Au commencement, l'Homme devait travailler dur, alors il créa les machines.
Evangile selon l'Algorithme, La Genèse, 1-1
Secteur 2
Appartement de Waldo Sirce
Déjà dix bonnes minutes que nous nous sommes quittés avec Angelo. Je viens d’engloutir ma deuxième tasse de mazout, à la température idéale cette fois.
Les infos continuent de tourner en boucle sur l’écran virtuel luisant sur le mur, en une muette ritournelle tragi-comique. Je demandé à Tom de mettre le tout en sourdine. Je souhaite penser par moi-même.
L’empressement des pontifes du Conso à propos de cette enquête me laisse songeur, et je ne peux m’empêcher de ressasser les mauvais pressentiments qui tourneboulent sous mon mon scalp douloureux. Tout cela me refile un drôle goût dans la bouche. Le goût de la rouille qui m’envahit à chaque fois que mon instinct m’aiguillonne.
Qu’est-ce qui ne va pas ?
Notre Consortium ne marche jamais sur les plates bandes chinoises. Condition sine qua non de leur tolérance à notre endroit. Alors pourquoi un tel changement dans la procédure ? Pourquoi chercher à rompre l’équilibre ?
Le SEC n’est pas un service officiel, mais une police parallèle servant les intérêts d’un consortium technologique. Nous sommes tolérés et parfois associés, mais seulement après-coup, et à la demande exclusive du Ministère de la Sécurité. D’ailleurs, le Pacte de Saine Entente répartit nos rôles de façon claire. L’état chinois conserve tous les pouvoirs régaliens et depuis que SpecieZ est parvenu à maîtriser l’intrication quantique, il nous laisse la puissance technologique.
Angelo m’a dit, à maintes reprises déjà, que je dois arrêter avec ces ruminations, car je n’y entrave que dalle. Plus doué que moi en manigances (il préfère le terme POLITIQUE), il me rappelle constamment qu’en matière de pouvoir, il ne s’agit pas de comprendre comment les choses s’équilibrent ? Ni de savoir selon quels critères les prérogatives se répartissent ? Mais de connaître celui qui dispose de la suprématie réelle. Celui qui dispose du véritable levier. “Le pouvoir arrête le pouvoir” affirme-t-il.
Selon lui, la puissance véritable est entre les mains de ceux qui se savent capable d’empêcher leurs dirigeants. La suite n'est qu’une subtile histoire de compromis, de compromission et par la force des choses, d’acceptation. A un niveau plus élevé, la continuation évidente du jeu social hypocrite auquel notre espèce s’adonne quotidiennement depuis tellement longtemps, peut-être même depuis le commencement. Tout le monde faisant croire à l’autre qu’il est ce qu’il consent à montrer. Pour Angelo, nous vivons dans une sorte d’interminable bal masqué grotesque. “Un consensus mou avant la révolution”, répète-t-il. Encore une formule sentant bon l’Algorithme.
Le Pacte de Saine Entente n’est que la partie visible d’un jeu de dupes, une construction fragile dont les chinois pensent être les fondations. Alors qu’en réalité, la pièce maîtresse de ce château de cartes est détenue par SpecieZ. L’intrication quantique étant la véritable clé de voûte qui maintient en place tout l’édifice. Le progrès scientifique comme ultime levier de puissance.
Pour Angelo la chose est entendue. Dans ce jeu de faux-semblants, le Consortium dispose de beaucoup plus de pouvoir qu’il ne le laisse paraître. Et l’état chinois le sait très bien. D’ailleurs le pacte est son idée. Un moyen de conserver la face et de sauver les apparences.
D’après mon boss, il reste cependant une question en suspens. Quand le Consortium se décidera enfin à prendre effectivement le pouvoir ? Quand se décidera-t-il à appliquer son programme ? Quand proclamera-t-il l’épistémocratie ?
Bien sûr, à aucun moment Angelo ne doute de ce qu’il dit, même s’il aborde une équation à un million d’inconnues.
Nos discussions se terminent toujours de la même manière. A chaque fois, en guise de conclusion, Angelo me conseille d’arrêter de m’en faire. Je suis payé pour Renifler, pas pour penser. L’Algorithme et les Datas sont désormais là pour ça. Toutes les erreurs du passés finiront par être corrigées. Louées soient les Datas !
Il n’empêche que les idées tourbillonnent toujours. N’en déplaise à l’Algorithme, mon cerveau est encore à sa place, surtout le reptilien. Je vois de gros nuages noirs qui s’amoncellent. Je sens l’air chargé d’ozone du gigantesque orage qui approche.
