Une mort annoncée

Vipère à cornes

Serpent nocturne qui vit dans le désert de la Vallée du Vent. Ses écailles profilées lui permettent de s'enfouir dans le sable pour surprendre ses proies, seules ses cornes dépassant alors à la surface. Son venin peut être mortel pour l'Homme mais on raconte que ceux qui y survivent ont ensuite le pouvoir de parler la langue des serpents.

 

 

La foule hurlait son plaisir à pleins poumons. Elle n'avait pas toujours été si enthousiaste. Il y avait eu un moment où Souffre et Lucius s'étaient même fait siffler mais, au final, ils l'emportaient. La goule se désagrégeait parmi les flammes, tandis que les cadets reprenaient leur souffle en affichant un air béat. Louis se surprit à sourire lui aussi. Ses protégés accédaient au rang d'Inquisiteur et il s'en trouvait fort satisfait. Il allait enfin pouvoir lancer Souffre sur les traces de sa grand-mère.

Il avait assisté au combat depuis la loge du cardinal de Montería. Installé sous un dais à ses côtés, le vieillard s'éventait d'une main alanguie, tout en l'observant avec curiosité. Louis haussa un sourcil interrogateur.

« Tu es très attaché à cette enfant, n'est-ce pas ? »

La question le prit au dépourvu. D'une part parce qu'il s'était toujours appliqué à masquer ses sentiments pour Souffre, quels qu'ils aient pu être au fil des mois, et d'autre part parce que le cardinal ne les avait pas souvent vus ensemble. Sur quelles rumeurs fondait-il cette assertion ? Dans son entourage immédiat, qui l'espionnait pour le compte du maître de Sainte-Croix ? Il préféra jouer l'innocence et sourit d'un air fier. 

« Lucius ? C'est vrai. Depuis le jour où j'ai intercédé en sa faveur pour qu'il intègre l'académie, il ne m'a jamais déçu.

— Allons, ne fais pas l'imbécile ! Tu sais très bien que je ne fais pas référence à lui. »

Raté ! Il n'en était pas autrement surpris. Joseph de Montería était plus malin que cela. Mais il ne pouvait pas se permettre de lui parler de Souffre, de son identité, de ce qui s'était déroulé au rassemblement, du marché qu'ils avaient passé tous les deux. Alors il décida de dire une partie de la vérité, c'était souvent le socle des meilleurs mensonges.

« C'est une jeune femme étonnante. Lorsqu'elle est arrivée au Mont Vertu, elle fuyait une tribu qui n'avait que mépris pour elle. Sans doute n'y était-elle pas pour rien, mais elle avait eu le cran de renoncer au seul foyer qu'elle ait jamais connu pour essayer de se construire une vie meilleure. J'ai été touché par son courage et sa détermination et, même si la plupart des gens n'auraient pas misé un sou sur elle, j'ai eu envie de lui laisser une chance.

— Ses grands yeux veloutés et ses longs cheveux bruns n'y sont pour rien, n'est-ce pas ?

— Votre Excellence, j'espère que vous ne sous-entendez pas que... Je... Elle a dix-sept ans, j'en ai soixante-et-un ! »

Le vieil homme éclata d'un rire qui s'acheva en une interminable quinte de toux. Il porta un mouchoir à ses lèvres et, lorsqu'il l'abaissa, l'étoffe était maculée de sang. Louis écarquilla les yeux et sentit son estomac se nouer. Il ouvrit la bouche pour envoyer quérir un médecin mais le cardinal le coupa dans son élan d'une main pressée sur son bras.

« Laisse, ils font déjà tout ce qu'ils peuvent. Ils m'ont donné quelques mois, mais j'ai eu une vie longue et bien remplie, tu sais. Néanmoins, j'ai quelques affaires à régler et tu ne me facilites pas la tâche. Louis, je suis un vieillard, à présent. Pourtant, par la grâce de Ob, je ne suis pas encore aveugle. Elle lui ressemble comme deux gouttes d'eau ! Pensais-tu que j'avais oublié cette fille ? Sache que je considérais ton père comme un frère et elle me l'a volé. »

Ce n'était pas l'exacte vérité mais Louis préféra ne pas relever. Il était terrassé par ce qu'il venait d'apprendre. Quelques mois à peine ? Toute sa vie, une part de lui avait aimé et respecté Joseph de Montería tandis que l'autre le haïssait du plus profond de son cœur. Le savoir condamné à si brève échéance lui filait un coup et puis, que se passerait-il à sa disparition ? Qui prendrait la direction de Sainte-Croix ? Il avait envie de poser la question mais c'eut été manquer de tact, d'autant plus que les préoccupations du cardinal étaient ailleurs, aussi s'abstint-il.

