y avait eu Souffre, cela leur aurait conféré un tout autre statut que le leur, mais elle était là.
La gamine maigrichonne élevée par les Masuna avait toujours fait figure de mouton noir. Elle possédait pourtant les traits des habitants de la Vallée du Vent : un visage rond à la peau mate joliment cuivrée, des yeux marrons et des cheveux bruns. Seulement, là où les autres jeunes femmes faisaient preuve d’une méticuleuse hygiène, arborant une chevelure lustrée, un maquillage discret et une mise soignée, Souffre avait tout de l’épouvantail. À dix-sept ans, sa tignasse raidie par la crasse semblait n’avoir pas vu les dents d’un peigne depuis plusieurs semaines ; ses mains et ses joues affichaient la saleté comme un étendard, ses vêtements étaient tâchés et elle dégageait une odeur de sueur à donner la nausée.
« Je te tiens ! Cette fois, tu n’y couperas pas ! »
Mettant un terme à ses pensées, Souffre revint à la réalité. Elle se débattit pour échapper à l’emprise de Silya, la fille aînée de la famille. Malgré sa maigreur apparente, elle possédait une force insoupçonnée et elle faillit réussir à s’esquiver mais son adversaire la connaissait bien. Elle n'avait que quelques mois de plus que Souffre et, dans de meilleures circonstances, sans doute auraient-elles pu trouver un terrain d’entente. Malheureusement pour la cadette, elles étaient à l'opposé l’une de l’autre.
« Inutile de te débattre comme une furie ! Il est hors de question de te laisser y aller dans cet état. De quoi aurions-nous l’air ? Tu appartiens à cette famille, que cela te plaise ou non, et tu dois rendre Père fier ! Hé, tu m’écoutes ?
— Je ne vois pas comment je pourrais faire autrement, tu me hurles dans les oreilles ! Mais lâche-moi, enfin ! »
Silya se mit à la secouer comme un prunier et Souffre finit par abandonner toute velléité de résistance, se contentant d’un regard assassin dont la belle fit abstraction. Elle aurait voulu protester, crier haut et fort qu’on ne s'occupait d'elle que pour satisfaire aux apparences ; que le reste du temps, on s’appliquait plutôt à l’ignorer, quand on ne faisait pas dans son dos des signes destinés à repousser le mauvais œil. Pourtant, elle ne dit rien de tout ça, préférant guetter l’occasion d’une nouvelle fuite éperdue à travers le camp.
Le sort lui sourit. Attiré par le vacarme que faisaient les deux filles, Ghanim apparut dans la pénombre de la tente principale. C’était un garçon à la silhouette élancée et aux yeux d’un bleu pâle étonnant qui tranchaient sur le noir de jais de sa chevelure. Du genre affable, c’était un rêveur idéaliste, au grand dam de son père, mais c’était aussi la seule personne avec laquelle Souffre avait un semblant d’affinité. Il comprit immédiatement ce que sa sœur avait en tête et n’hésita pas une seconde à voler à son secours.
« Silya, viens vite ! Mellite n’a pas l’air bien, elle est complètement apathique... Je crois qu’elle est malade. »
Silya ne relâcha pas son emprise mais elle marqua néanmoins une hésitation et jeta un coup d’œil méfiant à son frère. Elle avait recueilli cette petite vigogne contre l’avis de son père, lequel était persuadé qu’elle ne survivrait pas à la perte de sa mère. La jeune femme s’en occupait comme d’un bébé. Elle la veillait des nuits entières, la nourrissait au biberon et elle y était très attachée. En évoquant l’animal, Ghanim était certain de faire son effet et ses grands yeux inquiets finirent de convaincre son aînée. Elle maugréa à sa prisonnière qu’elle ne perdait rien pour attendre et se précipita au chevet de sa protégée.
Sans un mot pour son complice, Souffre décampa à toute vitesse entre les tentes sous le regard amusé de Ghanim qui s’éloigna en sifflotant. Il savait que sa sœur serait furieuse contre lui mais elle lui pardonnerait, il n’en doutait pas une seconde.
Le campement s’étendait sur plusieurs hectares de sable et de rocaille. Comme tous les ans, les nomades de la Vallée du Vent se retrouvaient au rassemblement. La tribu de Drâa était présente, bien sûr, mais aussi beaucoup d’autres comme celles d'Aman ou de Zuni. Les emblèmes s'affichaient gaiement sur les bandes de tissus épais doublés de peau de chameau recouvrant les charpentes en bois des khaïmas : deux mains ouvertes, une jarre joliment décorée, ou encore la pousse de mesquite de sa propre tribu.
Les gens s'installaient, saluaient des amis à grands cris joyeux. Bien qu'elle n'y fît qu'acte de présence, Souffre adorait cette manifestation sous le signe de la convivialité et de l’échange. Les Masuna étaient souvent trop occupés par leurs obligations sociales pour veiller sur elle, et elle en profitait pour se fondre dans la foule pendant les dix jours que durait le rassemblement. Le lieu était différent chaque année, la seule contrainte étant la proximité d’une étendue d’eau assez vaste pour subvenir aux besoins de toute la communauté.
