L'arène

Cerise d'hiver

Surnom donné en Sainte-Croix au physalis, une plante de la même famille que les tomates et les aubergines dont la baie, juteuse et sucrée ou acidulée, est recouverte d'un calice qui sèche à maturité. Cultivé sous serre dans les Montagnes Cristallines, c'est le fruit préféré du Cardinal de Montería qui l'apprécie à la fois pour sa saveur gourmande et ses qualités ornementales.

 

 

Le soleil du petit matin baignait les fleurs et les plantes de ses rayons dorés. Les vantaux étaient grands ouverts et laissaient pénétrer dans le jardin d'hiver une douce brise printanière. Comme le voulait la tradition, une grande soirée avait été organisée la veille au palais du cardinal pour célébrer la fin de la formation des cadets. Souffre y avait assisté sans enthousiasme. Ces mondanités l'agaçaient, elle aurait mille fois préféré la simplicité du Bal des Ardents. Une musique joyeuse et entraînante, des chants, des rires...

Elle avait quitté la soirée assez tôt, s'éclipsant discrètement sans que personne n'y trouve rien à redire. La nuit n'avait pas été bonne. Elle n'avait cessé de se tourner et se retourner entre ses draps, si bien qu'elle ne se sentait pas très en forme. Pas assez, en tout cas, pour l'épreuve à venir. L'ultime, celle qui ferait d'elle une inquisitrice ou la conduirait à l'échafaud, selon sa réussite dans l'arène. Les examens théoriques avaient eu lieu la semaine précédente. Elle n'avait pas les résultats mais elle ne s'attendait pas à avoir fait des étincelles, en particulier en théologie. Il lui restait une chance de se rattraper.

Elle tendit les doigts vers une petite fleur jaune maculée de noir dont elle effleura les fragiles pétales. Elle avait découvert les cerises d'hiver au dîner de la veille et avait adoré ça. C'était un fruit délicat, inconnu des nomades de la Vallée du Vent, mais que l'on servait souvent au Mont Vertu car le maître de Sainte-Croix en était friand, disait-on. Comme elle le comprenait ! Elle songea qu'il y en aurait peut-être au petit-déjeuner, en confiture ou en gelée, et sourit à cette idée.

Un coup de gong retentit alors. Le premier d'une série de trois, chacun espacé d'une heure. Au troisième, les cadets étaient attendus dans l'arène. Elle prit une longue inspiration tremblante et se redressa, carrant les épaules en arrière. Le mouvement lui arracha une petite grimace. Elle n'avait pas encore tout à fait récupéré de sa blessure au genou et elle doutait que ce ne soit jamais le cas, malgré ce que Longsault lui assurait.

La rééducation avait été lente et douloureuse mais elle s'estimait chanceuse de pouvoir se tenir debout, et même d'avoir pu reprendre les entraînements d'art guerrier. L'apothicaire lui avait cependant déconseillé l'arène, arguant qu'une autre chute risquait de la handicaper à vie. Elle n'arrivait pas à imaginer en quoi consisterait alors son existence. Il ne serait plus question de devenir une inquisitrice, le Saint-Office la rejetterait comme les tribus l'avaient fait avant lui. Longsault lui-même se détournerait d'elle, elle ne lui serait plus d'aucune utilité pour retrouver Dasin. Elle devrait quitter le Mont Vertu.

Elle avait beau retourner le problème dans tous les sens, elle parvenait toujours à une conclusion identique : elle n'avait pas le choix. Refuser de descendre dans l'arène, c'était renoncer à la dernière épreuve et donc à la possibilité de rejoindre les rangs de l'inquisition. Ce qui la ramenait au même point excepté que, dans un cas, elle serait estropiée, alors que pas dans l'autre. Mais Louis ne lui pardonnerait jamais sa lâcheté, il la dénoncerait sans pitié et elle serait exécutée.

Des larmes jaillirent sous ses paupières et les fleurs de physalis devinrent floues sous ses yeux. À la fin de l'été, elle ne serait sans doute plus là pour goûter aux fruits qu'elles donneraient. Un véritable drame, songea-t-elle en ricanant. Elle serra les mâchoires et se détourna, ignorant l'élancement de son genou, puis elle quitta le jardin d'hiver à grands pas. Il n'était plus temps de s'apitoyer sur son propre sort.

