Menace(s)

• Cyrélien •

            La lumière.

Le grésillement d’une lampe heurta ma rétine. Ma tête me faisait mal. Fichue migraine… à croire que tous les musiciens de la ville jouaient des percussions contre mon crâne.

Une fois mes yeux adaptés à la lueur artificielle, je découvris avec stupeur l’endroit où je me trouvais. Quelques minutes plus tôt, je me battais contre ces crapules de contremages, et me voici allongé à même le sol d’une échoppe aux murs remplis de pendules, de coucous et autres horloges en tous genres.

Et aucune Hécate à l’horizon.

— Enfin réveillé, à ce que je vois…

Je me redressai dans un sursaut. Quelqu’un m’observait. Sa silhouette se dessinait dans l’ombre de l’atelier, là où l’ampoule à filaments peinait à éclairer.

            — Qui êtes-vous ? Répondez !

Aucun bruit. La figure disparut à l’entente de mon appel. Je tentai de me relever ; impossible. Mon corps était lourd. Beaucoup trop lourd pour mes bras. L’usage de Sillage m’affaiblissait un peu plus à chaque passage. Mais ce n’était pas une raison pour me laisser mourir !

Je lançai ma main vers l’établi le plus proche dans l’espoir d’attraper de quoi me défendre. Trop haut. Qu’importe. J’ignorais qui me retenait ici, et je n’avais aucune envie de rester vulnérable face à cet inconnu peut-être capable du pire.

Mes doigts empoignèrent un pan de nappe qui dépassait et la firent voler à travers la pièce. Les outils s’écrasèrent contre le parquet dans un fracas. Je parvins néanmoins à sauver une pince et un petit tournevis. Quelle aubaine… qui pourrait se défendre avec un armement pareil !

Les pas de l’inconnu résonnèrent de nouveau dans l’obscurité. Il approchait. Je me trainai contre l’établi afin de me préparer à l’attaque.

L’étranger reparut dans le coin de l’atelier. Je lui lançai la pince qui atterrit sur lui avec un bruit d’éclaboussure suivi d’un tintement de porcelaine.

Un garçon d’une quinzaine d’années se présenta devant moi, un plateau garni d’une théière fumante et de deux tasses – du moins ce qu’il en restait – sur les bras. Il scrutait l’outil de cet air hébété qu’ont ceux qui ne s’attendent pas à ce qu’un Malherbe ait aussi mauvais caractère. Finalement, il ferma la bouche, abaissa les épaules et me lança un regard à la fois surpris et amusé.

— Merci pour la rouille, mais je me contenterai volontiers du sucre.

Il traversa la boutique en évitant habilement les pièges que je venais de semer. Son pied ramena un tabouret contre de l’amas de couvertures où je me situais, sur lequel il posa le service et remplit pour la seconde fois la tasse que j’avais manqué de détruire. Enfin, il retira un coussin de mon nid pour s’asseoir auprès de moi.

— C’est de la camomille. Ça te fera du bien.

J’attrapai la tisane sans trouver de mot juste pour exprimer l’incompréhension qui me gagnait. Une gorgée de chaleur parfumée me rendit le sourire.

Cet adolescent me scrutait d’une manière qui me mit très vite mal à l’aise. Ou peut-être étaient-ce ses yeux d’un vert lumineux, le genre de couleur peu commune chez les habitants des îles. Avec ce teint du soleil, il était certain que ce jeune homme avait connu d’autres horizons que la grisaille des montagnes.

— Qui es-tu ? Et pourquoi m’emmener ici ? Et mon hermine, où –

— Doucement ! gloussa-t-il. Pas de panique. Hécate joue avec Sully, ne t’en fait pas.

À ces mots, Hécate surgit de la pièce conjointe pour se lover dans les bras de l’inconnu. Un élan de soulagement me submergea à la vue de mon mentor.

— Enfin debout, marmotte ? Il était temps !

L’adolescent éclata de rire.

— Elle m’a tout expliqué. Je suis au courant pour votre combat dans La Crypte.

Ah, la garce ! Voilà qu’elle se mettait à divulguer nos secrets au premier enfant venu…

Elle sauta sur mes genoux pour chercher des caresses que je lui refusai, sous l’emprise de la rancune, tandis que notre présumé sauveur ramenait le plateau à la cuisine.

— Ne t’en fais pas, Cyr'… il sort de Galilée. Un des apprentis les plus cultivés que j’ai rencontré. Tu peux lui faire confiance.

Un académicien, quelle aubaine ! Maintenant qu’elle le précisait, je reconnus sans mal l’uniforme des alchimistes bien rangés de Béring. Des suiveurs de règles. Dégoutant.