Elle avait cessé de courir au profit d’un pas allègre, tête baissée pour être sûre de ne pas croiser le regard d’une connaissance quelconque des Masuna. Elle chipa au passage un pain de savon abandonné près d’une bassine à l’entrée d’une tente bariolée puis prit la direction du petit lagon. Quoi que puisse en penser Silya, elle n’avait pas l'intention d'errer dans le camp en sentant le bouc à trois kilomètres ! Sa négligence était une forme de protestation contre les traitements injustes qu’elle estimait subir, mais elle tenait trop à assister aux festivités pour prendre le risque de s’en faire exclure.
Une haute silhouette se dressa soudain devant elle et dans sa précipitation, elle n'eut pas le temps de l'éviter. Elle la percuta violemment et fut projetée en arrière avec un petit cri de surprise.
« Tiens, tiens ! Regardez qui voilà... »
Souffre leva les yeux, le cœur au bord des lèvres en reconnaissant la voix de Haggi. Un jeune homme de haute stature se tenait devant elle. Il était brun et portait une courte barbe qui recouvrait le bas de son visage tanné par le grand air. Il la dominait avec un sourire suffisant, ses petits yeux noirs la déshabillant sans vergogne. Deux rires féminins lui répondirent en écho. C'étaient des jeunes de la tribu de Zuni auxquels elle avait déjà eu à faire les années précédentes. Elle ne devait surtout pas se laisser impressionner.
« Où est-ce que tu vas comme ça ? Retrouver le gueux qui te sert d'amoureux ? Raconte !
— Saluer des amis, un peu plus loin... Ecarte-toi de mon chemin.
— Des amis ! Tu as des amis, toi ? Tu te fiches de moi ! Non mais tu t'es bien regardée ? Qui aurait envie d'avoir une chamelle puante comme amie ? Sérieusement... »
Une main sur le cœur, il roulait des yeux horrifiés et les deux filles éclatèrent de rire à ses simagrées. Souffre mourrait d'envie de lui faire ravaler son mépris et elle savait comment s'y prendre. Elle sourit d'un air aguicheur.
« Quelqu'un d'assez malin pour comprendre qu'il vaut mieux m'avoir comme amie que comme ennemie... »
Elle esquissa le signe de la malédiction et les sourires s'envolèrent instantanément. Les filles poussèrent des cris d'effroi, elles reculèrent dans la précipitation et l'une d'elles s'échoua sur les genoux d'un vieil homme en train de réparer une natte. Haggi devint blanc comme un linge. La colère envahit ses traits, son regard se fit assassin et il cracha à ses pieds.
« Ne joue pas à ça avec moi, espèce de... »
L'épouse du vieillard l'interrompit en braillant, bras levés vers le ciel comme pour le prendre à témoin de l'inconséquence des jeunes. Ses cris finirent par attirer l'attention autour d'eux et provoquèrent un attroupement. Haggi jugea plus sage de lâcher l'affaire – on ne plaisantait pas avec les anciens dans les tribus de la Vallée du Vent –, mais au regard qu'il lui lança, il était clair qu'elle ne couperait pas à une confrontation. Satisfaite néanmoins de son petit effet, Souffre se faufila dans la foule et disparut.
Elle gagna la périphérie du camp. Le soleil déclinait sur les dunes et la température commençait à baisser. Elle savait qu’elle aurait dû se hâter mais elle restait plantée là, à admirer ce paysage désertique qu’elle connaissait par cœur. Le sable fin prenait une teinte neutre, se déroulant à l’infini sous un ciel de plus en plus sombre. Elle sentit monter en elle ce besoin de liberté qui l’étreignait chaque jour davantage. Elle aurait voulu se mettre à courir, escalader la première dune et se laisser tomber dans le vent de l’autre côté. Puis recommencer sur la suivante, et ainsi de suite sans jamais s’arrêter, toujours plus loin.
Au lieu de cela, elle se glissa le long de la berge, à l’abri des regards indiscrets. Elle se dévêtit promptement et pénétra dans l’eau claire avec un petit frisson. Elle fit quelques brasses, disparut pendant une poignée de secondes puis se laissa porter comme une planche. Seul son visage émergeait et chose rare, elle souriait. Elle songeait à la réaction qu’aurait eue Silya si elle l’avait vue faire. Elle savoura encore un peu la plénitude de ce moment, puis s’empara du savon et entreprit de se frictionner avec vigueur de la tête aux pieds. Après quoi elle appliqua le même traitement à ses vêtements souillés avant de regagner la berge.