* * *

La foule hurlait, ivre de joie. Des acclamations enthousiastes résonnaient dans toute l'arène, audibles depuis les vestiaires où patientaient les cadets. Leurs noms avaient été inscrits dans la seconde moitié du tableau et l'attente lui semblait interminable. Elle avait le ventre noué, les sons se distordaient à ses oreilles et une sueur froide envahissait son front. Elle se sentait perdre pied.

À ses côtés, Lucius tira sur les pans de sa veste en s'observant d'un air satisfait. Il resserra son baudrier et se passa une main dans les cheveux. Souffre s'affala sur un banc en soupirant.

« On n'a pas idée de nous faire combattre dans cette tenue, c'est n'importe quoi !

— Respire. Ne laisse pas la peur prendre le dessus. Nous avons déjà lutté comme ça, nous sommes prêts tous les deux. Je ne prétends pas que ce sera facile mais nous nous en sortirons, j'en suis persuadé. Il n'est pas question d'échouer.

— Ah, parce que tu sais ce qui nous attend, toi ? Ce que nous aurons à affronter ? »

Malgré les semaines écoulées, leurs échanges étaient toujours un peu guindés. Souffre lui en voulait d'avoir été à l'origine de sa blessure mais pire que ça, il se le reprochait à lui-même, bien qu'il refusât de le reconnaître.

« Comment pourrais-je le savoir ? Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, je ne suis pas dans les petits papiers de Longsault en ce moment et de toute façon, il ne m'aurait jamais rien dit. »

Au fil des mois, ils avaient étudié un certain nombre de créatures, toutes plus terribles les unes que les autres. Du coureur à la goule des sables, ce n'était pas les adversaires qui manquaient !

« Tu es prête ? Ça va être à nous. »

Sans attendre sa réponse, il s'élança dans le couloir où les encouragements de sa phalange l'accueillirent. Amaury brillait par son absence. Son binôme et lui étaient passés en fin de matinée et n'avaient plus le droit de réintégrer les vestiaires. Ils ne savaient pas s'il avait ou non réussi son épreuve et Lucius s'inquiétait pour lui. Lorsqu'elle apparut à son tour, il y eut un silence gêné puis quelques applaudissements fusèrent. Elle feignit l'indifférence mais s'en trouva soulagée.

Elle rejoignit Lucius derrière les battants qui donnaient sur l'arène désormais muette. Le crieur annonça leurs noms, la porte s'ouvrit sur une lumière éblouissante. Une nouvelle clameur s'éleva. Ils avancèrent d'un même pas, dos droit, regard braqué devant eux, jusqu'au centre de l'enceinte. Au-dessus de leurs têtes, un filet métallique surmonté de torches protégeait les spectateurs des créatures libérées sur les sables. Ce n'était sans doute pas pour rien ! Le silence retomba sur la foule.

Il y eut un bruit de chaînes et une large paroi de bois se souleva à leur gauche. Derrière elle, les ténèbres étaient complètes et rien ne bougeait. Ils s'écartèrent de quelques mètres l'un de l'autre, avant d'adopter la même posture. Souffre plissa les yeux. Ils y étaient, ils allaient enfin savoir ce qui les attendait.

Une silhouette trapue se dessina parmi les ombres et un animal imposant, à l'arrière-train plus bas que l'avant, s'avança dans l'arène à pas prudents. Souffre ne se rendit compte qu'elle avait retenu sa respiration qu'au moment où elle la relâcha. Ce n'était qu'une hyène, ils parviendraient sans peine à en venir à bout ! Pourtant, elle ne put réprimer un frisson quand la bête émit un rire sinistre et fou. Alors, pour conjurer sa peur, elle fit un pas en avant, décidée à en finir au plus vite.

« Ne la regarde pas dans les yeux ! »

Elle s'arrêta net et jeta un coup d'œil surpris à Lucius. Puis elle comprit, et son sang se mit à bourdonner dans ses oreilles. Le félin progressait dans leur direction tout en se transformant. Elle se concentra sur son corps en mutation pour éviter son regard. Il s'étira, se redressa sur ses pattes arrière qui devinrent bientôt les jambes fuselées d'une magnifique jeune femme. Souffre en resta bouche bée. Ce n'était pas une simple hyène, c'était une goule, une goule des sables.

