Voyage en psychédélie

Thaumaturgie

Art pratiqué par les thaumaturges ayant le pouvoir de faire des miracles, en particulier celui de guérison. Assimilé par certains à de la sorcellerie, c'est la seule forme de magie tolérée par les prêtres de Ob qui l'attribuent aux personnes ayant un degré exceptionnel de sainteté ou de proximité avec Ob.

 

 

Lorsqu'elle ouvrit les yeux, tout était flou autour d'elle et les couleurs se mélangeaient en un patchwork effrayant. La jeune femme cligna des paupières pour essayer d'y voir plus clair, mais ce ne fut guère concluant. Un violent mal de tête lui martelait les tempes, comme si son cerveau était devenu trop gros pour le crâne qui l'enfermait. Son corps était perclus, en particulier son genou qui pulsait d'une douleur sourde. Elle tendit la main sous les draps et sentit une attelle couverte d'un bandage. Elle grimaça, ça avait l'air sérieux. Mais que s'était-il passé ? Elle referma les yeux, agressée par la lumière extérieure, puis se força à les rouvrir.

Des voix retentirent, étouffées par le battant d'une porte. Elle était sûre de les avoir déjà entendues mais elle était incapable de mettre des visages dessus. Son mal de tête empirait, accompagné d'un sifflement désagréable qui lui donna la nausée. Elle fut prise de vertige et sentit un reflux monter le long de son œsophage. Elle n'allait tout de même pas vomir dans sa handira ! Sauf que ce n'était pas une handira mais des draps de coton blanc et une couverture pourpre. Elle gémit puis s'exhorta au calme, s'efforçant d'inspirer lentement. Où diable se trouvait-elle ? N'y avait-il personne pour l'aider ?

Le battant s'ouvrit alors et deux hommes en uniforme pénétrèrent dans la pièce à pas de loup, pour ne pas la réveiller. À leur vue, tout lui revint soudain à l'esprit : le rassemblement des nomades de la Vallée du Vent, l'agression puis la mort de Haggi, sa fuite dans le désert jusqu'au Mont Vertu, son emprisonnement et enfin, l'académie du Saint-Office et les mois de dur labeur.

Longsault se tenait debout au pied de son lit, son habituelle expression sévère adoucie par l'inquiétude. En retrait derrière lui, Lucius baissait les yeux, les mains dans le dos en une posture de repentance qui ne lui ressemblait pas.

« Comment te sens-tu ? Tu es livide. On dirait que tu vas tomber dans les pommes d'une seconde à l'autre !

— Je n'en suis pas loin... J'ai envie de vomir, c'est atroce ! »

L'inquisiteur haussa un sourcil narquois qui signifiait sans doute qu'il préférait qu'elle s'abstienne en sa présence. Malgré son malaise, cela réussit à lui arracher un sourire. Comme si elle contrôlait ce genre de chose ! Elle jeta un coup d'œil à Lucius, qui n'avait toujours pas bougé d'un cil, puis interrogea l'inquisiteur du regard.

« De quoi est-ce que tu te rappelles ? »

Elle essaya de se souvenir de ce qui l'avait conduite dans ce lit, qui n'était pas le sien, en vain. Elle s'était levée à l'aube comme d'habitude ce matin-là, était descendue au réfectoire prendre un solide petit-déjeuner, puis s'était rendue dans la cour où l'attendait Lucius. Ils s'entraînaient ensemble depuis quelques semaines, depuis qu'il avait réalisé que Longsault ne plaisantait pas quand il lui avait déclaré que sa réussite dépendait de celle de Souffre. Elle avait un tel retard à rattraper !

À nouveau, son regard se posa sur lui. Il avait relevé les yeux et il la dévisageait, les mâchoires crispées mais l'air déterminé.

« De pas grand-chose, en réalité...

— Tu as pris un mauvais coup lors de l'entraînement. Tu as perdu l'équilibre, basculé en arrière et tu t'es cogné la tête contre la bordure de l'arène. Tu as perdu connaissance. Bon sang, je n'arrivais pas à te réveiller, j'ai cru que tu t'étais tuée !

— Que tu m'avais tuée, tu veux dire !

— Moi ? Je n'ai rien fait du tout ! Tu as oublié la règle d'or : toujours faire front, encaisser et contre-attaquer. Ce n'est pourtant pas faute de le l'avoir martelée. Si tu n'avais pas cherché à fuir, tu ne m'aurais pas offert une ouverture. Tu es la seule responsable de ce qui t’est arrivé ! »

Ulcérée, Souffre bondit de son lit pour lui infliger la raclée qu'il méritait. Elle n'avait pas œuvré en vain tous ces derniers mois, elle avait appris à se battre et elle allait lui en montrer une, d'ouverture ! Du moins, était-ce son intention initiale, car elle n'alla pas bien loin. À peine avait-elle posé le pied au sol que l'élancement dans son genou se fit fulgurant. La douleur fut telle qu'elle crut s'évanouir. Une sueur froide mouilla son front et elle s'immobilisa, paralysée par la souffrance.

