LA VUE ~ Partie 2

Notes de l’auteur : La vue est un sens très développé chez Arizona, c'est à travers elle, que vous le découvrez lui.

Bonne lecture <3

En relevant la tête après quelques minutes erratiques, j'ouvre de grands yeux. La surprise que je découvre sert d'issue à ma précédente crise. Je m'attendais à trouver un beau logement, mais certainement pas d'une telle ampleur ! 

C'est donc ce type de bien que Karen lui a déniché pendant qu'il dormait à la belle étoile ?  

Cette importante propriété se partage une villa moderne alliant bois et design contemporain, ainsi qu'un vaste terrain arboré, parfaitement entretenu. 

Du revers de ma main moite, j'essuie mon front dégoulinant. Mon tee-shirt, imprégné de sueur froide, colle désagréablement à ma peau. Je dois ressembler à un croisement entre une athlète de marathon qui a pris son rôle trop au sérieux et un paquet de chips abandonné sous le soleil de midi.   

Imaginez le slogan pour une nouvelle maque de déodorant :"Sueur & Stress", pour les jours où la vie vous fait courir un marathon non désiré.

Les joies de l'anxiété sous 35°!

Alors que la porte s'ouvre après avoir signalé ma présence à l'entrée, mon regard est brusquement harponné par la scène se déroulant actuellement au ralenti.  

Mes yeux se laissent glisser progressivement sur un torse entièrement nu, dont la musculature rapelle celle d'une statue grecque. A la différence que lui est en pleine possession de toutes ses facultés. La stature de Can est un symbole de puissance, elle dégage un magnétisme qui endort la lucidité pour réveiller la confusion. Une fine couche de transpiration étoile sa peau, créant une constellation de gouttelettes captivantes. 

Outre le fait que ma poitrine frappe si fort que chaque battement de cœur menace de me faire tomber à genoux, je m'efforce de reprendre le contrôle de ma respiration face à ma fréquence cardiaque effrénée.

Vêtu d’un short long et d’une serviette éponge drapée sur l’arrière de la nuque, il est probable que ma venue interrompe une séance de sport.  

Un tatouage orne son pectoral gauche, ce qui semble représenter un aigle, une rose des vents et une constellation. Je trouvais ça curieux qu'il n'ait pas de tatouages, étant donné qu'il en exerce parfois l'activité.

Dire qu'il est mignon serait un euphémisme. Il est doté d'une beauté fascinante et sauvage.  

Son regard réclame le mien, je le sens.  

À l'instant où notre vision se coordonne, je saisis qu’il flaire mon trouble. Cette certitude devient encore plus tangible lorsqu'il demande :

— Tu es sûrement venue jusqu'ici pour une raison autre que celle de rester muette ?  

Un haussement de sourcil et le sourire qu’il me sert me donnent un bref aperçu de ce que doit renvoyer mon état. Je me mords l'intérieur de la joue et frappe mentalement mon crâne, une bonne dizaine de fois à la batte de baseball, pour me punir d'être aussi transparente avec mes émotions. 

— Je suis venue te ramener du courrier ainsi que le bi... 

— Entre, me coupe-t-il. 

Can s'approprie ce qui lui appartient entre mes mains et s'éclipse à l'intérieur de son logement. Je pénètre dans le hall, sans aller plus loin.  

Il réapparaît habillé d'un marcel et entame l'ouverture des enveloppes. 

— Tu as prévu de rester dans l'entrée ? m'interroge-t-il sans lever un oeil de son courrier. 

La meilleure partie de mon cerveau a détalé de son pallier depuis bien longtemps, là, il s'adresse à l'autre partie. La plus désespérante. Tout ce que je veux, c'est en finir avec cette histoire de billet et déguerpir de cet endroit.

— Je... ne serai pas longue. Je tenais à te remercier de m'avoir donné ce billet, mais tu en feras meilleur usage. 

— Qu'est-ce que tu tiens d'autre ? 

Il continu de s'adresser à moi sans me porter véritable intérêt. Il peut esquiver ce qui sort de ma bouche, mais moi pas. Je dépose le billet de concert sur une étagère meublée de livres à ma gauche. 

— Mon journal de bord, j'y recense chaque journée de ce voyage. 

— C'est ce que tu prévois de faire après avoir visité mon hall d'entrée ? 