« Elle lui ressemble beaucoup, c'est vrai, même si elles sont d'un tempérament bien différent. Au sein des tribus, Dasin avait vécu une enfance très protégée. Là où elle subissait les coups du sort, Souffre les provoque avec opiniâtreté. C'est une qualité qui nous sera fort utile, en particulier dans la guerre qu'il semble que nous allons devoir mener contre l'Intermède. »

Les attaques de villages se répandaient comme une traînée de poudre, seul le royaume de Voile-Morte était encore épargné. Les jeunes inquisiteurs recevraient leurs nouvelles affectations dans la semaine et il y avait fort à parier que la majorité d'entre eux seraient envoyés à la protection des frontières. Cela ne faisait pourtant pas partie des projets que Louis nourrissait pour Souffre.

« Ob veuille qu'elle n'ait pas hérité des pouvoirs de sa grand-mère... »

Louis s'apprêtait à protester mais le vieil homme leva une main ferme pour l'arrêter.

« Son évasion en est la plus belle preuve, tu le sais aussi bien que moi ! Comment est-elle sortie de cette fichue cellule ? Tu ne l'as pas aidée à s'échapper, Louis, je l'ai compris depuis longtemps. Ton père non plus, malgré ce qu'il a essayé de me faire croire. À cause d'elle et de sa magie, il a été exécuté pour rien ! »

Il avait craché le mot magie comme si c'était la pire chose de l'univers et, pour la religion de Ob, c'était bel et bien le cas. Un vrai blasphème. Louis ne put retenir un soupir las. À l'époque, ils avaient soumis tout le monde à la question, y compris Adelin. Si quelqu'un avait aidé Dasin à s'enfuir, cette personne aurait avoué sa faute, mais ils n'avaient rien trouvé. Rien, ni aucune explication satisfaisante. Pourtant, il se refusait toujours à croire à un quelconque sortilège.

« Ce rapprochement est dangereux, il faut l'éloigner avant que cela ne finisse mal, sur un bûcher par exemple. Tu as voulu la protéger, je peux le comprendre. À présent, j'exige que tu mettes un terme à vos relations, quelles qu'elles soient. »

Louis garda le silence un long moment, tandis que son cerveau tournait à plein régime. Plusieurs solutions s'offraient à lui. Le mensonge, pour commencer. Prétendre n'avoir plus aucun lien avec la jeune femme, tout en continuant à lui confier des missions en secret. C'était risqué. En outre, il n'était plus à quelques mois près. Puisque Joseph de Montería était condamné, il pouvait patienter un peu avant d'envoyer Souffre sur les traces de Dasin. Jusqu'à sa disparition. Mais il savait le vieil homme assez retors pour alerter son successeur à son sujet... Alors quoi ?

Lucius et Souffre avaient évacué l'arène. Un nouveau binôme avait pris leur place mais il n'arrivait plus à s'y intéresser. Il s'en voulait pour cela, tous les cadets méritaient son attention, mais c'était plus fort que lui. Plongé dans ses pensées, il fixait la lice sans la voir, indifférent à l'incongrue tempête de sable qui fondait sur les deux jeunes gens. Il fallut que s'élève un hurlement aigu pour le ramener à l'instant présent. Le public avait bondi sur ses pieds et il dut l'imiter pour comprendre ce qui se passait.

Les tourbillons de sable étaient retombés, révélant une créature cauchemardesque agrippée au cou de l'un des garçons, sous le regard exorbité du second. C'était un palis et il était en train de le vider de son sang. Comment ces deux imbéciles avaient-ils pu se laisser avoir ainsi alors que la créature avait si bien annoncé son arrivée ? Louis bouscula les spectateurs installés devant lui et dévala les gradins aussi vite que possible jusqu'à l'entrée de l'arène. Là, il s'arrêta net pour guetter les maîtres-arbitres, dont les bras encore levés interdisaient toute intervention.