Une créature apparentée aux djinns, capable de changer de forme et dont un regard suffisait à voler votre âme avant qu'elle ne vous dévore jusqu'aux os. Lucius ne s'y était pas laissé prendre. Sans lui, elle aurait foncé tête baissée comme d'habitude et se serait retrouvée sous son emprise sans comprendre ce qui lui arrivait. Elle fouilla sa mémoire à la recherche d'un moyen de s'en débarrasser mais son cerveau semblait vide de toute pensée. Sentant la panique la gagner, elle sortit son épée de son fourreau et la brandit au-dessus de sa tête dans la posture d'amorce.

Comme si elle n'avait attendu que ça, la goule poussa un cri suraigu et chargea. En quelques enjambées, elle fut sur elle. Avec une incroyable vivacité, Lucius tenta de s'interposer. Un simple revers l'expédia au sol à plusieurs mètres de là. Souffre eut à peine le temps d'esquisser un geste d'attaque que les bras de la créature s'enroulèrent autour de son corps en une étreinte glaciale. Le froid se répandit en elle, figeant ses muscles et ralentissant de manière anormale les battements désordonnés de son cœur.

Lucius se releva en crachant du sable. Il bondit à son secours, visant le flanc de la goule dans l'espoir de lui faire lâcher prise. Sa lame s'y enfonça comme dans du beurre et traversa le corps du monstre sans lui causer la moindre souffrance. Elle le repoussa du plat de sa patte griffue. Il fut à nouveau projeté en arrière tandis qu'elle hurlait de rire. La foule s'égosillait, des sifflements agacés s'élevaient dans les gradins. Terrifiée, Souffre luttait de toutes ses forces contre le brouillard qui lui troublait l'esprit.

Résistant à la paralysie qui s'emparait d'elle, elle se pencha en avant puis se redressa d'un coup sec. Son crâne percuta le nez de la jeune femme qui l'entravait. Il y eut un bruit sec d'os brisé et la bête poussa un cri strident où se mêlait surprise, douleur et rage. Le métal la traversait sans dommage mais il semblait y avoir d'autres solutions. Elle lâcha son épée, inutile, et se jeta au sol au moment précis où la dague de Lucius sifflait dans les airs. La créature se métamorphosa et bondit au-dessus d'elle.

Souffre se précipita vers Lucius pour l'aider à se redresser. Sa poigne était ferme mais il gémit en posant le pied par terre. Elle sentit son estomac se nouer. Sa botte de cavalerie suffirait-elle à soutenir sa cheville jusqu'à la fin du combat ? Il s'épongea le front de sa manche et grimaça un sourire qui se voulait rassurant. Son teint était si pâle qu'on aurait dit un fantôme. Cependant, il réussit à clopiner tant bien que mal à sa suite, tandis qu'elle commençait à tourner en rond avec la hyène.

Surtout, ne la regarde pas dans les yeux ! Réfléchis, il y a forcément une solution. Sers-toi de ta tête, nom d'un chien !

Souffre tentait l'auto persuasion, il fallait qu'ils trouvent quelque chose. La goule changeait de forme à une allure frénétique, à tel point qu'il devenait difficile de distinguer les contours exacts de son corps. Quant à l'attrait de son regard, il se faisait de plus en plus prégnant et elle savait qu'elle n'y résisterait plus très longtemps.

« Comment peut-on espérer la vaincre ? Toutes nos armes passent à travers ! Et puis, j'ai l'impression de l'entendre susurrer dans ma tête, c'est affreux. Lucius, je vais finir par la regarder !

— Non ! Laisse-moi réfléchir. Les goules sont sensibles à un certain nombre de choses : l'argent, le feu, la lumière vive...