Mais tout cela me redonne mal au crâne et je n’ai pas pris mes médocs depuis hier soir.
Assez traîné !
Je prends le temps de m’habiller. Dans mon petit placard, je choisis les vêtements les plus clairs et couvrants. Depuis peu, j’en ai trouvé teints au dioxyde de titane. Une marque hors de prix. Je n’oublie pas d’enfiler ma combinaison en biosteel. Elle s’avère utile contre les armes archaïques employées par les improD, qu’il m’arrive de croiser dans les zones orange ou grises.
Sur la table basse en plastique recyclé, je récupère ma boîte de pilules. A l’intérieur j’y trouve mes deux derniers tranZ. Deux petits triangles blancs, aux bords biseautés, qui attendent sagement qu’on vienne les chercher. Je devrais pouvoir passer la journée avec ça, mais dans la soirée je ne couperai pas à une visite chez le Farma.
Que ferai-je sans vous mes tous beaux ?
J’en prends un, et je l’avale, tout en ingurgitant ma troisième grosse dose de café chaud. La douce amertume du breuvage, et la promesse des effets calmants du médoc finissent de me réveiller. Je frissonne et je me sens tout de suite en meilleure forme. Je suis enfin opérationnel.
— Tom éteins l’écran et prépare la robocar s’il te plaît.
— Je garde en mémoire l’appel de Monsieur Perada ou je l’efface Monsieur ?
— Tu peux l’effacer.
— Bien Monsieur.
De toute façon notre conversation est déjà sauvegardée sur un support externe. C’est une habitude archaïque, mais je l’ai prise suite à un incident survenu deux ans plus tôt. Mon précédent strappho a surchauffé et j’ai perdu l’ensemble de mes données. Du moins c’est ce que les techniciens du Consortium m’ont expliqué à l’époque. Aux vues de mes compétences en la matière, j’ai bien été obligé de les croire.
Ils sont parvenus à récupérer la quasi totalité des Data. Cependant, cela reste un tas informe de 0 et de 1 et le temps nécessaire pour les convertir en données lisibles me manque. On m’a fourni un nouveau serveur bracelet, identique en tous points au premier, avec à l’intérieur un servCom aux performances considérablement augmentées.
Je me méfie du Nuage, je me méfie du Conso, je me méfie d’Angelo. C’est mon instinct qui me le dit. Alors je conserve sur un nano SSD toutes mes conversations, mes rapports, mes photos, mes films. Tout est enregistré deux fois. On est jamais trop prudent. Les nanoS ne prennent pas de place et l’essentiel de ma vie tient dans une boîte en résine de la taille d’un paquet de cigarettes. Je ne préfère pas y penser davantage, pourtant d’une certaine manière mon existence est écrite sur du sable.
C’est une habitude à laquelle je tiens, bien que coûteuse, car elle me donne l’illusion d’avoir une vie privée. C’est aussi l’assurance de détenir des preuves, pour un jour peut-être. On ne sait jamais de quoi demain sera fait. Avec mes médocs et mon Fouineur, c’est ma ligne de dépense la plus élevée et elle n’est pas prise en charge par mon consortium. Il ne faut quand même pas exagérer. Tout est payé par le Conso, et mes cent mille ren versés mensuellement me servent d’argent de poche.
— Pardon de vous déranger Monsieur mais vous avez reçu un colis cette nuit.
Tom a pris la parole sans que je la lui donne. C’est un acte rarissime, symptomatique d’un oubli de sa part dans la liste de tâches matinales à accomplir. Mais son programme autonome le permet.
— Et tu me le dis maintenant ?
— Pardon Monsieur mais ce n’était pas une action prioritaire.
— Ah bon. Et selon quels critères je te prie ?
— Le colis est anonyme Monsieur.
— Analyse.
— Aucun risque Monsieur.
— Bien, alors déverrouille la colibox.
Je prends le temps de m’abriter dans la petite salle de bain. Depuis l’appel d’Angelo mon instinct est contrarié. La prudence ne prévient pas tous les malheurs, mais d’après les chinois disent qu’elle fait la moitié de la vie. Selon les situations, certains proverbes sont plus pertinents que d’autres.
Il y a trois mois, un colis a pété à la gueule d’un Renifleur pas loin d’ici. Le flair du pauvre type a merdé au pire moment. Le Consortium a amélioré le programme de détection des servCom après ça, mais les risques demeurent.
