Les jupes de ma mère

EN QUELQUES MOIS, j’avais pris bien de la chair et bien du muscle. Pourtant, je n'étais encore qu'un simple d'esprit. J’avais vu et entendu une foule de choses, enregistré plus ou moins le nécessaire. Mais je ne parvenais toujours pas à mettre de l'ordre dans la masse d’informations que mon cerveau recevait à chaque minute. Souvent mon esprit s’emmêlait les pinceaux. Je croyais par exemple que je m'appelais Ilépotelé, parce que les gens me désignaient ainsi lorsqu’ils me découvraient pour la première fois. Bavoir au cou, je ne saisissais pas toutes les subtilités de langage qui m’obligeaient à avaler mon repas. Entre « Mange, tu ne sais pas qui te mangera ! », « Allez, avale ! », ou encore « Une cuillère pour maman, une cuillère pour papa ! », ma cervelle s’égarait bientôt dans la compote. Le jour des haricots verts, je regardais mon verre sans bien comprendre pourquoi on le nommait Haricot. Dans le vase, j’avais du mal à assimiler pourquoi les jolies roses changeaient de nom pour devenir des fleurs fanées.

Côté mobilité, je n’avais fait aucun progrès. Je me traînais toujours sur le sol, par à-coups, tel un crapaud désorienté. J'avais bien commencé à marcher un peu dans ma tête, mais je n'allais pas bien loin. Le lointain restait toujours dans le lointain. Je devais me contenter de m'amuser avec le près. Mais cela devenait vite ennuyeux.

Durant mes longues heures de contemplation des trucs et des machins, j'avais eu le temps de scruter les jambes des géants. Cela ne me semblait pas si compliqué de cheminer d'un endroit à un autre, de gagner en rapidité pour saisir un objet qui était à l'autre bout de moi. Il fallait juste que je me lance.

Quant un matin, je me suis lancé. Grâce au trousseau de clefs.

Le nez en l'air, j'avais repéré ce fameux trousseau qui dépassait légèrement du plateau de la commode. J'aimais beaucoup les clefs, leur brillance, le cliquetis qu'elles faisaient quand on les frottait doucement entre les doigts.

Sans même réfléchir, j’avais avancé de plusieurs glissements de derrière, pour venir m’agripper à la poignée du plus bas tiroir.

Quand soudain, au contact de mes mains molles sur le bois solide, j'avais trouvé au milieu de ma joie, le désir. Ce désir d’activer la légèreté dans mon corps.

Serrant un peu plus fort cette poignée, de l’autre main j’avais repoussé naturellement le sol. Cet élan avait suffit à soulever ma cuisse droite, comme par enchantement. Réjoui par ce prestige, j’avais dans la foulée saisi la poignée du dessus. Ainsi, mon autre cuisse s’était soulevée à son tour. Bras et jarrets, tous mes membres se coordonnaient à merveille, sans presque aucun effort. Ayant compris qu’il se passait quelque chose d’important, mes pieds, donnant de la poussée, avaient alors aidé mes cuisses à se propulser plus avant. Une dernière impulsion, et mes jambes s’étaient dépliées d’un coup. Je n’en croyais pas mes yeux. Je jubilais. En un rien de temps, j’avais grandi de cinquante centimètres. Tel un ballon lâché vers les nuages... j'étais enfin debout !

Aussitôt ma cible atteinte, j’avais saisi l'objet de ma convoitise : le joli trousseau argenté.

J’étais resté là quelques instants, sans bouger, en admirant mes mains intelligentes qui tenaient les clefs splendides.

Et puis, mes fesses qui pointaient en arrière m'avaient averti qu’il allait encore se passer quelque chose. Mon bassin avait commencé à me picoter. Et ces picotements étaient remontés le long de mon buste, le long de mon cou, jusqu’à me démanger les yeux. Et pourquoi ne pas vadrouiller plus loin que portaient mes regards ? Qu’est-ce qui m’en empêchait ? Le manque d’appui, peut-être. La table en formica située au milieu de la pièce semblait plutôt proche, mais à cause de la mer de tomettes qui m’en séparait, elle me paraissait une île.

Alors quoi ? Abandonner mon extase à son sommet ? Me laisser retomber ? Redevenir crapaud ?

Brusquement là-bas, à deux mètres à peine, avait enfin jailli la fulgurance : mon coffre à jouets ! Trônant sur le même mur, à gauche de la commode, je n’avais qu’un haut placard à enjamber, pour atteindre mon nouveau but.

À tâtons, j’avais alors glissé mes pieds sur le sol. Très délicatement, je m’étais déplacé, tout en tenant fermement le bord de l’étagère.

Un petit pas de pied.

Puis, un petit pas de main.

Un petit pas de pied.

Un autre pas de main.

Joyeux comme un soleil, je progressais au centimètre. Je craignais un peu le patatras, mais au fur et à mesure de mes mouvements, ma crainte de la chute se changeait en insouciance.

Un ultime bras tendu, un ultime frisson, une suprême prise, et ça y était, le coffre était sous mes mains. Pour la première fois de ma vie de mioche, je dominais son capot. J’étais devenu grand.