— Et puis je m’ennuyai, moi, depuis trois jours…

— Trois –

Je manquai de recracher ma camomille. Moi qui pensais n’avoir perdu connaissance que quelques minutes… voilà ce que coûtait le passage non maîtrisé d’une dimension à l’autre. Sillage méritait quelques années d’études et d’expérimentations avant de pouvoir m’en servir correctement. C’est qu’il n’existait pas d’académie, justement, pour manier les artefacts des mondes faëriques.

— Quel plan a-t-on traversé, déjà ?

— Celui de dix heures vingt.

— Hm… je comprends mieux.

La dimension de dix heures vingt tournait bien plus rapidement que la nôtre. L’aller-retour entre les deux fut trop violent pour que mon corps puisse le supporter.

— C’est la première fois que je rencontre un druide, déclara l’autre avec entrain. Enfin… sur le territoire Pangéen, du moins. En Archipel, c’est une pratique courante. Et ton totem est tout à fait adorable… si seulement mon Sully savait autant de choses qu’elle ! Tu as vraiment de la chance…

— Tu vois, ricana Hécate, c’est quelqu’un d’intelligent.

Il reparut un instant plus tard pour me tendre une main gantée que je saisis.

Avec un peu de patience, je fus bientôt remis sur pieds. Mes premiers pas furent plus que maladroits et refusèrent de m’emmener au-delà du tabouret branlant. Me rétablir de notre expédition magique allait probablement prendre un jour où deux.

Le garçon s’éloigna, comme si ma présence à ces côtés imposait une certaine distance de sécurité. Je ne lui en voulais pas ; n’importe qui de sensé se méfierait après s’être fait agresser par une pince coupante.

— Calum.

— Pardon ?

Il traversa l’atelier les mains dans les poches, me jaugeant avec malice.

— Calum Wakhan. C’est mon nom.

— Cyrélien Cygnus de Malherbe.

— Je sais.

Un silence atrophia nos salutations – si l’on omettait la chorale de tic-tacs désorganisés des horloges, les cliquetis de leur remontoir et tout ce vacarme qui risquait de très vite m’insupporter.

— C’est nécessaire, tous ces gris-gris ?

Le regard de Calum se ternit. Il passa une main sur son visage pour tenter de dissimuler l’angoisse que ma question venait de susciter. La manière dont il jouait avec ses doigts ne trompait personne ; quelque chose terrifiait cet enfant.

— Sans ces pendules, aucun de nous n’aurait survécu. Elles… masquent notre présence aux récepteurs des sentinelles.

J’acquiesçai sans un mot. Cette histoire d’attentat ne sortait pas de mon imagination. L’horreur et le sang coulaient partout à Magellan.

— Dis-moi, Calum…

Mes jambes retombèrent misérablement.

— Tu n’aurais pas croisé d’autres survivants ? Des adultes, des adolescents de ton âge ou même… je sais pas… plus petits ?

Il nia. Aucune trace de mes garçons. Peut-être qu’à cette heure, aucun d’entre eux ne vivait.

— Depuis que l’hôtel royal a cédé… je…

Un profond soupir parcourut son corps. Ce qu’il avait vu dépassait mon imagination.

— Vous êtes apparu juste après que je finisse de barricader les fenêtres de la boutique. Tu t’es écrasé contre l’établi des pièces détachées et maintenant, c’est lui qui est en miettes… j’ai eu si peur !

Décidément… avec ou sans progrès de ma part, Sillage restait toujours aussi imprécise. À chaque changement de plan, je pouvais atterrir dans un rayon cinq cents mètres de ma position initiale. Tous mes efforts pour raccourcir cette distance s’avéraient vains. Peut-être que les mécanismes de cet atelier l’avaient attiré ? Pour tout dire, je n’en savais rien.

— J’ai réellement perdu conscience pendant trois jours ?

Plutôt que de me répondre, l’alchimiste m’invita à le suivre d’un signe de la tête. Mes vieux os de jeune adulte souffrirent le déplacement, mais la curiosité les maintint en état de marche. Je découvris l’arrière-boutique éclairée à la faible lueur d’une poignée de bougies.

Trois pièces cohabitaient dans l’espace étriqué, dont le bois des portes servait à barricader. La première ressemblait à une salle à manger, meublée d’innombrables tiroirs et d’épices en bocaux. Calum y entreposait des cagettes pleines de vivres, de conserves et de denrées plus ou moins périssables qui remontaient aux narines avec une odeur aussi forte que confuse – saucisse séchée et raisins secs ne faisaient jamais bon ménage. 

— C’est tout ce que j’ai pu sauver. Je n’ai pas osé sortir depuis le… enfin…

— Tu as bien fait. C’est trop dangereux.

Une grimace confirma mes propos.

