Lames de Kal'adra
Invention, intentionnelle ou non, de la coutelière Kal'adra. Il s'agit d'une paire de ciseaux sans aucun signe distinctif, dont la légende prétend qu'une lame mène à la genèse, l'autre à la destruction. Incapables de l'identifier à coup sûr, les nomades de la Vallée du Vent ont banni cet instrument de leur quotidien.
Depuis l'étroite allée en lattes de bois qui traversait la tourbière, Louis se baissa et arracha une poignée de sphaignes de sa main gantée. L'eau s'écoula en minces filets entre ses doigts. Ces petites plantes de la famille des mousses sécrétaient des acides qui donnaient à l'onde une drôle de couleur rouille, d'où le nom de Marais Rouge dont avait écopé cette région du royaume de Faeril. Personne ne les avait arrêtés quand leur attelage avait passé la frontière. Ils étaient attendus au Bois Doré et les armoiries du cardinal faisaient office de sauf-conduit. Il se redressa et le vieil homme s'appuya avec difficulté sur son bras.
L'aube pointait quand ils empruntèrent une passerelle enjambant un mur de tourbage de presque deux mètres de haut. De l'autre côté, un étroit sentier menait à un charmant petit bourg réputé pour ses artisans et l'accueil réservé à tous les voyageurs : Bois Doré. C'était le lieu de l'assemblée. À la vue du sanctuaire de Ob qui bordait la place du village, Joseph de Montería poussa un soupir de soulagement. Les chaumières s'éveillaient à peine mais les portes du bâtiment religieux étaient déjà grandes ouvertes aux fidèles.
Le cardinal eut un sourire appréciateur et Louis se retint de lever les yeux au ciel. Ils longèrent une immense archerie, qu'on prétendait être la meilleure du royaume, et se dirigèrent vers le presbytère. Un prêtre aux cheveux blancs et à la moustache drue les accueillit sans poser de question, se contentant de prévenir le vieil homme qu'on lui avait réservé des appartements. C'est ainsi que l'inquisiteur se retrouva délaissé à La Pomme d'Or, un établissement calme et tranquille qui donnait sur la grand-rue.
Il était très tôt et la salle était quasi déserte. L'aubergiste se tenait derrière le comptoir, dont il lustrait la surface avec énergie. Un client buvait sa chope en parlant tout seul, faisant les questions et les réponses. Louis choisit une table près de la cheminée et s'installa face à la porte. Une vieille habitude...
Une femme à l'opulente poitrine, portant un tablier immaculé sur sa robe campagnarde, s'approcha et lui proposa un petit-déjeuner qu'il accepta bien volontiers. Quelques instants plus tard, elle lui rapporta une assiette de haricots blancs à la tomate sur lesquels trônaient deux énormes saucisses fumées. Ce n'était sans doute pas un plat très raffiné mais l'odeur qui s'en dégageait lui mit l'eau à la bouche. C'était exactement ce dont il avait besoin pour récupérer de sa longue nuit de voyage.
Il attaquait son repas avec enthousiasme lorsque des pas pesants retentirent dans l'escalier menant aux chambres. L'homme qui apparut n'était, de toute évidence, pas du coin. Chemise blanche ouverte sur le torse, gilet de peau, pantalon noir et fluide rentré dans des surbottes assorties, large ceinture rouge et foulard de la même couleur noué sur le front... L'inquisiteur le reconnut pour ce qu'il était : un pirate. Sans doute un membre de l'escorte de Mandrin, le gouverneur de Voile-Morte.
L'observant en retour, le forban dévala les marches avec souplesse et un sourire un rien goguenard. Il parcourut la salle d'un coup d'œil rapide puis vint prendre place en face de lui. Louis haussa un sourcil surpris.
