Malgré l’incident, Strada s’était tenu à l’écart. Chris s’était attendue à voir la Brigade rappliquer, les ennuis pleuvoir, mais non, rien. C’était fini, elle pouvait passer à autre chose.
Un matin, elle trouva Camille fébrile en train de prendre des notes alors qu’elle se levait tout juste.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.
— Je me dépêche parce qu’il y aura une éruption dans l’après-midi, je pense. Et j’ai un truc à préparer avant ça.
Elle se crispa, contrariée. Ça lui faisait un peu bizarre qu’il les prédise avant elle. Cet après-midi ? Elle ferma les yeux pour se concentrer. Non… il avait tort. Elle ne s’était pas réveillée si tôt sans raison. Elle le sentait. C’était presque là… C’était imminent.
— Approche. J’ai un truc à te demander, dit-il.
Elle le rejoignit derrière son ordinateur. Il était encore en train de regarder les images des limbes. Elle posa une main sur le dossier de sa chaise et se pencha vers l’écran pour mieux voir.
— Tu étais là il y a trois mois, expliqua Camille. J’aimerais que tu y retournes et que tu me ramènes ça.
Il lui montra un vague boitier dans un coin puis quelques éléments d’un décor à peine perceptible.
— Ok…
— C’est assez complexe alors il ne faut pas que tu te trompes. C’est rectangulaire et gris-argenté. Des étiquettes en plastique rigide sont collées sur le côté avec des détails techniques et des codes. Derrière, c’est câblé. Au moins cinq fils, peut-être plus. C’est grand comme… comme une boite à sucre.
Les doigts de la jeune femme se crispèrent sur le dossier de la chaise. Elle se raidit et ferma les yeux.
— Stop, murmura-t-elle. C’est trop tard, j’ai plus le temps, c’est pour une prochaine fois.
— Hein ? C’est pas vrai ! Tu te moques de moi ?
— Pas du tout. Tu t’es foiré dans tes prévisions, dit-elle avec une pointe de satisfaction.
Il se leva pour la suivre en direction de sa chambre.
— Va te changer et écoute-moi, dit-il très sérieux. Tu le trouves, tu débranches les câbles, tu peux les arracher, mais l’un d’eux va te résister, tu auras besoin de ça.
Il lui tendit un tournevis et comme elle ne le regardait pas, il le glissa dans une poche de son sac.
— Tu te souviens que je dois surveiller les petits nouveaux ? rappela Chris.
— Tu as le temps, tu arriveras bien avant eux.
— Je comptais m’occuper de Layla.
Il l’ignora.
— Sois douce avec le boitier par contre, parce que tout ce qui se trouve à l’intérieur est extrêmement fragile.
— C’est si important que ça ? râla-t-elle. C’est pour qui ?
— Pour moi. Et oui, c’est important.
Elle sortait déjà, il était sur ses talons. Elle eut un instant d’hésitation en voyant qu’il comptait la suivre dehors.
— Mets-toi à l’abri, putain, Camille !
— Pitié, grommela-t-il. Je sais ce que je fais ! J’ai chargé sept points de repère dans la mémoire de tes lunettes, fais les défiler dès que tu peux.
Il en était à lui décrire méthodiquement la trajectoire idéale, courant à côté d’elle. Elle devait utiliser son grappin pour prendre de la hauteur. Elle n’hésita plus et tira. Elle écouta Camille crier ses instructions. Elle repéra les scintillements et fonça dans leur direction. Les secousses se précisèrent et les alarmes se réveillèrent. Elle était dans les temps. Tout se passait bien. Camille s’était laissé distancer, mais elle avait toutes les informations nécessaires pour sa quête. Ça s’annonçait bien. Il ne restait plus qu’à ce qu’elle arrive à un endroit propice.
Elle entra dans le couloir tout juste formé bien avant la Brigade. Tandis qu’elle avançait, elle vit du coin de l’œil les reflets bouger dans le cristal. La plupart réfléchissaient la ville et ses habitants se précipitant à l’abri. L’un d’eux lui renvoyait l’image de Camille qui courrait comme s’il la suivait encore. Elle l’imagina à ses côtés se dirigeant droit vers les limbes. Lorsqu’elle passa le portail, elle souriait.
La mission de Camille était simple et claire. Elle retrouva l’endroit sans souci. Ça avait un peu changé. Ça changeait toujours un petit peu, mais pas tant que ça. Là, c’était la disposition, la progression de la paroi de cristal et la taille de la zone. Vu où ça se situait, ça devait être tout près du mur, mais elle peinait à déterminer quel genre de lieu c’était. Un bureau, peut-être.
