DE TÉTÉES EN BOUILLIES, de bouillies en tapioca, de tapioca en lettres à nouilles, j'avais commencé à devenir bien beau, à ce qu’on disait. Des yeux tout bleus. Des cheveux blonds d’ange. Des petites joues rondes comme des pommes.
Oubliée ma tête difforme d’aubergine ! J’avais dorénavant une bonne bouille de parigot qu’on aurait cru élevé à la campagne, fortifiée avec du bon lait de vache, et des œufs sortis tout frais du trou des cocottes. Je riais tout le temps. Tout me faisait rire. Les petites bestioles entre les pavés. Marcher dans la rue. Regarder en l’air. Regarder les gens, les chiens, les voitures. Manger une banane, une patate ou un beignet. Les pochettes-surprises. Ma mère qui me lavait dans la bassine posée sur la vieille commode. Le gant qui chatouillait. Les rires de ma mère.
La gaieté avait fait son nid au fond de moi. Le vieux Paris était comique.
En allant faire les courses, souvent il arrivait qu'une parfaite inconnue nous arrête dans la rue, ma mère et moi. Elle nous disait alors en me mangeant des yeux :
- Mon Dieu, qu’est-ce qu’il est beau ! Qu’est-ce qu’il a l’air gentil en plus !
Et ma mère lui répondait :
- Ah bon, vous croyez ?
- À croquer, je vous dis.
- Ah bon ?
- Ah, mais oui !
On flattait ma mère. Comme elle était pauvre à cette époque, cela lui faisait briller le cœur. À la place de dire « Merci, c’est gentil », elle faisait semblant d’être bête pour retenir ses jambes de danser. Moi, quand je recevais un compliment, je ne cachais jamais rien, je dansais avec mes joues et avec mes yeux. Je rigolais. Surtout quand l’inconnue passait sa main dans mes cheveux, et puis disait :
- De vrais blés d’or ! Et si soyeux !
- Oui, on se demande avec mon mari. Nous sommes si bruns.
- Ah, vous n'êtes pas blonde ?
- Euh non, pas vraiment.
- Ça arrive que ça saute une génération, vous savez.
- Ah bon ?
- Ah, mais oui !... Et y en a qu’un comme ça ?
Quand on lui posait ce genre de question, en général un petit nuage blanc se déposait sur le visage de ma mère. Souvent, elle ne répondait rien. Elle regardait par-dessus l'épaule de l'inconnue quelque chose qui n'existait pas. Ou bien elle regardait si ses chaussures étaient propres ou bien si elles étaient sales. Mais quand il lui arrivait de répondre, elle le faisait avec une petite voix enrouée :
- Y en avait une autre, mais elle est morte à la naissance.
Dans ces cas-là, il y avait deux sortes d’inconnues. Celle qui s’éloignait soudain avec un bras en l'air en disant :
- Ma pauvre, oh ma pauvre ! comme si elle était toute nue et qu’il allait bientôt pleuvoir.
Et puis, il y avait celle qui commençait à discuter d’enfant mort avec ma mère. Et de berceau vide. Et de poussette à revendre. Et de larmes dans les seins. Alors le trottoir n’avançait plus. Les magasins n’avançaient plus. Le cabas dans la main de ma mère ne bougeait plus. Cela pouvait durer très longtemps que je regarde l'eau couler dans le caniveau. Les enfants morts, les mères sont fortes pour leur inventer toute une vie.
Ton écriture me plaît toujours autant. Ce chapitre est plus triste que les précédents, tu nous fais passer par toute une gamme d'émotion.
"Les enfants morts, les mères sont fortes pour leur inventer toute une vie." La phrase de conclusion est géniale.
Très beau chapitre,
A très vite !
Franchement rien à redire. Tu nous balades à travers le regard de P'tit Lolo du bonheur d'être à la plus profonde tristesse. Tout cela avec humour et parfois une pointe de dérision. Tes mots justes trouvent le chemin du cœur. En fait tu nous parles d'amour et c'est très beau.
Juste ce petit détail :
- Cela pouvait durer très longtemps que je regarde l'eau couler dans le caniveau : cela pouvait durer aussi longtemps que l'eau que je regarde couler dans le caniveau ?
Amitiés
Là, pour le coup, je trouve ta proposition un peu tarabiscotée !^^