Darou
Animal sauvage des montagnes faeries, ayant développé une particularité physique : ses pattes côté amont sont plus courtes que les autres. Si sa morphologie lui permet de conserver un excellent équilibre quand il circule à flanc de colline, elle l'oblige à toujours se déplacer dans la même direction sans jamais pouvoir faire demi-tour.
Un soudain vertige la saisit et Souffre grimaça. Une puissante odeur de brûlé lui retournait l'estomac et la tête commençait à lui tourner. Elle évita la chute de justesse, serrant contre son sein celle qui était devenue sa compagne de voyage : la vaillante pousse de mesquite donnée par les nomades. La nausée lui soulevait le cœur et elle se pencha en avant pour prendre quelques inspirations laborieuses et attendre que le malaise s’atténue. Après quoi elle releva la tête avec précaution et observa les alentours.
Un paysage de désolation s’offrait à son regard. Des centaines d’hectares de forêt avaient été ravagés par le feu. Des troncs calcinés se dressaient dans la pente où elle se trouvait, comme les sinistres croix d’un gigantesque cimetière végétal. La terre était couverte d’une fine pellicule de cendres mais des fumerolles s’élevaient encore par endroits. L'incendie devait être récent, quelques heures tout au plus. Tout était calme et silencieux. Au-dessus d’elle se dressait un bâtiment noir de suie qui avait dû être magnifique.
Elle observa un moment l’édifice avant de s’engager sur un sentier bordé de poteaux en bois consumés auxquels des résidus de lanternes étaient encore accrochés. Elle progressait avec prudence, attentive au moindre signe de vie, mais elle commençait à se demander si la seule chose qui l'attendait là-haut n'était pas le spectacle de dizaines de corps carbonisés. Elle n’était pas sûre d’y être préparée. Elle avait beau respirer par la bouche, l’odeur de brûlé la prenait à la gorge et lui mettait les larmes aux yeux.
Parvenue sur une esplanade, elle constata qu’une partie de l'édifice avait été protégée par le lit d’un ruisseau. Elle décida de commencer par là. D’une démarche lente, elle traversa le petit pont de bois qui le surplombait. Elle se retrouva à l’entrée d’une large rotonde accolée au bâtiment principal. L’une des colonnes était abattue et un trou béant dans la façade permettait de voir l’intérieur de l'ancienne construction. Le feu n’était pas le seul responsable de cette désolation.
Jetant un coup d’œil furtif à travers l’ouverture, elle aperçut un bassin jonché de débris, dont le contour en mosaïque était en partie détruit, laissant la pierre à nu. Des restes de tentures ou de tapis gisaient à proximité mais, à son plus grand soulagement, il n'y avait pas de corps, nulle part. Soit les occupants s’étaient rassemblés ailleurs, soit ils avaient réussi à fuir. Rassurée malgré elle, elle s’avança jusqu’à la lourde porte entrebâillée et se glissa dans la pièce.
La pénombre était telle qu’il lui fallut quelques secondes pour s’y habituer, après quoi elle déambula au hasard, scrutant du regard le moindre recoin, jusqu'à ce qu'elle perçoive du bruit à l'extérieur. Elle se coula derrière le battant, l'oreille tendue. Des coups sourds et irréguliers, entrecoupés de ahanements d’effort, résonnaient dans le silence de l’enceinte. Elle cala ses pas sur la cognée et gagna le jardin jadis luxuriant qui occupait tout un côté du sanctuaire.
Là, sous l’un des rares arbres roses toujours debout, une femme encore jeune était en train de fendre du bois. À la coupe de ses épais vêtements, Souffre devina qu’il s’agissait d’une religieuse. Elle avait perdu sa coiffe et ses cheveux emmêlés retombaient en bataille sur ses épaules.
Elle hésita quelques secondes à manifester sa présence, puis décida qu'elle n'avait pas le choix. Il lui fallait des informations. Les joues barbouillées de larmes et les jupes maculées de taches, la pauvre femme n’avait de toute façon pas l’air bien dangereuse. Souffre n’avait pas fait dix pas que la sœur perçut sa présence. Elle sursauta avec un petit cri de surprise puis elle brandit sa hache en un geste de défense maladroit. Souffre esquissa un mouvement de recul, mains levées pour signaler qu'elle venait en paix.
Elles se dévisagèrent un moment en silence, puis la religieuse baissa son arme, sans pour autant la lâcher.
« En voilà un drôle de darou, couvert de suie ! Qui êtes-vous, et comment êtes-vous parvenue jusqu’ici ?