N'attendez pas davantage, espèces d'idiots, il va se faire tuer ! Vous voyez bien qu'ils sont incapables de prendre le dessus...

Les exclamations effrayées de l'assemblée se turent soudain. Le corps de la jeune victime s'affaissait aux pieds de la créature. L'arbitre en chef baissa le bras avec une lenteur infinie. Il secoua la tête comme s'il n'arrivait pas à croire à ce qui venait de se passer. Ses collègues et lui en étaient pourtant en grande partie responsables. Blême de rage, Louis se précipita dans l'arène pour essayer d'interposer son sabre d'argent entre le vampire et le cadet survivant.

Le palis ne perdit pas de temps à s'interroger sur l'identité de ce nouvel adversaire. Il bondit dans sa direction et l'inquisiteur ne réussit à l'esquiver que de justesse. Il était bien plus rapide que lui, il devait rester sur ses gardes. L'espace d'une seconde, Louis craignit qu'il ne se rabatte sur le gamin mais le vampire fit demi-tour et courut à nouveau vers lui. Cette fois, une main griffue entailla son bras, lui faisant perdre l'équilibre avec un hurlement de douleur. Il tomba à genoux mais se releva vite avec un regard furtif vers le cadet, qui reculait jusqu'aux maîtres-arbitres.

Tranquillisé à son sujet, il prit une profonde inspiration, baissa les paupières et adopta la posture d'amorce de l'art guerrier. Il n'avait pas besoin de ses yeux, il connaissait tant d'attaques et de parades. Il lui suffisait d'être concentré et de faire confiance à ses autres sens. Sans réfléchir, le palis se rua sur lui avec un cri rauque. Louis se mit en mouvement sur les sables, plongeant, esquivant, pivotant, balafrant la créature à grands coups de sabre. Un véritable tourbillon de rage et de haine, indifférent à son propre sang qui coulait de multiples entailles. Le vampire se défendait bien et tournoyait dans toutes les directions. La lame d'argent faisait grésiller ses plaies, comme si on y avait déversé de l'acide. Tous deux se battaient pour leur vie et ils en étaient bien conscients.

Les épaules de l'inquisiteur commençaient à fatiguer et il se demanda combien de temps il pourrait tenir ainsi. Ses tentatives se faisaient plus lentes, plus faciles à esquiver pour son adversaire. Il lui fallait en finir au plus vite s'il ne voulait pas y rester comme ce pauvre gosse. Il leva son arme haut au-dessus de sa tête et l'abattit avec tant de force qu'un sifflement transperça l'air. La lame du sabre alla se planter dans le crâne de la bête, qui s'ouvrit comme un fruit trop mûr avec un bruit dégouttant. Il y eut un grésillement suivi d'une odeur métallique, puis la créature retourna aux ténèbres en grains de poussière dispersés par le vent.

Louis se pencha en avant comme s'il surveillait une vipère à cornes, les mains posées sur les genoux, le temps de reprendre son souffle. Tout ça n'était plus de son âge. De petits papillons noirs dansaient devant ses yeux et la sueur dégoulinait le long de ses joues. Après l'avoir acclamé, la foule s'était calmée et patientait en silence de crainte qu'il ne s'écroule de fatigue. Il se redressa non sans difficulté et leva une main en souriant, pour signaler qu'il allait bien. Les ovations reprirent de plus belle mais il se détourna.

À la vue du cadavre qui gisait non loin de là, son visage s'était fermé. À pas lents, il s'approcha du cadet, le retourna sur le dos et porta deux doigts à sa carotide pour s'assurer qu'il était mort. Il n'avait pas vraiment de doute, étant donné son état, mais il devait vérifier. Les traits du jeune homme semblaient avoir été aspirés de l'intérieur, il n'avait désormais plus que la peau sur les os comme une momie. Il sentit une boule se former dans sa gorge et retint un haut-le-cœur en serrant les mâchoires. Son envie d'alcibium se fit plus forte que jamais.