J'affirme positivement de la tête, tout en étudiant ce coin lecture sur lequel des bouquins attirent mon attention. Voyant que je suis davantage captivée par sa bibliothèque que par ses questions, il lève finalement la tête de ses papiers et réitère sa demande en marquant le ton. 

— Oui, je vais découvrir la Santa Cruz Beach Boardwalk¹ et m'y attarder pour écrire. À moins qu’elle ne fasse aussi partie des lieux proscrits pour une jeune fille comme moi, je contre attaque comme une gamine blessée dans son amour-propre.

Je tente un regard en biais pour jauger sa réaction et... oh. 

Oh comme « oh non, pas ce regard ». 

Mes poumons oublient de se gonfler. 

Ma rate et mon foie prennent mon estomac en étau. 

Mes pensées résonnent d’un son désagréable. Des rires sournois semblent s'échapper d'un coin de mon cerveau, et se délèctent de voir mon assurance agoniser aux pieds de cet homme. 

— J'avais prévu d’étudier un projet sur mon PC après le CrossFit. Profites-en pour lire un de ces ouvrages et je t'y déposerai après, propose-t-il.

Je secoue la tête.

— Non.

— Non ?

— Non.

La chaleur estivale est contrebalancée par l’air glaciale de ma témérité. Le tout forme un nuage dans la pièce. Il ressemble à ceux gris-noir observés les soirs de tempête. Porté par le courant entre nous, il génère une espèce d’électricité.

— Je préfère y aller par mes propres moyens. J’aime être seule.

— Aussi seule que dans un bus bondé ?

Son sourire me persuade qu'il a parfaitement saisi que c'est de sa compagnie dont je souhaite me passer, même si cela signifie prendre un bus truffé de passagers. Il attend que mon cran est l'amabilité de le lui exprimer clairement.

La subtilité de son rictus lui confère une arrogance mystérieuse.

Il utilise sa grande taille pour attraper le livre que je lorgnais depuis que mes yeux se sont posés sur sa bibliothèque. Le gros ouvrage sur la mythologie grecque s’échoue sur le fauteuil club derrière nous.

— Les bus ici font de nombreux d’arrêts. J’ai une place assise, la clim et un trajet direct. Tu bénéficieras même de mon silence. Tu devrais y réfléchir, me défie-t-il alors d'un petit sourire satisfait, comme s'il venait de remporter une manche. 

Encore une fois, je n'ai pas le temps de répondre qu'il se dirige déjà vers sa table de séjour. Sa proposition présente tout de même deux bons atouts ; éviter les transports en commun et ne pas être obligée de faire conversation. Je sors mes écouteurs et m’assois. Plongée dans ma lecture sur les légendes, la prochaine chanson focalise mon attention sur l'être humain à proximité. Je me rends compte de cette impulsion fréquente portant à le contempler. En sa présence, je développe une tendance à reluquer.  

Concentré sur son ordinateur, je prends plaisir à détailler les expressions de son visage. Une légère contractation interne de ses sourcils lui confère un air sérieux. Les mouvements de son corps sont appauvris, presque immobiles. Sa posture témopigne un grand effort d’attention. L’attitude générale de son corps associée à l’esthétique de ses traits masculins, en font un homme passionnant à regarder. 

Son coup d'œil furtif accompagné d'un bref sourire me rend coupable de flagrant délit de matage ! 

Son portable émet un avertisseur sonore. Une notification de texto.  

— Je dois me rendre au salon de tatouage. Tu viens avec moi, il y a quelqu'un qui te doit des excuses. 

Je devine que June est une collègue. Mais rien ne me certifie qu'ils ne sont pas intimement liés. 

— Et la promesse de me déposer à la plage ? 

— Après. Le salon n’y est qu’à quelques miles.

Dans l'habitacle, l'autoradio diffuse une mélodie rock. Une chanson à la sonorité turque je dirais. Il a de bons goûts musicaux. J'ouvre ma fenêtre, et sors l'appareil photo de mon sac. Je capture quelques clichés du paysage chaque fois que la voiture ralentie ou marque un arrêt. À plusiseurs reprises, Can tourne son attention vers moi, sans jamais prononcer une parole. 

Garés le long de la devanture d'un salon de tatouage, il descend et vient cogner à mon carreau. Il m'invite à le suivre en ouvrant ma portière. J'entre à sa suite et comme une habitude, mes pieds ne dépassent pas l'entrée. Mon chauffeur parle à un gars dont la casquette est vissée à l'envers et les chaussettes d'une paire différente. 