Le cliquetis caractéristique de la gâche magnétique se manifeste dans le mur de la façade côté rue. D’où je suis, un petit claquement de langue quasi imperceptible, déclenchant l’ouverture d’une porte blindée de la taille d’un écran de vingt pouces. Le fond de la colibox se déploie à l’intérieur de l’appartement, comme une courte passerelle de vaisseau spatial.
Nulle explosion. Je vais au contact.
Le plateau métallique porte une petite boîte en carton recyclé, dégageant une forte odeur de papier mâché. Elle est vierge de toute inscription. Ses rabats scotchés à la hâte dénotent un vrai travail d’amateur.
Je décide de d’ouvrir le colis sans cérémonie, sur la petite table basse du coin salon.
Il y a un petit cube noir à l’intérieur, de la taille d’une balle de golf. Voilà qui est amusant. Cela fait de lui un cube de golf. Whaou ! Les effets du tranZ se font déjà ressentir. Mes douleurs se calment. Tant mieux.
L’objet ne pèse pas grand chose et me paraît plus léger que mon strappho. Une cinquantaine de grammes pour le moins. Imprimé d’un seul bloc et aussi lisse qu’une surface vitrée, il est constitué d’un matériau semblable à du plastique. Il ne dispose que d’un unique bouton sur une de ses faces. Je sens un léger relief au bout de mon pouce lorsque je le caresse.
Je manipule le cube avec précaution pour l’examiner sous tous les angles, quand mon regard est attiré par une inscription sur le carton d’emballage.
Mes poils se dressent lorsque je la lis, à l’intérieur d’un des rabats, une phrase écrite à la main. Une phrase que j’ai tellement entendue. Une phrase que je connais par cœur.
— Qui a déposé ça Tom ?
Mon servCom ne répond pas tout de suite. Il lui faut bien cinq ou six secondes.
— Il m’est impossible de répondre Monsieur.
— Comment ça ?
— Le colis a été déposé par un drone anonyme Monsieur.
— Tu te fous de ma gueule ?
— Je ne peux pas Monsieur. Mon programme est bridé. Aucune insolence ne m’est permise.
— Que disent les Datas des caméras de surveillance ?
— Rien de plus Monsieur. Elle confirme que le drone était anonyme. Pas d’immatriculation, ni numéro de série.
Effacer les Data signalétiques n’est pas à la portée de tout le monde. C’est aussi une opération risquée et illégale.
Le goût de la rouille ne quitte pas ma langue. Cela ne m’aide pas.
Ça sent le coup fourré ! Peut-être ai-je mal lu.
Je m’empare du carton à l’odeur de vomi et le tourne dans tous les sens. La seule inscription visible est à l’intérieur, là où je l’ai déjà vue. Les lettres ont été tracées à la main, avec un feutre à l’encre bleue. Elles s’alignent pour former la phrase : “Tu dois voir au-delà des apparences”. La devise préférée de mon paternel, quand il était encore en vie.
— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je à Tom, sans me rendre compte que ma question manque de précision. Mais cela ne le gêne pas. Il progresse à grand pas dans son apprentissage.
— Les Datas convergent vers un prototype développé par AmaZing Monsieur. Sans plus de données.
— Un prototype de quoi ? explique-toi je te prie.
— Pas de données supplémentaires à ce propos Monsieur. Je n’ai trouvé qu’une photo de très mauvaise qualité d’un dispositif ressemblant, dans des archives vieilles de deux ans. Dans un dossier “Espionnage” et un sous-dossier “Prototypes AmaZing”. J’en arrive donc à la conclusion que c’est un prototype développé par AmaZing.
— Un dossier crypté.
— Non Monsieur, en accès libre.
Les mises à jour quotidiennes du programme d’intelligence autonome de Tom, affinent ses capacités hypothético-déductives. Il lui arrive même de me surprendre pas la subtilité de certaines de ses remarques.
Il n’a plus rien à voir avec le premier modèle de servCom dont j’ai hérité à l’issue de mon coma. Je peux désormais lui parler normalement, sans prendre la peine d’appliquer l’ancienne syntaxe rudimentaire, pour ne pas dire primitive, verbe à l’infinitif et complément d’objet.
Tom est la dernière version d’ordinateur servile développée par le Consortium. Une machine de la taille d’un ongle implantée dans un bracelet connecté. Grâce à son processeur quantique, il effectue les calculs à une vitesse prodigieuse. Relié à une base de données algorithmée pouvant filer le vertige au plus chevronné des funambules, le servCom répond à toutes les questions. Son programme d’intelligence autonome comprend un module de lissage comportemental et un autre de traitement automatique du langage naturel. Ces fonctionnalités lui permettent de s’adapter aux subtilités de notre langue, ainsi qu’à nos émotions. Pour le proD lambda, Tom n’est qu’une vulgaire intelligence artificielle. En réalité c’est bien plus que ça, c’est un cerveau artificiel avec un processeur quantique à liaison neuronale.