« Au moins, l'avantage, c'est que le doute n'est pas permis : on sait tout de suite où va votre allégeance. »
D'un geste du menton, l'inconnu désigna le heaume ailé suspendu sur son torse, emblème de Sainte-Croix et du Saint-Office. Il fit signe à la serveuse, montra l'assiette posée sur la table et commanda la même chose avant de se tourner vers lui, tout sourire. Louis le détailla à nouveau en silence puis rétorqua :
« Je me permets de vous retourner le compliment ! Je me demandais si ce vaurien de Mandrin oserait montrer le bout de son nez, mais il semble qu'il n'ait peur de rien. Vous faites partie de son escorte, j'imagine ? »
L'autre éclata d'un rire insouciant tandis que Louis plongeait sa fourchette dans ses haricots d'un air maussade. Le Mandrin en question avait tout juste dix-sept ans quand il avait basculé dans la piraterie. Fils d'un marchand de bestiaux, devenu chef d'une famille nombreuse au décès de son père, il s'était vu confisquer quatre-vingt mulets par les prêtres de Ob au cours d'une traversée des Montagnes Cristallines. Il avait fait appel à la justice du Saint-Office pour être indemnisé mais sa demande avait été déboutée. Suite à une rixe mortelle, il avait été condamné à l'échafaud. Il avait fui en s'embarquant sur le premier navire pour Voile-Morte, où il avait réuni tous les pirates écumant les Terres d'Obole autour de lui.
« Son escorte, oui. Je croyais que nous étions les seuls à être descendus ici. Les Levantains se sont fait inviter par nos hôtes et je ne pensais pas cet endroit, tout à fait charmant au demeurant, assez luxueux pour votre... cardinal. »
Louis ignora la provocation. La légère hésitation du Voile-Mortais sur le titre de Joseph de Montería était préméditée, comme s'il avait été sur le point d'utiliser un terme bien moins sympathique mais s'était retenu de justesse. L'inquisiteur ne fut pas dupe de son petit manège. Il poursuivit son repas sans broncher, sans confirmer ni infirmer la présence du cardinal dans les murs.
« Pareille assemblée n'avait pas été organisée depuis des années, si je ne m'abuse. Nos vénérables maîtres ont toujours eu un peu de mal à se mettre d'accord. Ils n'ont pas... Comment dirais-je ? La même philosophie de la vie, peut-être ? Cela dit, je vous accorde que les circonstances sont particulières, bien qu'il me semble que le Saint-Office ait tout à gagner à la situation... »
Ce scélérat sous-entendait-il que Sainte-Croix était responsable de ces attaques de villages aux frontières, qu'ils en étaient les commanditaires ? L'inquisiteur lâcha ses couverts et se redressa, les doigts sur la garde de son épée pour demander réparation. Le pirate leva les mains en se recriant d'un faux air paniqué. Il s'excusa, il s'était montré maladroit, il n'avait pas voulu l'offenser... Louis s'immobilisa, poings serrés. Il savait quelle avait été l'intention de ce gredin : provoquer un esclandre !
Écœuré tout à coup, il repoussa sa chaise en arrière et inclina la tête avec raideur, puis il gagna le comptoir sans rien ajouter et demanda une chambre à l'aubergiste devenu suspicieux. Ce dernier hésita mais l'expression sombre de Louis l'incita à coopérer. À moins que ce ne fut la pièce d'or qu'il fit claquer sur le zinc... Il lui remit une clef en désignant les escaliers. L'inquisiteur traversa la salle et s'engagea dans les marches sans un regard en arrière, conscient cependant du sourire narquois qui accompagnait chacun de ses pas.
* * *
Il faisait sombre dans l'arrière-salle de l'archerie et il dut patienter quelques instants, le temps que ses yeux s'accoutument à l'obscurité. Des braseros étaient éparpillés au hasard dans la vaste pièce, la baignant d'une douce lueur orangée et de légers voiles de fumée. Les murs étaient surchargés d'arcs, de carquois de cuir végétal, de flèches et d'armes blanches en tous genres. Il se serait presque attendu à y voir les lames de Kal'adra, s'il n'avait su où elles se trouvaient. Sur une estrade, à l'extrémité de la salle, quatre sièges vides se faisaient face deux à deux. Louis haussa un sourcil perplexe tant ils étaient disparates.
Deux d'entre eux étaient dotés d'un revêtement de velours sur une ossature dorée à l'or fin pour l'un, d'acajou rouge sombre pour l'autre. Le troisième était un simple tabouret à pieds croisés, dont l'assise était recouverte de confortables peaux qui tombaient jusqu'au sol. Le dernier enfin était de bois brut, avec un haut dossier sculpté. Les souverains des quatre royaumes avaient chacun le leur et la répartition semblait assez évidente.
Tout le reste de la pièce était occupé par une assemblée conséquente dont s'échappaient des exclamations et des rires. Les pirates de Voile-Morte mettaient l'ambiance tout en distribuant des chopes de bière à qui les acceptait. Louis chercha des yeux celui qui l'avait abordé le matin, en vain. Ils étaient près d'une vingtaine à trinquer avec les soldats de la garde rapprochée du Roi Vaillant de Fort-Levant. Les mages de Faeril, pourtant sur leur territoire, paraissaient plus réservés même s'ils restaient cependant cordiaux et souriaient à la ronde. Quant à Sainte-Croix... Eh bien, il était la seule escorte du cardinal de Montería.