— J'ai une impression de déjà-vu. C'est une habitude chez toi de rester sur le seuil ? relève-t-il d'un haussement de sourcil. Je te présente Charly, et June, que tu as eue l'occasion de rencontrer hier soir.  

— Vous êtes associés ? 

— June et Charly se partagent la moitié des parts avec moi. 

— C’est ton métier officiel ? 

— Pour quelques mois dans l’année, ça l’est. 

Notre échange s'arrête là. Ils discutent de la cliente qui devrait arriver d’une minute à l’autre. Une cliente qui aurait allongé le prix pour remettre sa toile de chair spécifiquement à Can.  

Je visite le lieu, accroche mon regard sur des photos où s’exprime le talent de chacun des trois collaborateurs. 

— Tu as des tatouages ? me questionne l’un d’eux. 

— Euh, non. 

— J'ai du temps de libre, je pourrais te tatouer si tu veux... Can te ferait un prix. 

— Laisse là tranquille, tu veux, cette fille n'est pas ton style. Excuse-le, Arizona, Charly essaye pitoyablement de te draguer. La subtilité, ce n’est pas son truc. Ni la drague, d’ailleurs. Fais-lui un sourire et il te laissera tranquille. C’est comme les animaux, faut toujours les récompenser de leurs efforts. 

Charly éclate de rire, juste avant lui avoir remis un bocal de pourboire avec comme réplique « Putain ! Je venais juste de le récupérer ! T’es trop en forme après une cuite, ça me tue ».  

Ces deux-là ont l’air de jouer un jeu où le trophée se retrouve maintenant en main féminine. 

 — Je tenais à m'excuser pour la fête. Je t'ai gerbé dessus, c’étaient les pires présentations au monde ! Tu aurais dû entrer dans une colère hystérique. Au lieu de ça, tu as fait quelque chose de bien plus étrange, tu m’as prêté des barrettes. Des barrettes pour que je puisse me vider le plus dignement possible ! C’est le geste de mignonnerie le plus marquant de toutes mes soirées beuveries ! Can va en avoir pour un moment, viens avec moi. 

Elle m'entraîne dans un compartiment où tout le nécessaire de tatouage est présent. Bavarde et speed, elle me raconte en détail cette soirée des enfers et dans le même temps, me pose mille et une questions.  

Pour tuer le temps avant son prochain rendez-vous, elle dessine des arabesques sur mon bras avec une technique temporaire. Ses gestes sont fluides et précis, démontrant toute sa fibre artistique. 

Pour le reste, en revanche...

Cette personne est une extraterrestre de la communication. Elle discute avec l’impression qu’un sablier se retourne à chaque début de phrase. L’écouter me donne l’impression d’être sous ecstasy. Quand elle stoppe soudain son laïus, je réalise que je m’assoupie.  

La tatoueuse fixe quelque chose derrière moi, sourit, reporte son attention sur mon bras et continue son marathon de mots.  

Cette fille est réellement flippante.

Mon téléphone sonne. Je n'ai même pas le temps de réagir que le nom de Jérémy s'affiche devant mon visage. Je le sais car Can se tient penché au-dessus de moi avec l'objet, mon appareil photo autour de son cou.  

Devant ma mine interloquée, June m'offre son plus beau sourire. Je considère un instant l’hypothèse que Can nous ait pris en photo mais écourte ma réflexion. Louper cet appel est inconcevable. 

Précipitamment, je me rue hors de la pièce pour avoir un peu d'intimité. Entendre la voix de mon meilleur ami augmente le volume intérieur de ma joie.

Il m'informe qu'aujourd'hui, c’est la grande révélation. Mon cœur déborde d'admiration, je suis tellement fière qu'il ose franchir cette étape importante. Nous discutons longuement de ses craintes et de ses espoirs. Je lui rappelle à nouveau, combien je serai toujours là pour le soutenir, peu importe ce qui se passe.

Puis, la conversation prend un tournant plus léger. Mon meilleur ami veut tout savoir de mes aventures en Californie. Je lui raconte comment j'ai découvert Santa Cruz, avec ses charmantes maisons victoriennes, ses rues bordées de palmiers et ses vues imprenables sur l'océan Pacifique. Je lui parle des habitants, cette communauté éclectique où se côtoient artistes, étudiants, surfeurs et scientifiques. Je lui raconte les éclats de rire qui émanent des cafés, l'odeur salée de la mer qui s'infiltre dans chaque recoin, la sensation de liberté qui enveloppe la ville. Il rit aux éclats quand je lui raconte mes mésaventures entre mon premier service et la soirée des Enfers.