Elle essora ses cheveux longs, les peigna avec soin entre ses doigts puis les laissa libres. Elle se contorsionna pour observer le tatouage qui ornait son épaule. Nombre de gens en arboraient un identique, c'était l'emblème de la tribu de Drâa, une petite pousse de mesquite. Le sien était particulier pour deux raisons : sa couleur rouille inhabituelle, d'une part, et le fait qu'elle l'avait depuis qu'elle était enfant et qu'on ne savait pas qui l'avait réalisé. Le vent se leva soudain et elle frémit, se hâtant de repasser ses vêtements trempés. Le froid tombait vite dans le désert. Par chance, elle allait passer la soirée près des brasiers !
Lorsqu’elle abandonna son refuge, le crépuscule approchait, les premiers feux de camp perçaient les ténèbres, faisant scintiller l'eau du lac. Les odeurs d’épices et de viande grillée lui arrivaient par vagues pleines de promesses. Son estomac criait famine mais elle n'avait pas l'intention de regagner la tente des Masuna, certaine de trouver pitance ailleurs. La tradition voulait en effet que chaque tribu allume un grand feu autour duquel les gens se rassemblaient le temps d’un repas offert, d’un jeu ou d’une histoire, avant de reprendre leur route et d’aller visiter les suivants.
D’un pas léger, davantage qu'aucun autre jour de l'année, Souffre se rendit à l’extrémité du camp, le plus loin possible de la tribu de Drâa. Elle avait attaché ses longs cheveux bruns sur sa nuque et s'était emparée d’un châle sur une corde à linge. Elle se sentait bien. Autour d’elle, les gens affichaient des sourires détendus et se pressaient dans les allées en groupes colorés. Il régnait un air de fête qui l’aidait à chasser sa morosité habituelle. Sous le charme, elle pénétra dans l'enceinte de la tribu d'Aman et s'approcha du feu. Les flammes dansaient devant ses yeux. Elle tendit la main pour recevoir la nourriture que l’on offrait ce soir-là aux invités.
Voyant cette paume tendue, le vieil homme qui s’occupait du méchoui s’empara d’une taguella de semoule de mil qu’il garnit copieusement de petits morceaux de viande croustillante. Souffre se léchait déjà les babines lorsque leurs yeux se rencontrèrent. Il perdit aussitôt son sourire et retira sa main en un réflexe incontrôlé, empoignant l'œil bleu qu'il portait en pendentif autour du cou d'un air craintif. Son geste avait attiré l'attention. Tandis que les regards convergeaient peu à peu, les conversations tarirent et le silence se fit, pesant comme une chape de plomb.
Souffre rentra la tête dans les épaules, jetant des coups d'œil inquiets alentour. Les larmes aux yeux, après tous les efforts qu'elle avait consentis, elle fit un pas en arrière, prête à filer au moindre signe d’agressivité. Visages fermés, regards hostiles, elle n'était pas la bienvenue. Pourtant, nul n'aurait osé lui refuser l’hospitalité due aux hôtes lors du rassemblement, c'était impensable, le rejet ne passait pas les lèvres. Souffre releva la tête. Quelle bande de lâches ! Ils la méprisaient tous mais aucun d'eux n'avait le cran de le faire ouvertement, ils la craignaient bien trop.
Pendant près d’une minute, personne n’esquissa le moindre geste. Le vieillard interrogea du regard la doyenne de la tribu et cette dernière hocha la tête. À regret, il lui tendit l’assiette d'une main tremblante. Elle s’en saisit avec maladresse et recula au-delà de l’orbe de lumière du feu. La viande était fondante et délicieuse, son jus imprégnait la galette d'une saveur épicée. Peu à peu, les conversations reprirent, sous forme de murmures tout d’abord, puis de plus en plus fort, jusqu’à revenir à leur gaité initiale.
« Tu as obtenu ce que tu voulais, non ? Alors va, ne reste pas ici, gamine ! J’ai l’impression qu’ils ne t’apprécient guère… »
Souffre leva les yeux et devint aussi pâle que de la cendre de Lune.
Une écriture fluide et agréable dans ses traits, des personnages et une mise en scène crédibles. Je vois les images défiler tel un film.
Je lirai la suite en espérant en apprendre davantage sur l'histoire et les coutumes de ce peuple nomade. Pourquoi est-il nomade? Y aura-t-il une forme de spiritualité délivrée dans la suite de cette histoire, voire de magie... A découvrir... :-)
vous m'avez donné faim de viande fondante et de brochettes!:). je vois bien le campement et votre héroïne. peut-être pourriez vous insister un peu plus sur le désert? mais je suppose que cela vient en suite. une chose m'a surprise. elle va dans l'eau et un savon arrive comme magiquement dans sa main. son apparition est en contraste avec la scène, mais ce n'est qu'un avis personnel!
Pour le savon, il y a cette petite phrase un peu plus haut : "Elle chipa au passage un petit pain de savon abandonné près d’une bassine à l’entrée d’une tente bariolée puis prit résolument la direction du petit lagon." ;)
Marie