Il poussa alors la seconde porte – la seule dans ses gonds – pour dévoiler une salle de bain emplie de seaux à deux gouttes de déborder.

— Sur la moustache du Méridien… quelle pagaille !

Il haussa un sourcil, s’empressant de me montrer les raisons de ses actes.

— L’eau a été coupée dès les premières heures. J’en ai récolté autant que possible mais à ce rythme, nous n’en avons que pour une semaine, tout au plus… sans compter la toilette.

La dernière pièce servait de dépôt à l’ancien propriétaire de l’horlogerie. L’artisan y entassait ses brics et ses bracs pour satisfaire au mieux les demandes de ses clients. Quand bien même mon père restait persuadé que j’aimais la mécatronique, je n’y vis rien que des bricolages indéchiffrables.

Calum m’expliqua qu’à l’heure de la tuerie, il trouva refuge dans cette échoppe que le dirigeant, ayant déserté, n’avait jamais cherché à reprendre. Il me sembla que l’étudiant souhaitait avant tout se défendre face à ma suspicion, pour prouver qu’il gardait un cœur pur et digne de confiance. Quoique je ne lui en aurais pas voulu d’avoir dérobé les clefs de l’établissement ; toutes les lois de notre société venaient de s’effondrer. Le bon et le mauvais venaient de disparaître pour se fondre en un seul verbe : survivre.

— Tu as faim ? J’ai commencé à préparer un plat… rien de grandiose, mais de quoi nous rassasier pour ce soir.

Il retourna dans la cuisine pour achever sa mixture sans attendre mon approbation. De mon côté, je me laissai retomber sur les couvertures pelucheuses.

Là où ma tête reposait, je gardais une vue sur le garçon qui me recueillait. On n’était jamais trop prudent. Il s’affairait comme si la vie continuait normalement, bricolait un bouillon avec les moyens du bord sans se soucier du monde extérieur dont il ne devait plus rester que des cendres.

Une déflagration retentit.

La guerre faisait toujours rage entre les murs de Magellan. Je n’avais simplement pas eu l’occasion de laisser mes oreilles écouter autre chose que ces fichues pendules. Je pus m’apercevoir que ces coups de feu se répétaient. En réalité, ils n’avaient jamais cessé. Les automates nous tueraient jusqu’au dernier.

Nous n’étions en sécurité nulle part. L’horlogerie n’était qu’un abri provisoire qu’il nous faudrait bientôt quitter. Nous étions seuls. Deux grains de sable dans un océan de danger.

— Tu n’as pas l’air de venir d’ici, lançai-je suffisamment fort pour couvrir la voix des coucous.

— J’habite à Ohkmala. Pour ta gouverne, c’est à des kilomètres de Cao Solis. Je n’ai été qu’une fois à la capitale de l’Archipel. On me demande toujours ça, c’est fou. C’est comme si je résumai Pangée à Magellan. Le monde est plus grand que ça, mais les citadins refusent de se faire une raison.

Je voulus le couper, mais mon cœur manqua un battement.

Face à sa marmite, Calum venait d’ajouter quelques gouttes d’un flacon de cristal tiré de ses poches. Hécate m’avait pourtant assuré qu’il était digne de confiance. Quel était ce philtre ? Cherchait-il à me nuire ? M’empoisonner ? Je ne le connaissais que depuis une heure – non. Je ne le connaissais pas.

— Et… voilà !

J’attrapai le bras qu’il abaissa en ma direction pour placer une main sous sa gorge, prêt à lancer un charme de feu. Les bols s’écrasèrent contre le parquet dans un tintement métallique.

— Au moindre mouvement de travers, je te brûle à mort, c’est compris ?

Il tenta de se défaire de mon emprise, sans succès. Son regard effrayé se noya dans le mien. Ses airs de faux innocent ravivèrent ma colère.

— Qu’as-tu mis dans là-dedans ?

Tétanisé, Calum ne prononça mot. Je répétai ma question avec plus de ferveur, bien décidé à faire cracher sa faute à ce traître.

— J-je ne vois pas de quoi –

— Qu’as-tu mis dans ce repas !?

Il abaissa lentement les mains. Ses doigts frôlèrent une fiole à sa ceinture. Je lui assénai un coup de pied qui le fit basculer. Dos contre le parquet, il ne pouvait plus rien tenter contre moi.

— Parle, sinon –

— D-d-des perles de chaleur ! Pour… réchauffer le bouillon !

— C’est ça, prend moi pour un crétin ! Je vais te –

— Il suffit, Cyrélien !

Mon hermine apparut au bout du couloir. Jamais je n’avais vu une expression aussi sévère envahir sa frimousse. Ses petits pas silencieux la conduisirent jusqu’à moi. Je m’écartai immédiatement du garçon, rouge de honte.