— Je m’appelle Souffre, je viens du royaume de Sainte-Croix, en pèlerinage. On m'a parlé d'un sanctuaire où je pourrais faire retraite durant quelques jours, mais je me suis perdue dans les montagnes. Peut-être pourriez-vous m’aider ? »
Il n'était pas question de se présenter en tant qu'inquisitrice mais son accent l'aurait sans doute trahie, alors autant dire une partie de la vérité. En réponse, la nonne éclata d’un rire dément entrecoupé de sanglots hystériques.
« Ma pauvre enfant, il n’y a plus personne ici, regardez autour de vous ! Voilà tout ce qui reste du sanctuaire des Eaux Claires. Lorsque ces barbares nous ont assaillis, nous nous sommes tous enfuis comme des lâches ! Que pouvions-nous faire d’autre ? Nous l’avons abandonnée entre les griffes de ces démons et ils l’ont assassinée ! »
Souffre aurait bien demandé de qui elle parlait mais elle craignait de déclencher un nouveau flot de paroles frénétiques. La sœur laissa tomber sa hache, ramassa les rondins qu’elle venait de fendre et l’entraîna un peu plus loin vers ce qu'il restait du verger. La jeune femme comprit alors ce qu’elle était en train de fabriquer. Au sommet d’un bûcher funéraire, auquel la religieuse ajouta le bois qu’elle avait dans les mains, se trouvait un cadavre ensanglanté.
« Elle s'appelait Sarah... Elle était la fondatrice de notre sanctuaire. »
Souffre observa le corps sans vie et sentit ses oreilles se mettre à bourdonner. Gisant sur l'amas, la vieille femme avait de longs cheveux blancs étalés en couronne autour de sa tête. Son visage reflétait la terreur qui avait été la sienne lors de ses derniers instants, mais son expression ne masquait en rien son teint mat, ses pommettes hautes ni la forme allongée de ses yeux, autant de caractéristiques physiques des nomades de la Vallée du Vent. Elle ne put empêcher sa voix de trembler quand elle demanda :
« S’était-elle toujours appelée Sarah ? »
La sœur lui jeta un regard curieux, hésita à trahir le secret de celle qu’elle avait de toute évidence vénérée, puis elle parut décider que cela n’avait de toute façon plus d'importance.
« La première fois que je l'ai vue, c'était il y a près de quinze ans. J'étais très jeune, encore novice à l'époque. Elle m'intimidait beaucoup, malgré la grande bonté dont elle faisait preuve en toute circonstance. Elle impressionnait tout le monde d'ailleurs, par sa détermination. On racontait qu'elle était venue de Sainte-Croix, tout comme toi, où elle avait porté le prénom de Feriel. Mais ce ne sont que des rumeurs, je n'ai jamais osé lui poser la question. »
Souffre sentit ses yeux s'embuer de larmes. Elle était anéantie, vide, sans force. Elle ne savait pas ce qui avait pu se passer au sommet de cette montagne, qui avait déclenché cet incendie, saccagé ce sanctuaire et tué cette femme. D'une certaine manière, elle s'en fichait mais, avec la disparition de Feriel, elle voyait s’éteindre son dernier espoir de retrouver sa grand-mère et d’être un jour débarrassée de la malédiction qui pesait sur elle. La piste s'arrêtait là.
« Tu la connaissais ? »
La religieuse semblait pour le moins dubitative mais elle ne voyait sans doute rien d’autre qui puisse expliquer les larmes de son interlocutrice. Souffre ne put que secouer la tête et les sourcils de la sœur se froncèrent plus encore.
« Pourquoi la pleurer, alors ? Je ne comprends pas. Allons, viens avec moi, écartons-nous un moment. Tu me raconteras tout ça, si tu le souhaites, bien sûr. Je n’ai rien de mieux à faire, de toute manière, les dégâts sont tels que… Et puis, pour être honnête, je ne me sens pas encore prête à allumer ce bûcher. Je m’appelle Espérance, Nân Espérance. J’étais professeur de chant, ici. »
Souffre la suivit au bord de la rivière. Elles s’agenouillèrent sur la berge pour se rafraîchir l’une et l’autre, puis la nonne s’assit sur ses talons et attendit que la jeune femme se décide à parler. Cette dernière n’était pas très sûre d’en avoir envie et encore moins de savoir quoi lui raconter. Jusqu'à quel point pouvait-elle dire la vérité ? Il fallut un long moment aux mots pour franchir la barrière de ses lèvres. Pourtant, à partir du moment où elle eut commencé son récit, ils jaillirent en un flot ininterrompu et elle se surprit à en dire plus qu'elle n'aurait dû.