Le son puissant d'un cor couvrit les débordements de l'assistance et le tira de ses réflexions. Le silence se fit sur-le-champ. Un vieillard à la peau claire et à la longue barbe blanche pénétra dans la salle en s'appuyant sur un bâton. Il était au moins aussi âgé que le cardinal de Montería qui le suivait mais il paraissait plus vigoureux. Un dénommé Myrddin, maître enchanteur de Faeril. Derrière les deux hommes en robe, l'une toute simple de laine grise, l'autre de soie pourpre, venait le roi Vaillant de Fort-Levant, un colosse dans la force de l'âge, à la barbe blonde et au large sourire.
Louis eut un hoquet de stupeur en reconnaissant le dernier individu. Alors qu'il passait devant l'estrade pour gagner sa place, il lui décocha un clin d'œil malicieux. C'était le pirate qui s'était invité à sa table ! Mandrin en personne. Incapable de dissimuler son exaspération, l'inquisiteur lui retourna un regard noir. Il s'était bien fichu de lui. La colère bouillonnait dans ses veines mais il n'était pas question de lui faire le plaisir de la laisser poindre davantage. Il s'efforça de retrouver une expression aussi neutre que possible.
Les souverains s'installèrent sur leurs sièges respectifs : le roi Vaillant sur le trône doré, Joseph de Montería sur celui d'acajou, Mandrin sur le tabouret et enfin Myrddin sur le fauteuil de bois brut. Louis s'était figuré que cette réunion aurait lieu à huis clos, qu'il ne pourrait pas y assister mais, à sa grande surprise, personne ne demanda l'évacuation de la salle. Le silence persista un moment puis leur hôte se leva pour souhaiter la bienvenue à ses pairs et à leurs gens.
« Bienvenue ! Je suis heureux de vous accueillir en Faeril, malgré les circonstances... Comme vous le savez, nous faisons face à de violentes attaques de nos villages frontaliers. »
En réunissant les représentants des autres royaumes sur ses terres, l'objectif de Myrddin était double, selon Louis : d'abord s'assurer qu'aucun d'eux n'était responsable de la situation, puis obtenir leur aide dans la résolution du problème. Faeril n'avait pas de troupes. Il ne disposait ni des soldats ni des armes nécessaires pour tenir tête à une bande aussi organisée que celle à laquelle il avait à faire. C'était une contrée de druides toujours à la recherche de la plante sacrée, vénérant les esprits élémentaires de la forêt.
L'inquisiteur les avait en horreur. S'il s'était écouté, il les aurait tous massacrés jusqu'au dernier pour éteindre leur foi impie en ce qu'ils qualifiaient de magie et n'était rien d'autre que de minables tours de passe-passe destinés à tromper les esprits crédules. Sans la crainte que ces attaques ne finissent par déborder sur leur propre territoire, il aurait conseillé au cardinal de rester à l'écart. Ce fut ce dernier qui prit la parole le premier.
« Toutes sortes de rumeurs nous sont parvenues. Des histoires abracadabrantes, si je puis me permettre... Alors tenez-vous-en aux faits, mon ami. Que se passe-t-il au juste au cours de ces assauts ?
— Les rares survivants parlent d'une cavalcade effrénée, de chevaliers noirs juchés sur des montures de brume compacte ou de dangereuses créatures volantes, de cadavres aveugles brûlés de l'intérieur et de terres à jamais ravagées... J'ai envoyé des druides dans les villages dévastés. Tous ont rapporté qu'après le passage de ces légions, il ne restait souvent rien, ni homme, ni animal, ni végétal.
— Fariboles ! Tout cela est impossible. Ce que je crois, moi, c'est que l'un des apprentis de vos écoles de magie s'essaie à des expériences interdites et que vous en avez perdu le contrôle ! »
Le ton était donné, Joseph de Montería ne faisait pas dans la dentelle. Le visage de Myrddin s'était fermé. Il chercha le regard des deux autres souverains. S'ils souscrivaient aux paroles du cardinal, l'assemblée risquait de tourner court. Mandrin arborait l'air jovial qui ne le quittait sans doute jamais. Réelle insouciance ou simple façade ? Louis s'interrogeait. Lui arrivait-il de prendre quoi que ce soit au sérieux ? À l'inverse, la mine de Brice Vaillant était inquiète, toute sérénité semblant l'avoir déserté. Non seulement il croyait à la magie mais, de toute évidence, elle le terrifiait. Myrddin balaya la suggestion d'un geste de la main.