Elle récupéra le boitier en suivant les instructions, c’était le bon. Elle le cala au fond de son sac et estima qu’il était l’heure d’aller surveiller les nouveaux. Elle retourna vers l’entrée et n’eut aucun mal à les repérer. Peut-être que les rumeurs disaient vrai. Peut-être qu’elle commençait à se sentir comme chez elle dans ce labyrinthe, finalement…
Les explorateurs débutants crapahutaient dans les limbes et progressaient comme elle l’avait fait auparavant, avec la logique du terrain, en suivant les embranchements pour ne pas se paumer. Ils étaient plutôt lents. Ils couraient peu, loupaient pas mal d’indices et s’arrêtaient à chaque bifurcation pour prendre des photos au cas où ils s’égareraient. Elle les attendit à l’extérieur d’une porte à spectre, blasée. Il ne se passait rien. Il ne se passerait rien de toute façon. S’il avait dû arriver quelque chose, ce serait déjà là. Elle s’éloigna un peu pour trouver de quoi occuper son errance. Quelle perte de temps !
Au détour d’un couloir, Chris tomba sur un des colosses qu’elle fuyait d’habitude. Elle avait le choix, elle pouvait le laisser et observer comment les nouveaux s’en sortiraient. Ou bien elle pouvait l’abattre pour les protéger. Comme elle s’ennuyait, elle l’attira à l’écart et l’affronta. Hop, un prélèvement de plus ! Et sûrement le dernier. À part lui ramener un bout de démon, elle ne voyait pas ce qu’elle pouvait faire de plus pour le doc.
Camille avait couru comme un fou, et quand Chris avait disparu de son champ de vision, il s’était rendu compte qu’il était coincé. Les voisins avaient sans doute déjà tout barricadé et étaient dans leur sous-sol. Il allait se retrouver seul chez lui et la dernière fois l’avait presque rendu malade… pire, le temps qu’il rentre, les alarmes seraient silencieuses et il risquait trop de mauvaises rencontres. Il observa les maisons alentour et s’approcha d’une femme qui rangeait avec des gestes méthodiques la marchandise d’une petite boutique.
— Dites, je peux rester avec vous ?
— Z’êtes qui ? fit-elle méfiante.
— Le partenaire de Chris, je suis Camille, je travaille pour la Brigade.
— Mon œil.
Elle claqua sèchement la porte de chez elle et Camille chercha une autre option en se faisant la réflexion qu’elle avait un air de famille avec la vieille du quartier des criminels qui l’avait déjà snobé. Il se dirigea au hasard et ne vit rien qui puisse l’aider. Pour la première fois, il admit qu’il aurait été plus avisé d’enfiler l’armure de la Brigade.
Il observa les environs et estima qu’il serait plus en sécurité près de quelqu’un qui le connaissait. Il ne chercha pas longtemps et choisit le bar. Layla rentrait des tables qu’elle laissait pour ceux qui voulaient prendre le soleil.
— Layla, pitié, accepte que je reste avec toi !
— C’est pas prudent, Camille, fronça-t-elle. Tu sais ce que je t’ai dit. Chris a encore rien prouvé.
— Ah, oui… euh… Bah… tant pis ?
Elle soupira.
— Évidemment tant pis. Allez, viens. Je ne suis pas seule de toute façon, alors ça ira.
Il l’aida à rentrer le mobilier et se mit à l’abri. Il se rendit alors seulement compte qu’il restait des clients. Ils étaient tranquillement assis à table, la plupart d’entre eux possédaient une arme de fortune à portée de main.
— Je ne sers pas d’alcool pendant les alertes, prévint-elle.
— D’accord, je n’en veux pas de toute façon.
Il jeta un coup d’œil vers la salle tandis qu’elle se dirigeait vers le bar. Dehors, les alarmes se taisaient. Il était temps de se planquer. Dans ce bar sombre, l’ambiance était juste assez confinée pour se sentir un peu en sécurité, et juste assez silencieuse pour ne pas attirer l’attention. Alors qu’il se cherchait une occupation, il repéra Joachim Bellem. Il se dirigea vers lui.
— Tiens, si je m’attendais, sourit le directeur de l’Usine en le voyant approcher. Je croyais que la Terreur vous bloquait à l’hôpital.
— Non. Je ne suis pas si malade que ça, je gère, assura-t-il un rien crispé. Vous passez vos alertes au bar ?
— On peut dire ça, oui. J’habite ici, en réalité. J’y ai une chambre. C’est aussi une auberge.
Il lança un sourire à Layla qui y répondit avec tendresse. Ah d’accord. Ça, il ne l’avait pas vu venir.
— Une auberge ? Ça sert à quelque chose alors qu’il y a des maisons vides et gratuites ?
— C’est un mode de vie. Nous sommes plusieurs à préférer vivre ensemble, juste une chambre chacun, on paye, mais en échange on ne s’occupe de rien. Et Layla gère tout ça d’une main de maitre.
Il hocha la tête. Il comprenait tout à fait qu’on puisse s’allier pour éviter la solitude. Dans ce monde-là, c’était même une question de survie.
Layla s’approcha et posa sa main sur l’épaule de Bellem. Elle le massa doucement en se penchant à son oreille.
— Un ton moins fort, les garçons, murmura-t-elle.
— Pardon, répondirent les deux hommes tout sucre et miel.
Ils échangèrent un regard et Layla s’éloigna pour vaquer à ses occupations. Joachim reprit sa lecture d’un catalogue de pièce lourdement annoté. Camille l’observa, curieux, et finit par comprendre qu’il faisait une étude comparative sur des outils dont il ne connaissait pas la nature.