Nân Espérance l’écoutait en silence, les traits dénués du moindre jugement. C’est ce qui l’encouragea à tout lui révéler, en dehors des quelques mois d'étude qu'elle avait passés au Saint-Office et de son récent statut d'inquisitrice. Lorsqu’elle se tut enfin, Souffre trouva dans le regard de la religieuse ce qu’elle avait tant besoin d’y lire : de la bonté et de la compassion.
« Seigneur, quelle histoire ! Et pourtant, d’une certaine manière, elle ne me surprend pas. J’ai toujours su qu’elle était de ces femmes qui ont quelque chose en plus, un passé, une destinée peut-être. Certains d'entre nous la prétendaient même douée d'une certaine forme de magie.
— De magie ? Comment cela ? »
Souffre avait été élevée dans la foi et, même si les pratiques des nomades n’étaient en rien comparables à celles qu'elle avait dû apprendre au Saint-Office ni à l'aversion de Longsault pour toute forme d'enchantement, elle n'en était pas moins troublée. Dans la bouche d'une religieuse au service de Ob, ce mot sonnait un peu comme un blasphème.
« J’imagine qu’elle l’avait toujours eue en elle, et c’est peut-être la raison pour laquelle sa malédiction a si bien fonctionné sur toi, au-delà des générations. A moins que ce ne soit la bêtise des Hommes... »
Secouant la tête avec fatalisme, la sœur soupira avant d'évoquer la vocation du sanctuaire et d'expliquer la manière dont ses occupants vénéraient Ob par le chant.
« Je me rends compte de quoi ça doit avoir l'air pour une jeune Crucienne mais vois-tu, Faeril est un royaume sorcier, il l’est depuis toujours et ce n'est pas incompatible avec la foi. Si Ob a créé l’univers tout entier, alors il est responsable de l’existence de la magie. Le sanctuaire des Eaux Claires était le refuge de ceux qui pratiquaient l’une et l’autre. Sarah, ou Feriel plutôt, l'avait fondé pour cela. Quant à moi, j'enseignais le chant aux novices, mais pas n’importe quels chants, les chants de la Terre.
— Les chants de la Terre ? Qu’ont-ils de particulier ? »
La prêtresse sourit avec bienveillance. La tête penchée de côté, elle sembla chercher ses mots et l’espace d’une seconde, la jeune femme se demanda si elle n’allait pas se mettre à fredonner. Mais elle poursuivit ses explications avec un petit rire.
« Chantés par moi, absolument rien ! La magie de la terre est source de vie, ces ballades permettraient, entre autres choses, d'éveiller les créatures surnaturelles. Je ne sais pas le bien le formuler, je suis moi-même incapable de les utiliser de cette manière. Tu comprends, il faut un don particulier pour faire entrer son chant en résonance avec les flux qui nous entourent. Feriel avait ce talent et nous espérions que sa petite-fille l’aurait aussi. Je n’ai jamais réussi à le susciter chez elle, elle brame comme un cerf !
— Ils ne servent qu’à ça, éveiller des... créatures ? C'est-à-dire ?
— Seigneur, comment t’en parler alors que je n’ai moi-même jamais pratiqué ce genre de choses ? Une fois que ton chant est entré en résonance avec la magie ambiante, tu possèdes un certain contrôle sur elle et de ce fait, de nouvelles facultés. Feriel était capable d’allumer ou d’éteindre le feu rien qu’en fredonnant, par exemple.
— Dommage qu’elle soit morte, elle aurait pu venir à bout de l’incendie ! »
Acides, les mots avaient fusé avant que Souffre n'ait pu les retenir. Elle se demandait si la sœur ne se moquait pas d’elle, ou si elle n’avait pas perdu l’esprit face à la catastrophe. La malédiction, passe encore, mais toutes ces histoires de magie n'avaient pour elle ni queue ni tête. En revanche, le fait que Feriel ait eu un enfant qui lui avait donné une petite-fille lui rendait un peu d'espoir. Peut-être cette dernière disposait-elle d'informations intéressantes, pour peu qu'elle soit en vie.
« Pardon, je n’aurais pas dû dire ça, c’était déplacé. Tout cela me paraît si inouï... Et les créatures, alors ?
— Griffons, kelpies, phénix, dragons, et que sais-je encore ? Le genre de mythes qui ont disparu de notre monde depuis des siècles et des siècles.
— Pourquoi Feriel n’a-t-elle pas éveillé de dragons pour sauver le sanctuaire, si elle en avait la capacité ?