À l'autre bout de la ligne, Jérémy rit, rêve et tremble avec moi. En retour, il me raconte qu'il a passé la nuit chez moi à Orléans, en compagnie de ma mère. Ils ont veillé tard, regardé nos épisodes préférés des Frères Scott, partagé des souvenirs de moi. Sa voix se teinte d'émotion alors qu'il me décrit le visage radieux de ma mère lorsqu'elle en parlait.

Alors que notre conversation touche à sa fin, je réalise combien ces appels sont vitaux pour moi. Quelle que soit la distance, nous serons toujours là l'un pour l'autre, Jérémy reste mon ancre. 

Quand enfin nous raccrochons, je reste un instant silencieuse. 

Plus tard, après être retournée saluer ses collègues, Can nous remet sur la route, chacun perdu dans ses pensées. Mon petit moral doit être aussi visible doit être aussi visible qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine, car il m'a demandé si tout allait bien. A présent, sa ride du lion est plissée, son regard vague... il médite. Quand le véhicule s'arrête devant la plage, je me détache et récupère toutes mes affaires. 

— Mercredi, soit prête pour dix-neuf heures, je t'emmène au concert. 

Je suis surprise d'entendre sa voix. Il me faut quelques secondes pour intégrer sa proposition, qui ressemble fortement à une affirmation catégorique. 

— Je t'ai rendu ton billet, je t'ai dit... 

— Ne pas vouloir y aller, je sais. Premièrement, ce n'est pas mon billet. C’était celui de ma partenaire au blind-test. A ce jeu, elle n’a pas brillé. C’est pourquoi je lui ai proposé la gratuité d’un tatouage en contrepartie du billet qui revenait à meilleure joueuse : toi. Deuxièmement, et il me lance un regard taquin, un bon concert de rock'n'roll est le remède idéal à cette mine déprimée. Penses-y comme à un service rendu à nos clients. Et troisièmement, explique-moi pour quelle raison tu ne veux pas y aller ?

Parce qu’à la moindre de tes apparitions, je ressens un malaise. Parce que la perspective d’y aller ensemble reviendrait à mettre mon corps sous tension.  

Mon absence de réponse le contraint à m’observer comme une nouvelle espèce de plancton. 

—  Donne-moi ton téléphone.

Sa directive chuchotée ne fait qu’accentuer mon état psychique.  

Face à mon immobilité, il déplace progressivement sa main sur le smartphone au creux des miennes et s'en saisit.  Il y rentre son numéro, s'appelle pour avoir le mien et continue de me surprendre une fois de plus avec cette prochaine déclaration :  

— L'autre soir, si j'ai quitté le dîner, c'est parce que June était dans un mélange de colère, de stress totale et en pleine descente après avoir pris des psychotropes. Charly venait de se mettre dans une situation dangereuse en leur faisant prendre des champignons magiques sans son consentement. Ils ont une fâcheuse tendance à se mettre en compétition et à repousser leurs limites depuis le lycée, et c'est à celui qui mettra le plus l'autre dans l'embarras. Ils se tiennent plus ou moins à carreau quand je ne suis pas sur le continent, mais mon retour semble avoir encouragé l'imagination de Charly à prendre des risques. Tu avais raison, confesse-t-il d'un ton bas qui annihile mes réactions, quitter ce repas était un manque de savoir-vivre, mais ne pas l'avoir fait aurait été une question de conscience.

Il marque une pause, comme s'il rassemblait ses souvenirs, puis reprend :

— En ce qui concerne la soirée célibataire, je ne vous est pas porté main forte au service parce que ce n'est pas ce qu'Ibrahim attandait de moi. Tous les ans, lorsque je suis dans le coin, il m'inscrit à ce genre d'évènement. Ma disponibilité, notre lien de parenté et ma notoriété sur les réseaux sociaux lui profitent, et bien que ça ne m'emballe pas plus que ça, je joue le jeu une fois dans l'année. 

J’ai beau fouiller dans mes répliques pour en trouver une valable, pas une seule ne franchit mes lèvres. Ses explications donne un goût amer à mon jugement de départ.

— Maintenant que les choses sont plus claires, on dit mercredi, dix-neuf heures, au bar, conclut-il.

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