— Je prépare de futures commandes pour tenter de rénover l’usine. Rien ne sera accepté, mais c’est pas grave, ça m’amuse et j’aime imaginer ce que je pourrais faire si je pouvais avoir tout ça.
Camille hocha la tête. C’était un peu déprimant comme activité… Mais chacun s’occupait à sa façon. Lui faisait son drôle de comparatif, Layla tenait ses registres de commerçante, à une table non loin une jeune femme brodait des motifs sur du tissu et autour d’elle, deux adolescentes faisaient des coloriages au feutre. Il s’aperçut que l’une d’elles n’avait qu’un bras et il sentit l’angoisse monter d’un cran. Il allait falloir qu’il s’occupe lui aussi parce que même s’il ne se rendait pas tout à fait compte que les limbes étaient proches, elles l’étaient et le danger et la Terreur le frôlaient. Il envisagea de rejoindre Layla pour l’aider, mais elle refermait son cahier.
— Pas d’avancée par rapport à ce dont nous avons parlé ? demanda-t-il à voix basse en venant vers elle.
— C’est toujours pareil. Chris a-t-elle trouvé quelque chose ?
— Pas vraiment. Il y avait bien une chambre qui ressemblait à celles d’ici, mais il y avait un spectre à l’intérieur. C’est peut-être lié, je ne sais pas. Même pour moi ce n’est pas probant. Elle continue de chercher. En attendant, j’espère que tu as quelqu’un qui est au courant et qui peut garder un œil sur toi.
— Joachim, répondit-elle. Il s’assure qu’il ne m’arrive rien, il m’a promis que si jamais je devenais dangereuse, il m’abattrait sans hésiter avant que je ne tue qui que ce soit. C’est rassurant.
— J’imagine, grimaça Camille. Tu as pu lui donner les minerais, au fait ?
— Il ne t’a toujours pas remercié ? Il les a reçus le soir même et les a emportés à son boulot pour commencer les réparations. Sale histoire, ça l’a miné longtemps et il se remet à peine.
— C’est bien. L’usine a l’air importante pour la ville.
— C’est le job d’énormément de monde, et un job c’est souvent ce qui te tient en vie.
Après un silence, elle continua en fronçant les sourcils.
— Ça va ? Tu pâlis à vue d’œil.
— C’est la Terreur. C’est rien. Il faudrait que je trouve un truc pour m’occuper. Je me suis trop attardé dehors, j’ai pas pu rentrer chez moi. Sans mon ordinateur, je suis un peu démuni.
— Si c’est que ça, je peux te prêter le mien.
— Il fonctionne ?
— Mais oui ! Enfin, je crois… Je le gardais pour toute la paperasse du bar, mais je m’en sers de moins en moins, je suis plus à l’aise avec un cahier et un crayon, ça ne plante pas, ça au moins. Je vais te taper le mot de passe et tu n’as qu’à trainer un moment dessus, il y a des jeux, ça devrait t’occuper. Et si ça suffit pas, tu me préviens, d’accord ?
— Euh… oui.
Des jeux ? Pourquoi pas ? Il n’avait pas joué à quoi que ce soit depuis les tournois dans le sous-sol de l’hôpital, peut-être que ça lui ferait du bien. Mais bon, ça ne l’attirait pas plus que ça.
En entrant dans sa chambre, il la laissa passer et sentit son angoisse monter d’un cran. La pièce que Chris avait vue ressemblait quand même beaucoup à celle-là. La théorie, c’était que si le spectre était dans les limbes, alors il ne possédait personne. Sauf que ce n’était que de la théorie… On n’avait jamais prouvé le contraire et il n’avait aucune envie d’être celui qui le ferait.
— Voilà, fit Layla. Tu as une mine effroyable. Mets-toi vite à l’aise. Je ne vais pas te faire l’affront de te montrer comment on s’en sert, hein !
— Non, t’inquiètes. Euh… il n’y a rien de confidentiel, rien qu’il vaille mieux que je ne touche pas ?
— Ne t’en fais pas, je ne l’utilise plus. Si Joachim ne jouait pas au Spider solitaire dessus toute les nuits où il n’arrive pas à dormir, je l’aurais rendu au dépôt.
— D’accord. Merci.
Il la regarda partir puis jeta un coup d’œil à la bête. C’était un modèle encore plus archaïque que celui que Strada lui avait confié et il était d’une lenteur au moins aussi agaçante. Il patienta en respirant profondément. Pas sûr que ça l’aide à se sentir mieux.
Je dois avouer que j'aimerai bien qu'un personnage dise à Chris d'arrêter d'être 100% en colère, et que ça marche, pour la voir souffler un peu, la pauvre ! Je ne comprends pas trop pourquoi Camille n'explique pas plus la boîte, ça me semble intriguant uniquement pour moi, mais sans raison pour Chris ?
Aller, à bientôt et merci !
Et pourquoi il ne donne pas plus d’infos sur la boite, parce que le temps presse et qu’il veut être sûr que Chris ne s’oppose pas à son projet.
Merci et à bientôt ! <3