« Non, n'essaie pas de te lever ! Ton articulation a été bien amochée, cela ne ferait qu'aggraver les choses. »

Longsault l'attrapa par les épaules et la força à se rallonger. Elle s'agrippa aux draps, attendant que la douleur s'estompe. Au lieu de quoi, elle se fit lancinante, au point que des étoiles noires envahissent son champ de vision.

« Va chercher l'apothicaire, dépêche-toi ! »

Le cadet tourna les talons et disparut dans le couloir, tandis que l'inquisiteur s'emparait d'un linge dans une bassine et lui en tapotait le front. La fraîcheur de l'eau apaisa sa peau devenue brûlante mais hélas pas le supplice dans sa rotule. Quelques secondes plus tard, le médecin apparut sur le seuil, suivi de Lucius. C'était un vieil homme au teint jaune qui portait des lunettes en demi-lune. Il écarta Longsault d'un geste sec et, sans égard pour la pudeur de Souffre, souleva les draps.

La jeune femme émit un gémissement en guise de protestation mais il n'en tint aucun cas. Il déroula les bandages autour de son genou et se pencha pour l'examiner. Souffre ne put se retenir de lever la tête pour en avoir un aperçu. Il n'était pas beau à voir : bleu et gonflé, il ne fallait pas être thaumaturge pour se rendre compte que c'était grave. Elle sentit son estomac se nouer. Il restait deux mois avant les examens finaux, comment allait-elle faire dans l'arène ? Des larmes d'impuissance emplirent ses yeux et elle jeta un regard noir à Lucius.

« Je suis navré, Souffre, je te jure que...

— Sors d'ici ! Je ne veux plus te voir, tu entends ? Disparais ! »

L'apothicaire sursauta et la dévisagea, interloqué. Sans un mot, Longsault congédia Lucius et ce dernier quitta à nouveau la chambre, les poings serrés. Souffre ferma les yeux pour contenir ses pleurs. Elle ne tarda pas à les rouvrir en poussant un hurlement quand le vieillard se mit à lui palper le genou. Il cessa aussitôt, les lèvres plissées en une moue inquiète. Il secoua la tête à l'attention de l'inquisiteur.

« Il faut qu'on lui donne quelque chose. Elle va souffrir le martyre sans cela, vous êtes bien placé pour le savoir !

— Et je suis aussi très bien placé pour savoir comment ça se termine, quand on n'est plus capable de s'en passer ! Il n'est pas question de lui donner de l'alcibium, débrouillez-vous d'une autre manière ou laissez-la hurler dans son lit, peu m'importe. »

Il s'en fut sur ces mots. Souffre fixa un long moment le seuil vide de la porte, tentant d'assimiler ce qu'elle venait d'entendre. Lorsqu'elle l'avait vu au rassemblement, elle avait tout de suite compris que Longsault souffrait d'une violente addiction à l'alcibium. Ce qu'elle ne savait pas, en revanche, c'est que cette drogue était parfois administrée par les apothicaires en cas de blessure, pour calmer les douleurs. N'était-ce pas son cas ? Elle avait si mal qu'elle était tentée d'aller à l'encontre des ordres de l'inquisiteur et de réclamer une de ces petites perles violines aux reflets de couleur rouille qu'elle savait être de l'alcibium.

Si elle n'en prenait que durant quelques jours, le temps que le plus gros de ses souffrances disparaisse, il ne pourrait y avoir d'accoutumance, n'est-ce pas ? Le vieillard s'était détourné pour explorer un coffre de médecine à la recherche d'un produit moins addictif. Elle ouvrait la bouche pour l'en dissuader quand elle songea à Ghanim. Elle n'avait guère pensé à lui, tous ces derniers mois, il lui manquait pourtant beaucoup. Elle ne le lui aurait jamais avoué mais il était l'unique personne, parmi les peuples de la Vallée du Vent, dont elle se languissait. En outre, ils s'étaient quittés sur une dispute et cela la rongeait.

Toujours était-il que Ghanim lui avait maintes fois recommandé de rester à l'écart de cette drogue. Elle faisait partie des plus addictives du marché. Selon lui, le fugace bien-être qu'elle apportait ne valait pas le manque qu'elle occasionnait. Résignée, Souffre referma la bouche et se contenta, quelques instants plus tard, d'avaler sans un mot le remède qu'on lui proposait.