« Nous n'enseignons pas ce genre de pratiques dans nos écoles, Joseph, tu peux en être sûr. En revanche, il s'agit bel et bien de sorcellerie. Des dégâts aussi considérables n'auraient pu être occasionnés en si peu de temps sans une intervention surnaturelle. Il est une légende dans nos contrées qui...
— Une légende ? Pourquoi pas un conte pour enfant ? Et puis quoi encore ? Allons, Myrddin, soyons sérieux une minute. Tu as besoin d'aide ? Demande-la. Je suis persuadé que Fort-Levant t'accordera toutes les troupes nécessaires pour régler ce problème. Je peux même y adjoindre quelques inquisiteurs si tu le souhaites, mais je n'ai pas fait tout ce chemin pour m'entendre conter des histoires à dormir debout ! »
Le roi Vaillant hocha la tête en signe d'assentiment, il était prêt à envoyer l'armée. Les épaules de Myrddin s'affaissèrent, un air de détresse mal dissimulée se peignit sur ses traits et Louis se demanda ce qu'il avait espéré. Puis l'enchanteur invita Mandrin à s'exprimer. Ce dernier le fit avec sa nonchalance habituelle.
« Les pirates de Voile-Morte n'ont jamais eu à se plaindre des mages faeries. C'est avec joie que je t'aurais apporté mon aide en tout autre circonstance, Myrddin, mais je dois protéger mes côtes. Tant que ces brigands ne s'attaqueront pas à elles, je resterai à l'écart de ce conflit. »
Louis ne put retenir un ricanement narquois. Le fier et courageux pirate avait peur de se mouiller, c'était le comble ! Bien qu'il ait pris place au second rang de l'assistance, Mandrin dut percevoir la moquerie dans son attitude. Il plongea dans le sien un regard vert d'eau à la fixité dérangeante, puis reporta son attention sur le maître de Faeril. Myrddin secouait la tête, accablé.
« J'avais espéré davantage, mais soit. Nous nous efforcerons de...
— Qu'espériez-vous, au juste ? Je ne comprends pas, nous vous offrons des soldats et des inquisiteurs. Quoi d'autre ? »
Il n'avait pu s'empêcher d'intervenir. Cela avait été plus fort que lui, la question le taraudait depuis un moment déjà. Le mage leva vers lui des yeux perçants qui semblaient sonder son âme. Tous le dévisageaient, des exclamations étouffées fusaient autour de lui. Comment osait-il prendre part au débat, personne ne l'y avait invité ni même autorisé. Louis n'en avait cure, c'était lui qui posait les questions, ça avait toujours été lui. Il jeta un bref regard au cardinal dont l'expression n'avait pas changée.
« J'espérais une autre sorte d'aide mais je me rends compte que vous ne pouvez pas me l'apporter. Vous n'avez pas la foi. »
Le coup porta. Malgré sa santé chancelante, Joseph de Montería bondit de son siège et, pour la seconde fois de la journée, Louis mit la main à la garde de son épée. Les crissements des lames contre le cuir des fourreaux retentirent dans toute la salle. Les soldats de Fort-Levant, les pirates de Voile-Morte, tous l'entouraient, armes au clair, à présent. Seuls les faeries avaient fait un pas en arrière, faussement pacifiques, dans l'attente des instructions de leur maître.
« Allons, messieurs, du calme, je me suis mal exprimé ! Je vous prie de bien vouloir m'excuser, votre Excellence. Vous aussi, Père Longsault. Loin de moi l'idée de vous insulter. Je ne parlais pas de cette sorte de foi, cela va sans dire.
— Il n'y a qu'une seule sorte de foi ! »
Sa voix tonna comme un orage d'été puis Louis tourna les talons. L'assistance s'ouvrit devant lui et il quitta la salle à grands pas indignés. Il s'était mal exprimé. Mais bien sûr... Il n'y croyait pas une seconde, personne ne lui ôterait de l'esprit qu'en disant cela, le maître enchanteur de Faeril, lui aussi, savait ce qu'il faisait.