Après trois ans passés ensemble, il m’arrive d’oublier que Tom n’est qu’une machine à mon service. A certains moments, nous vivons même des instants de franche camaraderie. Toutefois, à de nombreuses reprises, de sourdes angoisses m’envahissent et je crains de devenir la créature de ce cerveau hors du commun.
Le programme de servCom obéit aux trois lois de la robotique.
Bien sûr, je ne comprends absolument rien à tout cela et le jargonnage des techniciens du Consortium qui se perdent en explications alambiquées ne me convainc pas. La question est pourtant simple : mon servCom pourrait-il un jour me contrôler ?
Une nouvelle fois, c’est Tom qui m’a rassuré, un jour où je lui demande d’effectuer des recherches à ce propos. Il lui est impossible de s’en prendre à moi, il doit m’obéir, il a tout intérêt à ne pas se mettre en danger. Il me parle même d’une loi Zéro qui renforce toutes les autres.
Pour faire court, je ne risque rien de sa part. Pour le moment, je lui laisse le bénéfice du doute.
“Tu dois voir au-delà des apparences”. Prenons-le au mot.
Je chausse mes hologlasses avant de les activer. La nanoCam intégrée permettra de mieux y voir.
— Tom, scanne le cube en plurimod s’il te plaît.
Je maintiens mon regard en direction du petit appareil, attendant que le servCom effectue les balayages multi-spectres demandés. L’affaire est entendue en à peine dix secondes. Les résultats annoncés ne me surprennent pas.
— Les analyses infrarouge et ultraviolet ne révèlent rien de plus Monsieur. Le scan thermique montre que l’appareil n’est pas en marche.
Cela ne m’aide pas vraiment. Le cube de golf peut être quantité de choses : un serveur quantique, une télécommande, un détonateur, une boîte à musique, le dernier sex-toy à la mode. En l’absence de données suffisantes, la prise de décision ressemble à un pile ou face très risqué, à un colin-maillard au bord d’une falaise.
La phrase qu’on a pris la peine de rédiger à la main à l’intérieur du carton, me conforte néanmoins dans l’idée que l’appareil ne représente aucun danger. Je dois le voir comme une sorte d’épreuve, un “cap ou pas cap” lancé par quelqu’un qui me connaît très bien. Néanmoins, pour l’heure, la raison du défi m’échappe ?
“Il faut voir au-delà des apparences” était devenue, au fil du temps, la signature de mon père. Un tic de langage. Un gimmick. Il le répétait plusieurs fois par jour, quelle que fut la situation, quel que fut son auditoire. Il lui arrivait même de le prononcer dans d’autres langues. En relisant cette petite phrase, je suis surpris de voir à quel point son souvenir et sa présence demeurent vivaces. Je le sens tout près de moi.
Le goût de la rouille se fait soudain moins fort.
J’attrape le cube et sans prendre le temps de réfléchir, je presse sur l’unique bouton.
Il n’y a ni explosion, ni musique.
L’appareil commence à vibrer. Un frémissement doux similaire à un petit souffle au creux de ma main. Une caresse légère et tiède. Devenu lumineux, le cube est maintenant nimbé d’une aura bleutée.
Je prête une attention tout particulière aux différents sons de l’appartement. Je ne remarque rien d’inhabituel. Le cube de golf n’a déclenché aucun dispositif caché.
— Tom, effectue un nouveau scan.
— En plurimod Monsieur.
— Oui bien sûr.
— Bien Monsieur. Les scans indiquent que l’appareil est en marche.
Par moment, Tom me fatigue.
Avec tout ça, je n’ai toujours pas pris la direction de l’hôtel où s’est fait refroidir notre astrophysicien. Vu mon temps de réaction, je vais encore me faire taper sur les doigts par Angelo.
Jouer les Renifleurs zélés n’est pas une habitude, et encore moins un désir profond de ma part. Mais il existe une frontière entre tirer au cul et saboter. Une limite que je ne dois absolument pas franchir. Jusqu’à présent le Consortium s’est montré patient avec moi, mais pour combien de temps encore.
Je n’y couperai pas, je dois y aller.