Comme il fallait s'y attendre, cela l'apaisa à peine. Lorsqu'elle s'éveilla cette nuit-là, elle était en nage, les cheveux collés sur le front et la nuque, les draps entortillés autour de son genou blessé. Elle poussa un gémissement étouffé. La douleur était telle qu'elle perdit d'un coup toutes ses belles résolutions. Tant pis pour Ghanim et ses précieux conseils ! Elle appela pendant ce qui lui sembla être une éternité, avec le sentiment croissant d'avoir été abandonnée. Elle était à moitié hystérique, secouée de durs sanglots, quand l'apothicaire pointa enfin le bout de son nez.

« Je vous en prie, faites quelque chose, vous ne pouvez pas me laisser comme ça ! »

Le vieil homme déposa sa lampe sur la table de nuit et l'aida à se libérer des draps. Une fois de plus, il lui ôta ses bandages et ce fut une véritable délivrance. Son genou avait encore enflé, il pulsait comme des battements de cœur. Elle avait l'impression qu'on lui plantait d'énormes aiguilles dans l'articulation. Le médecin sortit de la chambre, non sans lui recommander de ne pas bouger, et il revint avec une poche de glace qu'il appliqua dessus. Le soulagement fut réel mais de courte durée.

« Oubliez Longsault et donnez-moi de l'alcibium ! S'il-vous-plaît, aidez-moi. C'est vous le médecin, vous qui savez ce qui est le mieux pour vos patients, non ?

— Je le croyais, à l'époque, mais regardez dans quel état il est, à présent. Il a eu la grâce de ne jamais me le reprocher mais je dois vivre avec ça : je suis responsable de son addiction. Il ne veut pas que ça vous arrive aussi, c'est louable de sa part.

— Je me contrefous de ses bonnes intentions ! Si l'alcibium peut me soulager, ne serait-ce qu'une heure ou deux, je suis prête à prendre le risque ! C'est une décision qui n'appartient qu'à moi. Et puis, ce n'est pas une malheureuse perle qui va me rendre accro ! Il n'a pas besoin de le savoir. »

L'apothicaire hésita mais enfin, après d'interminables négociations, Souffre obtint ce qu'elle voulait.

* * *

Le vent se leva, brûlant. Des volutes tourbillonnantes dansaient sur le disque déformé du soleil. Les traits dissimulés derrière son chèche sombre, le chef de la caravane leur enjoignit de se voiler aussi et de coucher les dromadaires pour faire de leurs corps un rempart. Bientôt, la tempête redoubla de violence, emplissant l'air d'une poussière fine qui pénétrait les yeux, la bouche et même les oreilles. Les bêtes poussaient des mugissements désespérés et elle n'était pas loin de les imiter, terrifiée à l'idée de mourir ensevelie sous des tonnes de sable.

Quand le vent retomba enfin, un silence sinistre s'abattit sur la Vallée du Vent. Autour d'elle, rien ne bougeait. Il lui fallut du temps pour s'extraire de la masse qui l'avait recouverte. Elle avait perdu son voile. Les cheveux ébouriffés, l'air hagard et la gorge en feu, elle passa de monticule en monticule pour dégager ses compagnons et leurs montures. Elle eut beau les secouer longtemps, aucun ne donna signe de vie. Les marchandises qu'ils transportaient s'étaient éparpillées, sans doute sur des kilomètres, et le peu qui l'entourait encore était ravagé. Elle finit par dénicher une outre mais, à l'odeur qui s'en échappait, ce n'était pas de l'eau.

Elle en versa quelques gouttes au creux de sa paume. Le liquide avait un aspect laiteux qui la fit grimacer, cependant la soif fut la plus forte. Elle porta le goulot à ses lèvres gercées, prit une gorgée dans sa bouche. Le goût était sucré et un peu acidulé. Elle n'avait aucune idée de ce dont il s'agissait mais ce n'était pas mauvais. Elle but tout son saoul avant de réaliser qu'elle aurait mieux fait de se rationner. Elle se laissa retomber sur le sable, désemparée. Qu'allait-elle faire, à présent, seule dans le désert, à des jours de la première oasis ?

Elle ne pouvait pas rester là, à espérer un secours illusoire. Elle ne pouvait compter que sur elle-même. Elle répugnait à piller les corps qui l'entouraient mais sa survie était en jeu, ce n'était pas le moment de faire la fine bouche. Elle se redressa, fixa la gourde à sa ceinture et se pencha sur un homme dont le chèche était déjà à moitié arraché. Elle le lui ôta et l'enroula autour de sa tête puis elle fouilla ses poches avec répulsion. Elle dénicha un sachet de dattes confites qu'elle s'appropria. Elle leva les yeux vers le ciel.