Afin de vérifier que je ne rêvais pas, ce capot je l’avais entrebâillé, refermé, entrebâillé à nouveau. Et ces nouvelles sensations n’avaient fait qu’amplifier mon allégresse.

Comment avais-je pu croire aussi longtemps que j'étais si petit ?

Ne me sentant plus d’aise, j’étais presque aussitôt reparti vers la commode, mais cette fois d’un pas bien plus souple, plus alerte. À peine accosté la commode, j’étais retourné vers mon coffre. J’avais soulevé deux ou trois fois son capot, avant de redémarrer vers la commode.

Mes découvertes de puissance et d’agilité s'enchaînaient.

Mes joies s'empilaient comme des cubes.

Ah, je ne rampais plus.

Je me hissais vers les hauteurs, j’étais libre.

Je marchais enfin. Je marchais sans fin.

Le monde n’était plus un plafond. Il était maintenant sous mes pieds.

C’est à cet instant que mes yeux avaient pensé. Ils s’étaient dit : pourquoi ne pas pousser sur la droite, pour gagner notre belle cachette ? Or, juste après la commode, il n’y avait qu’un malheureux tabouret, suivi d’un grand trou de meuble. Où allais-je bien pouvoir mettre mes mains ? Rien en vue pour me soutenir ! Ma tête pleine de féerie s’était vidée d’un coup. C’en était à pleurer.

Tant pis, j'avais l'autre solution.

Ni une ni deux, je m’étais laissé tomber par terre. Le choc ne m'avait pas fait trop mal. D'une pirouette vive, j'avais basculé sur les genoux. Et j'avais poursuivi ainsi ma trajectoire à quatre pattes, derrière valsant, pour vaincre le grand trou de meuble.

Clop, clop, clop !

Clopin-clopant, j’avais escaladé la petite marche. Et j’étais venu m’asseoir, dos au mur, sous la table perchée sur l’estrade. Clic clac ! J’étais enfin chez moi, bien à l’abri, dans cette bulle où il faisait toujours tiède comme dans un ventre.

Ce n'était pas une table ordinaire. Mais une table en colère, une table à boucan. J’avais cru comprendre qu’elle s’appelait « Machinacoudre ». Sur son plateau vivait le monstre des chansons, qui chantait à tue-tête, et toujours le même air : tchac tchac tchac tchac tchac .

Elle faisait cinq fois tchac et puis elle s’arrêtait soudain de chanter. Durant une magnifique seconde, elle ne trépidait plus.

Et puis elle se remettait à trembler très fort.

Tchac tchac tchac tchac tchac.

Cette musique entêtante faisait vibrer plein de choses autour de moi. Comme mon derrière était cloué sur les tomettes, ce sont mes yeux qui poursuivaient le voyage. Je scrutais tout avec lenteur. Je me fondais peu à peu dans l'atmosphère. Et je me délectais.

Tchac tchac tchac tchac tchac.

Soulevées par la chanson, de minuscules poussières se mettaient à danser dans les taches obliques du soleil. Par terre, des petits bouts de fils de toutes les couleurs se mettaient à tressauter. Sous mes fesses, le sol s'affolait. Et dans mes jambes, et dans mes bras, et dans ma bouche, des choses aussi s'en allaient s'en revenaient jusqu’à me chatouiller. À intervalles réguliers, un morceau de tissu venait chuter dans un grand panier en osier rempli d'autres morceaux de tissu. La chute de ce tissu me faisait comme un petit vent frais qui rafraîchissait mes bras. S'ensuivait un court silence où je pouvais entendre dans le lointain le chant mélodieux des moineaux.

Et puis soudain, tout recommençait, tout tremblait : tchac tchac tchac tchac tchac. Et « Lamachinacoudre » avalait les oiseaux.

Là-dessous, il faisait sombre. Là-dessous, j’adorais être. Je me sentais comme un petit bout de fil. Personne ne me voyait.

Non loin de mes pieds, il y avait un joli chausson rouge.

Ce joli chausson rouge semblait battre la mesure. Il appuyait longuement sur une pédale, puis il se soulevait subitement. Puis, il appuyait à nouveau. Il ne savait faire que ça.

Au cours de mes nombreux jours d’observation, j’avais fini par percevoir que c’était ce chausson rouge qui déclenchait la voix de « Lamachinacoudre » : tchac tchac tchac tchac tchac. Car lorsque ce chausson s'allégeait sur la pédale, l’espace d’une seconde, le monstre des chansons fermait enfin son clapet.

Juste au-dessus de ma tête, se trouvait le ruban noir fascinant qui tournait très vite, si vite que je ne le voyais même pas tourner. Lui aussi semblait s'activer selon le bon vouloir du chausson rouge.

Afin de mieux comprendre l’inouï tourbillon de ce ruban, j’avais déjà essayé à de multiples reprises de le toucher. Doucement, très doucement, j'avais porté ma main vers lui, ne sachant trop si je devais le heurter lorsqu'il virevoltait où lorsqu'il s'arrêtait de virevolter. Parfois mes doigts étaient si près que je pouvais sentir son souffle vif et frais courir sur ma main. Ce qui retenait surtout mon geste au bord du bord, c’était cette phrase préventive que j’avais entendue et entendue et entendue, laquelle surgissait toujours in extremis dans ma cervelle :

Ne touche jamais à ça, malheureux, sinon tu t'arraches les doigts !