— Bon sang, mais où veux-tu que je trouve de l'argent ?! Quant à faire du feu, on n'est pas en balade, là ! »

Il lui décocha un rictus narquois en désignant sa dague abandonnée dans la poussière à quelques pas. Souffre lui rendit un regard médusé. Il ne savait pas plus qu'elle ce qu'ils allaient devoir affronter mais il avait paré à toutes les éventualités. Elle se jeta sur le poignard tandis que la goule, qui semblait avoir suivi leur échange, l'imitait d'un bond prodigieux. Etonnamment agile, la bête arriva avant elle et se coucha sur la lame pour la protéger. Emportée par son élan, Souffre se retrouva à sa portée.

Elle sentit la brûlure enflammer sa joue, recula tant bien que mal. Elle leva une main vers son visage où les griffes du monstre avaient laissé trois sillons sanglants et douloureux. Jetant un coup d'œil en arrière, elle réalisa que Lucius avait disparu. Affolée, elle le chercha du regard sans trop quitter la créature des yeux et le trouva en train d'escalader le pourtour de l'arène. Le lâche ! Il l'avait offerte en sacrifice pour prendre la fuite et sauver sa peau ! Sa dague n'était peut-être même pas en argent...

Ulcérée, elle s'élança dans sa direction sans plus s'occuper de la goule. Il était hors de question qu'il s'en tire à si bon compte. Elle allait s'agripper à sa cheville, le faire descendre de là et l'obliger à se battre, qu'il le veuille ou non ! C'est alors que tout bascula. Il y eut un craquement sinistre et elle chuta dans une explosion de souffrance. Son genou venait de lâcher.

La douleur lui coupa le souffle et elle se recroquevilla. Sa vision se brouilla et elle dut lutter pour ne pas perdre connaissance. Elle ne pouvait pas se le permettre, la goule ne lui laisserait jamais l’opportunité de se réveiller. Elle serra les dents tout en s’efforçant de prendre appui sur ses deux mains pour se redresser. Elle n’en eut pas le temps. Un poids terrible s’abattit sur ses épaules et elle piqua du nez dans le sable chaud. La sensation de froid intense se répandit à nouveau en elle et elle comprit que, cette fois, c’était la fin.

Elle avait échoué, lamentablement échoué. Invalide ou non, elle ne deviendrait jamais inquisitrice. Elle ne deviendrait jamais rien d’autre non plus, d’ailleurs, car le monstre allait la tuer et la dévorer sous le nez de l’assemblée. Longsault assisterait-il à la curée ? Il avait sans doute déjà quitté l’arène. Elle ne l’intéressait plus, indigne des enseignements qu’on lui avait dispensés ces dernières semaines. Une seule chose allégeait son tourment : Lucius avait échoué, lui aussi. Le meilleur cadet du Saint-Office avait pris la fuite.

Ses pensées ralentirent, empêtrées dans un magma grisâtre, et elle se sentit dériver, impuissante et rageuse. Elle flottait au bord de l’inconscience lorsqu’un grésillement se fit entendre, suivi d’un bestial hurlement de douleur. Sur son dos, le poids disparut tandis qu’une immonde odeur de viande grillée envahissait ses narines. Soulevant la tête, elle se mit à tousser pour évacuer le sable qu'elle avait avalé et roula de côté. La goule était en feu. Deux bras puissants la tirèrent à l'écart, puis son sauveur s'effondra et leurs respirations hachées s'entremêlèrent.

« Je t'avais dit qu'on s'en sortirait ! L'échec n'était pas envisageable. Audren a laminé un coureur des sables, je n'allais pas me laisser impressionner par une malheureuse goule !

— Mais... Où as-tu pris ce feu ? Et puis comment tu le sais, d'abord ?

— Les flambeaux au-dessus du grillage. Il suffisait de tendre la main. Mais j'avais besoin d'une diversion le temps de grimper là-haut et si je te l'avais demandé, tu aurais refusé, pas vrai ? J'ai dû improviser. Quant à Audren, il me semble t'avoir dit un jour que je savais tout, ici. »

Percevant un sourire dans sa voix, elle se retourna et le lui rendit avec une petite tape. Il ne s'était pas enfui, il ne l'avait pas sacrifiée. Elle reporta les yeux sur la goule. Des fragments de son corps maudit s'élevaient du brasier en tournoyant et bientôt, il n'en resterait plus rien. La foule les acclamait à présent : ils avaient réussi !

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