Je venais de commettre une erreur monumentale.

— Jamais, siffla-t-elle, jamais je ne te laisserai te servir de mon énergie pour nuire à autrui comme tu viens de le tenter, tu m’entends ?!

Un coup d’œil en direction de Calum me ramena à la réalité. Voilà que je perdais l’esprit ! La peur aurait pu me faire commettre l’irréparable. Agir sans penser finirait par me blesser… ou pire, blesser un innocent.

Mon totem caressa la joue de l’alchimiste. Il reprenait lentement son souffle, les mains dans la flaque de soupe née par ma faute.

Un soupir s’échappa d’entre ses dents.

Je crus d’abord qu’il fondait en larmes. Mais non, il fut secoué d’un fou rire partagé par Hécate qui éclata bientôt à travers la boutique.

— Qu’y a-t-il ?

— Tu es tellement maladroit dans tes envoûtements, lança-t-il en se relevant.

Le ton prétentieux qu’il employa manqua de me faire piquer une nouvelle crise de nerfs. Heureusement, mon hermine apaisa le jeu. 

— Il a raison, Cyrélien. L’annuaire de ta main gauche était mal placé sur celui de ta main droite, ce qui aurait pu vous électriser tous les deux au lieu de le brûler, comme tu le voulais. Je te le répète depuis des lustres, l’ésotérisme demande une précision que tu es loin de maîtriser.

De l’autre côté de la pièce, Calum réajusta sa chemise en roulant des épaules, avec la fierté de ceux qui prétendent avoir toujours raison. J’eus une envie soudaine d’arracher ses yeux dégoulinants d’espièglerie. Pour m’en défaire, je ramassai les bols pour les remplir une seconde fois.

Alors que je pensais bénéficier de quelques minutes de solitude, Hécate grimpa sur le plan de travail pour me sermonner une fois supplémentaire.

— J’ai l’impression que je t’en veux plus que lui…

Je m’abstins de lui répondre, sachant pertinemment que cette boule de poils aurait le dernier mot.

— Tu sais, Cyrélien… si ta mère était là, elle aurait sûrement –

— SILENCE !

Le bol que je tenais manqua de se briser contre la table. J’eus bien du mal à masquer l’amertume qui me serrait la gorge.

— Ma mère est partie, Hécate. Je me fiche de ce qu’elle pourrait penser de moi.

Excédée par mon attitude, mon totem quitta la cuisine sans un mot. Ma dignité m’empêcha de la retenir. Quelque chose changeait entre nous. Quelque chose que je ne voulais pas, mais qui mettait en péril le lien si fort que nous avions avant l’attentat. J’avais peur. Elle le sentait. Tous ces bouleversements arrivaient trop vite. J’étais trop jeune, inexpérimenté face à l’ampleur que prenaient les actes des détraqués. Mes connaissances en druidisme ne m’entraîneraient pas bien loin, sans parler de mes progrès à reculons en mécatronique ! Je commençais à regretter mon comportement négligent. Si j’avais obéi à mon père, pour une fois… peut-être que j’aurai eu une chance de comprendre pourquoi ses sentinelles nous condamnaient à mort.

— Calum ? Où sont les petites cuillères ?

Aucune réponse. Il devait être occupé à me haïr en compagnie de mon hermine. Peu m’importait. Nous n’étions pas là pour être amis. J’ouvris tous les placards et retournai chaque tiroir jusqu’à trouver une paire de couverts trempés dans un coin de l’évier. Je les glissai dans les bols en soupirant.

— Hé, garçon, tout serait plus simple si tu répondais à mes ques–

Mon corps se crispa. Calum, pétrifié au centre de l’atelier, fixait la porte sans pouvoir bouger.

Quelqu’un cherchait à entrer. Les planches tremblaient avec force, prête à se fendre. On donnait de grands coups sur le bois. Les impacts se répétaient. De plus en plus vite. De plus en plus fort. Finalement, un cri perçant surpassa le capharnaüm qui nous effrayait.

— Aidez-moi ! Par pitié, aidez-moi !

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Hugo Melmoth
Posté le 23/05/2021
De nouveau – comme on se retrouve – un excellent chapitre, bien écrit. J’apprécie vraiment ce roman steampunk. Si quelqu’un le voyait en librairie, je ne vois pas ce qui pourrait l’empêcher de le prendre !
Aspen_Virgo
Posté le 12/06/2021
Merci encore :) Après une deuxième correction, je pense prendre mon courage à deux mains et sauter le pas de l'édition !
Hugo Melmoth
Posté le 14/06/2021
Bonne chance à toi, alors ! ^^
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