Deux porteurs s'approchèrent avec un brancard. Il les arrêta d'une parole et se tourna vers les maîtres-arbitres auxquels il fit signe de le rejoindre. Il n'était pas question de les laisser s'en tirer à si bon compte, ils allaient devoir assumer leur incompétence. Un cadet en fin de formation était mort par leur faute, un jeune homme en pleine santé qui avait tout l'avenir devant lui. Ce n'était pas acceptable. Tous trois vinrent en traînant les pieds et il dut se retenir de leur hurler dessus. Allaient-ils se dépêcher ou désiraient-ils qu'on laissât pourrir le gosse sur les sables ?

« Il s'appelait Josuah, il avait dix-sept ans et il était promis à un bel avenir au sein de l'inquisition de Ob. Vous avez failli à votre devoir de protection, c'est à vous qu'incombe la responsabilité de vous occuper de lui. Vous allez le sortir de là avec tout le respect qui lui est dû. Vous le préparerez pour la cérémonie de crémation, vous contacterez sa famille et prendrez soin d'elle, et une fois que son âme aura rejoint le Créateur, vous passerez en Cour Martiale et serez jugés pour votre négligence. »

Sa voix était froide et sèche mais il ne fit aucun effort pour en adoucir le ton. Les maîtres-arbitres hochèrent la tête, livides, et renvoyèrent les porteurs. Ils ramassèrent le corps, le déposèrent sur le brancard et quittèrent l'arène avec componction. Les yeux se baissaient sur leur passage, dans un silence de mort. Louis jeta un regard en direction des gradins. Joseph de Montería s'était retiré. Quelque chose en lui, cette tension qui l'envahissait toujours en présence du cardinal, se relâcha alors.

Il s'inspecta. Ses mains étaient couvertes de sang, et pas seulement le sien ; son uniforme était déchiré, l'une de ses manches, arrachée, pendait jusqu'à son poignet, révélant de profondes entailles. Il fallait désinfecter tout ça mais cela devrait attendre, les épreuves n'étaient pas terminées et quelqu'un devait prendre la place des maîtres-arbitres. Il gagna en boitant la zone qui leur était réservée et se laissa tomber sur un siège, brisé de fatigue.

L'apothicaire se présenta tandis qu'on remuait les sables pour masquer le sang et autres sécrétions, avant de faire entrer les cadets suivants. Il l'examina d'un œil critique puis découpa ce qu'il restait de sa manche pour nettoyer ses blessures. Les mâchoires serrées, Louis ne prononça pas un mot. Il n'avait qu'une envie : l'envoyer paître, mais ce n'était pas une bonne idée.

« Au moins avez-vous sauvé une vie, mon Père... »

L'inquisiteur lui décocha un regard assassin et le vieil homme se tut. Il connaissait assez Louis pour savoir qu'il avait intérêt à ne pas le contrarier davantage. Il ne fit donc plus aucun commentaire et se concentra sur ses soins. Après avoir désinfecté les plaies, il les sutura en douceur puis enveloppa son bras d'un bandage propre.

« Comment va-t-elle ? »

Le mire garda le silence, tout en conservant une expression neutre. Louis prit patience jusqu'à ce qu'il en ait terminé avec sa blessure, puis il lui agrippa le poignet et plongea un regard exigeant dans le sien. Le vieillard soupira et ses épaules s'affaissèrent, mais c'est avec véhémence qu'il répondit.

« Son genou a lâché, comme il fallait s'y attendre ! Je l'avais prévenue qu'elle ne devait pas descendre dans l'arène mais elle n'a rien voulu entendre. Mieux valait risquer de finir estropiée, plutôt que de se hasarder à redoubler son année ou à vous décevoir. À présent, je suis incapable de faire le moindre pronostic. Je doute qu'elle se remette complètement, j'ai bien peur qu'elle ne boîte toute sa vie. À quel degré en revanche, je ne sais pas, l'avenir nous le dira... »

Le visage de Louis s'assombrit encore. Elle n'était pas la seule à avoir pris des risques, il l'avait fait lui aussi. Il avait intrigué, menti, gardé pour lui un certain nombre d'informations. Il avait mis sa position au Saint-Office en danger pour cette gamine, dans le secret espoir qu'elle l'aide à retrouver Dasin et à assouvir sa vengeance. À moins que... Était-il bien toujours question de vengeance ? Il secoua la tête, il n'en avait plus aucune idée. Tout ce qu'il savait, c'est que si elle ne se remettait pas, il aurait fait tout ça pour rien, et qu'il risquait d'en payer le prix.

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