— Penses-tu vraiment qu’on puisse utiliser des dragons comme chiens de garde ? »
La prêtresse éclata d’un rire amer mais Souffre ne répondit pas. Elle n’était déjà pas sûre de croire en l’existence de dragons, alors s’en faire des protecteurs ne lui semblait pas plus invraisemblable. Elle haussa les épaules en signe d’ignorance. Nân Espérance sourit, entre tristesse et attendrissement.
« Quoi qu’il en soit, elle se sentait en danger, d’où l’emplacement du sanctuaire au cœur de la forêt. Elle avait fui Sainte-Croix et son inquisition mais elle restait convaincue que sa vie était menacée et, par extension, celle de sa petite-fille. Lorsqu’elle a perçu l'approche de la horde, elle nous a enjoint de partir aussi loin et aussi vite que possible. Elle a recommandé à la petite de prendre un chemin différent pour ne pas nous mettre en danger. J’ignore si elle a survécu…
— Le Saint-Office n'a rien à voir avec ce qui s'est passé ici ! »
Les mots lui avaient échappé et Nân Espérance la dévisagea avec surprise. Comprenant sa bévue, Souffre chercha un moyen de rattraper la situation, sans qu'aucune idée brillante ne lui vienne à l'esprit. Elle se mit à bafouiller et se maudit in petto.
« Enfin, je veux dire... Il aurait fallu des troupes conséquentes pour faire ça et... Nous sommes loin de la frontière, ici... »
La religieuse hocha la tête avec méfiance. Souffre changea de sujet et demanda pourquoi elle était revenue et si elle savait ce qu'était devenue la petite.
« Je pourrais collaborer à la retrouver.
— Pourquoi ferais-tu cela ?
— Eh bien, Feriel était la meilleure amie de ma grand-mère à une époque et je la soupçonne de l'avoir aidée à s'échapper des geôles du Saint-Office. Si je peux porter secours à sa petite-fille, j'ai l'impression que... Je le lui dois, d'une certaine manière. »
La sœur resta silencieuse un long moment, à peser avec soin le pour et le contre, et Souffre crut bien avoir grillé toutes ses chances d'obtenir d'autres informations. Pourtant, au Saint-Office, elle avait appris la patience et elle lui laissa le temps de parvenir à la conclusion qui s'imposait. Dans sa situation, toute aide était bonne à prendre, sinon pour elle, au moins pour la petite.
« Peut-être pourrais-tu aller jeter un œil au cirque de Kaliya… Ce lieu revêtait un caractère sacré aux yeux de notre fondatrice. Il est possible que sa petite-fille y ait trouvé refuge.
— Le cirque de Kaliya ? Qu’est-ce que c’est ?
— Une dépression naturelle bordée de parois abruptes au nord du sanctuaire. La légende prétend que Kaliya, la dernière dragonne, protectrice de Ob, s’y était installée et y tenait sa cour dans un amphithéâtre entouré de gradins. Bien sûr, il n’en reste que des ruines aujourd’hui mais on raconte que les arches de pierre qui marquent l’entrée de son territoire et l’immense rocher qui surplombe celle de sa caverne sont façonnés avec ses os et son crâne… »
Souffre haussa un sourcil dubitatif, atterrée par la naïveté de cette femme. Cependant, quelles que soient les croyances dont cet endroit faisait l’objet, il ne lui coûtait rien d’aller voir. Elle s’enquit de la direction à suivre et remercia la nonne.
« Promets-moi de veiller sur elle ! Elle est seule, désormais, et bien jeune encore. Elle a été très entourée, je crains qu’elle ne sache pas se débrouiller. Au contraire de toi, il me semble. Remets-lui ceci et prends soin d’elle, ou trouve quelqu’un qui acceptera de le faire. »
Souffre s’était figée. Elle n’avait aucune intention de s’encombrer d’une gamine. A présent que Feriel n’était plus, la vengeance de Longsault n'avait plus vraiment d’objet. Sur qui aurait-il pu la faire s’abattre ? Une pauvre gosse orpheline ? La ramener au Mont Vertu n'avait aucun sens. Tout ce qui l’intéressait maintenant, c’était de se débarrasser de cette malédiction, si elle le pouvait encore, et de reprendre une vie normale. Mais elle ne pouvait pas dire ça à la brave femme qui lui faisait face.
Elle hocha la tête en signe d'acquiescement, s'empara du coffret de bois très abîmé que la religieuse avait sorti d'une de ses poches, et se mit en route par un petit chemin escarpé, le pot de mesquite en équilibre sur sa hanche.