Le soleil déclinait à l'horizon. Elle savait qu'elle n'irait pas très loin avant de s'écrouler. Elle était épuisée et affamée. Le sucre lui donnerait encore plus soif mais elle n'allait tout de même pas manger du sable ! De toute façon, quoi qu'il arrive, elle ne voulait pas rester là à attendre la mort au milieu des cadavres. Elle préférait périr en agissant. Avec un peu de chance, elle croiserait une autre caravane. Elle se mit en route à pas lents, trébuchant sur le sable meuble.

Elle marchait depuis des heures, elle n'aurait su dire combien. Le soleil s'était couché puis levé, puis couché à nouveau. Elle avait mangé toutes les dattes et dormi quelques heures au plus sombre de la nuit, mais elle s'était réveillée dans un état pire encore que quand elle s'était couchée. Elle avait vidé sa gourde, elle n'avait pas pu s'en empêcher, puis elle avait repris sa route. Il ne lui restait plus rien. La déshydratation lui donnait des maux de tête. Au-delà des dunes argentées sous la lune, des myriades d'étoiles brillaient au-dessus d'elle. Elle ne s'était jamais sentie aussi seule et isolée.

Le ciel s'éclaircissait à peine lorsqu'elle tomba une première fois. Elle essaya de se rétablir, geignit et resta étendue un instant sur le sol. Ses muscles étaient agités de spasmes et le moindre geste lui coûtait à présent, même le simple fait de respirer. Elle avait l'impression d'avoir la tête dans un étau. Elle réussit à se mettre à quatre pattes et poussa pour se redresser mais son pied s'enfonça dans le sable et elle trébucha de nouveau. Elle tomba à plat ventre et eut juste le temps d'amortir sa chute avec les mains. Cette fois, elle ne se relèverait pas. Elle ferma les yeux.

La brûlure sur son bras la ramena à elle-même. Étaient-ce les rayons du soleil ? Était-il déjà si haut dans le ciel ? Elle rouvrit les paupières sur l'obscurité, elle n'avait pas perdu conscience très longtemps. La douleur était cuisante et semblait provenir de son tatouage. Avait-elle été piquée par un rôdeur ? Cela aurait au moins le mérite de lui offrir une mort rapide. Elle cligna plusieurs fois : le tracé de sa marque lui apparut en surbrillance rouge sur sa peau cuivrée.

L'inflammation s'intensifia et elle gémit. C'était comme si son épiderme se consumait tout entier. Elle sentait... quelque chose, elle n'aurait su dire quoi, s'éveiller en elle. Une présence d'une incroyable puissance. Elle eut très peur, soudain. La douleur atteignit son paroxysme, elle n'arrivait plus à respirer. Elle lutta encore quelques secondes et s'éteignit en silence.

Puis elle revint à la vie dans un éclat de lumière et un doux battement d'ailes.

* * *

Souffre s'éveilla avec la sensation de manquer d'air et prit une grande inspiration. Les yeux écarquillés, elle resta collée à son oreiller le temps que sa respiration et les coups désordonnés de son cœur se calment. Ce n'était qu'un mauvais rêve mais tout avait semblé si vrai... Était-ce elle, cette jeune femme ? Peut-être. Elle avait vécu les évènements de l'intérieur, en tout cas. Elle tenta de se rappeler la fin du cauchemar, de la comprendre. Elle avait cru mourir. Ça avait été un réel soulagement dans ces circonstances, mais il y avait... autre chose.

Une forme d'exaltation, une impression d'infinie liberté, comme si elle s'envolait. Et avant cela, il y avait eu cette présence. La jeune femme secoua la tête. L'alcibium était réputé causer des hallucinations. Certaines personnes en consommaient aussi parce qu'il était censé mener à une certaine forme de prescience. Eh bien, elle espérait qu'il ne s'agissait pas d'un rêve prémonitoire, elle n'avait aucune envie de mourir de faim et de soif dans le désert suite à une tempête de sable !

Elle se redressa pour attraper le verre d'eau laissé à sa disposition sur la table de nuit. La douleur s'était estompée dans son genou blessé. Elle était toujours présente, mais plus sourde, moins violente. Du moins, tant qu'elle ne bougeait pas. Elle jeta un coup d'œil par la fenêtre et sourit à la vue d'un geai aux ailes bleutées posé sur le rebord. Sans qu'elle sache vraiment pourquoi, elle se prit à songer à la petite Anella et aux histoires merveilleuses auxquelles elle croyait si fort.

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