Pour me motiver je fais comme d’habitude, je me dis que je ne le fais pas pour moi, mais pour ma sœur Natacha. Je me dirige vers la porte du mur de la cuisine, celle qui donne sur le petit garage. J’attrape mon chapeau au vol et enfile ma cryoveste. Avec les chaleurs actuelles, impossible de faire sans. Je glisse le cube de golf dans une des poches.
En le sentant à peine frémir contre ma hanche, je me demande encore qui me l’a envoyé et surtout ce que sa mise en route vient de déclencher. D’une certaine façon, j’ai hâte de savoir.
La robocar, une Satel 32, est en marche. La dernière produite par notre Consortium. Une deux places, formes élégantes, habitacle spacieux et modulable. Pilotée par mon servCom en mode autonome avec drône d’observation 3D intégré et système défensif. Un outil de propagande au service du Conso. Un leurre pour attirer de futures recrues.
Je l’aime bien. La technologie peut aussi avoir du bon. Et dire qu’il fut un temps où j’appréhendais de me séparer de mon antique voiture thermique. L’Algorithme a raison et tout cela est mieux pour la planète.
Tandis que le rideau métallique du garage remonte, je me prépare à encaisser le choc.
Mes mains agrippent les accoudoirs de mon fauteuil. La lumière brillante du jour submerge l’habitacle de la robocar et mes globes oculaires s’enflamment. Chaque photon prend le temps d’embrasser mes rétines. Je plisse les yeux qui s’emplissent de larmes et serre les mâchoires. Je ne goûte guère ces civilités empressées et familières.
Bon sang, je ne m'y habituerai donc jamais.
Par bonheur, après ces nombreuses formules de politesse, mes lentilles photochromiques prennent le relai et décident de jouer les entremetteuses. Les embrassades deviennent plus respectueuses. La douleur fait place à l’inconfort. La drogue fait le reste. Il m’aurait été possible de subir une transoPération afin de gommer mon handicap mais je tiens à mes yeux d’origine. C’est quand même un leg parental.
Je prends le temps de vérifier que mon arme et mon badge sont toujours dans la boîte à gants sécurisée. Rassuré, je demande à Tom d’assurer la conduite et de prendre la direction du secteur 4. Je lui commande de conserver la vue extérieure sans changer l’ambiance graphique de l’habitacle. Il n’y aura pas de balade à Rome ou à Vienne aujourd’hui. J’insiste pour qu’il emprunte les zones les plus fréquentées. Inutile de se presser.
Le ciel d’un bleu limpide contraste avec la grisaille des bâtiments. Dehors ce n’est qu’une succession de monolithes noirs, gris, blancs. Un labyrinthe de verre et de béton d’où jaillissent par moment des enseignes monumentales indiquant une clinique de transoPération, un temple transHumaniste dédié à l’Algorithme ou un centre de transFert. Des lieux aussi fréquentés que l’Atacama. Pour le dire autrement, les transHu ne courrent pas les rues.
Je ne peux m’empêcher de sourire. Le Consortium a beau vanter les mérites de la transHumanité, le succès n’est toujours pas au rendez-vous. Il y a un monde, pour ne pas dire une galaxie, entre le fait d’apprécier les plus-values de l’augmenTation et le passage à l’acte via de douloureuses transoPérations.
Bien sur, depuis toujours, ils existent, ceux qui acceptent de souffrir au nom de leur ego hypertrophié, pour un simple souci d’apparence, pour un pénis ridiculement petit ou une poitrine désespérément plate. La quête suprême de la jeunesse éternelle. La coupe de la vie sans finitude. Il suffit de voir les listes d’attentes, longues comme des vers solitaires, sur les planning des chirCom pour s’en convaincre.
Malgré tout, cela reste des opérations admises. Rien à voir avec l’amputation voulue d’un membre, pour son remplacement par une prothèse bionique aux capacités augmentées, ou l’énucléation pour gagner une neuroCam. Quant au transfert de conscience, autant dire que l’on vouvoie la science-fiction. Sans parler du prix de ces menus charcutages.
Imperturbable à mes préoccupations de cul-plat, la robocar suit avec patience le flot de la circulation, qui prend des airs de défilé de chenilles processionnaires. Sur les trottoirs des nuées de proD se bousculent, pour rejoindre leur lieu de travail, ils croisent leurs homologues qui rentrent chez eux. Tous se soumettent, tels des dévots, à la vieille tradition des trois huit. Un quota de sommeil pour pouvoir produire et prétendre à un bonheur balisé ou comment gagner son droit de vivre dans la ruche en contribuant à l’accumulation des Datas.