Je n’en comprenais pas tous les mots. Mais sa force de dissuasion était telle que mes mains s’en souvenaient par cœur.

Au-dessus du joli chausson rouge, il y avait une petite jambe nue, toute blanche. Des gouttes d’eau tombaient parfois dessus qui glissaient jusqu'à sa cheville. Je connaissais ces gouttes d’eau. Il m’arrivait d’en avoir sur le front lorsque j'avais de fortes fièvres.

La pièce étant pleine de soleil, j'avais découvert un mystère supplémentaire que je n'avais jamais remarqué jusqu'à présent. Sur les tomettes, à ma droite, se profilait une longue tache noire qui bougeait imperceptiblement. Elle allait en avant, elle allait en arrière. On aurait dit le dos bossu d’une personne qui portait un vêtement triste.

Soudain, cette tâche était devenue gigantesque. Quand là, d’un coup, au pied de l’estrade, j’avais vu apparaître le dos de maman. Je commençais à bien me rappeler son nom, car elle me le répétait comme un perroquet du matin au soir.

Peu de temps après, une autre personne avait débarqué dans la pièce, qui se faisait appeler papa. Il était immense. Il avait les cheveux bruns, un grand nez et une bouche avec des lèvres fines.

Quelquefois, il parlait doucement. D’autres fois, ses mots faisaient tchac tchac tchac tchac tchac, et j'avais alors le ventre qui se trouait.

Durant quelques instants, il m'avait cherché du regard dans la mansarde, qui pourtant n’était pas bien grande. Du moins, il avait fait semblant de ne pas me voir alors que j’avais bien vu qu’il m’avait vu. Il avait demandé :

- Il est où Lolo ?

La personne qui s’appelait « maman » lui a répondu :

- D’après toi !

J'étais heureux que papa soit rentré, et en même temps je redoutais qu'il me sorte de ma belle cachette.

Mais il était venu.

Il vient.

Il approche à grands pas.

Haut comme un arbre, il devient une montagne.

Il s’accroupit, décale le panier en osier.

Et me découvre. Et me sourit.

Alors, il m’attrape et me soulève dans ses bras puissants, jusqu’au plafond. Et il lance, rigolard, à maman :

- Lui, on pourra dire qu’il est né dans les jupes de sa mère.

Je suis rassuré. Il blague. Il est déborde de joie. Je n’ai pas le ventre qui plie.

- P'tit Lolo ! P'tit Lolo ! qu'il me glousse affectueusement.

Je crois bien que L’eau-L’eau, c’est moi. Il doivent me voir comme de l’eau. C’est un peu bizarre. Je ne sais pas encore très bien pourquoi on m’appelle ainsi, mais je commence doucement à m'y habituer. C'est simple, c'est chantant, et plutôt rigolo.

Et beaucoup plus facile à retenir que Ilépotelé .

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Edouard PArle
Posté le 06/10/2021
Coucou !
Toujours aussi attendrissant et plein d'humour et de malice !
La découverte de la machine à laver par la point de vue du bébé est très sympa même si on redoute la grosse bêtise à chaque instant. (je me demandais s'il n'allait pas rentrer dedans xD).
"Comment avais-je pu croire aussi longtemps que j'étais si petit ?" J'aime bien ce genre de remarques !
"Je marchais enfin. Je marchais sans fin." Voilà qui est poétique (=
Un plaisir de te lire,
A bientôt pour la suite des aventures de lolo !
Zultabix
Posté le 07/10/2021
Un nouveau grand merci pour ta lecture, mon cher Edouard !
Hortense
Posté le 03/07/2021
Bonjour à toi,
Il y a beaucoup d'humour et de tendresse dans cette histoire. Ce petit bonhomme est attachant, un peu comme un fil à la patte. On se demande où vont le conduire ses aventures tout en redoutant la catastrophe.
Lorsque l'on est parent, on regarde toujours d'un air attendri tous ces petits progrès sans réaliser pleinement la somme des difficultés à surmonter pour y parvenir. P'tit Lolo nous remet les pendules à l'heure !
Très bien tout le passage de la machine à coudre, du chausson rouge... C'est drôle et plein de poésie.

Deux petites suggestions :
- Quand un matin / Quand soudain, au contact de mes mains molles sur le bois solide. Deux répétitions de quand (t). "Et un matin, je me suis lancé" ?

A très bientôt

- Réjoui par ce prestige : par cet exploit ?
Hortense
Posté le 03/07/2021
Au fait, moi aussi on m'appelait Lolo quand j'étais petite mais je détestais ça !!!
Zultabix
Posté le 04/07/2021
On m'appelle toujours Lolo, et cela me plaît bien ! ^^ Mais je comprends pour toi !
Hortense
Posté le 04/07/2021
Oui la connotation est différente pour une fille !
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