Móguî
Monstre issu de la mythologie faerie. Son long cou, ses larges ailes et ses pattes avant plus courtes que ses pattes arrière en font une créature très semblable au dragon, si ce n'est qu'il est doté d'une tête de bélier. La légende voudrait qu'il soit né d'une sorcière qui avait prédit qu'elle engendrerait le diable à sa treizième grossesse.
D'immenses arches de pierre se succédaient dans le brouillard en direction de la combe où était censé se trouver le temple. La plupart d’entre elles s’étaient écroulées sous le poids des ans et une épaisse couche de mousse les recouvrait. Le soir tombait. Bien qu’elle soit à bout de forces après avoir escaladé la falaise, Souffre accéléra le pas. Elle n’avait aucune envie de dormir à la belle étoile et elle priait pour trouver un abri dans les ruines qu’avait évoquées Nân Espérance. Elle ne croyait pas au móguî bien sûr, mais Ob seul savait quels genres de bestioles rôdaient dans les montagnes faeries !
Le souffle court, elle atteignit enfin le sommet d’un antique amphithéâtre. Les herbes folles avaient depuis longtemps envahi les gradins mais les lieux restaient empreints d’une certaine majesté. Quelques chauve-souris voletaient ici et là, et en dehors des légers clappements de leurs ailes, elle ne percevait aucun bruit. Les insectes eux-mêmes s'étaient tus. De l’endroit où elle se trouvait, elle distinguait une large fresque peinte sur le mur de scène. Elle était abîmée mais, en plissant les yeux, la jeune femme reconnut une créature ailée d’un bleu soutenu. Elle aurait aimé s’en approcher pour l’examiner de plus près, toutefois cette arène à ciel ouvert ne lui plaisait guère, elle ne tenait pas à y passer la nuit.
Se promettant de revenir au petit jour, elle fit le tour de l’hémicycle et gagna le versant opposé de la combe, où la rivière dévalait la pente avec force pour aller rejoindre l’Obole au fond de la vallée. Elle avançait sans bien savoir où elle allait. Si la gamine qu'elle cherchait se terrait ici, elle avait toutes les chances de la manquer. Les cachettes étaient nombreuses et l’obscurité naissante altérait sa vision. Elle dépassa une série de hauts monolithes de pierre élevés en des temps reculés, et longea le lit d'un cours d'eau vers l’amont jusqu’à un bosquet d’épineux sous la ramure desquels elle se faufila.
L’effet fut immédiat, ce fut comme si elle basculait dans un autre monde, au cœur du territoire de Kaliya. La lumière avait une qualité bleutée étrange. Elle provenait de multiples cristaux de quartz disséminés partout dans l'enclave où elle venait de pénétrer. Quittant avec prudence la berge du ruisseau, Souffre passa sous une nouvelle arche tarabiscotée et se retrouva sur une esplanade surplombée d’une gigantesque avancée rocheuse. On aurait dit la gueule d'un immense dragon sculpté dans la pierre, dont les iris luisaient du reflet bleu des cristaux.
Subjuguée, elle leva la tête vers la créature minérale qui la dominait et esquissa un pas dans sa direction. Le froid la rappela à l'ordre. À cette époque de l'année, les nuits étaient encore fraîches et elle resserra les pans de son châle autour d’elle en regrettant la toile épaisse de sa cape d'inquisitrice. Le plus urgent était de trouver un abri, tant pis pour la gamine ! Elle choisit un arbre dont les branches retombaient presque jusqu’au sol et se roula en boule à son pied, épuisée et affamée mais surtout grelottant de froid.
Il lui fallut longtemps pour s'endormir. Elle n'était pas très à son aise et ses idées s'entremêlaient au gré de ses réflexions. Elle regrettait sa décision. Se mettre en quête de la petite-fille de Feriel ne lui apporterait rien, c'était à la fois une perte d'énergie et de temps. Longsault mis à part, il arriverait un moment où elle devrait se résoudre à renoncer à l'espoir puéril de retrouver Dasin, elle le savait bien. Pourtant, elle ne se sentait pas encore prête à abandonner sa quête, c'était trop important pour elle et pour le reste de sa vie. Ce fut avec cette pensée qu'elle sombra dans un sommeil agité peuplé d'images du passé.
Au matin, elle s’éveilla percluse de douleurs, des fourmis plein le visage, les bras et les jambes. Elle bondit sur ses pieds avec un cri de dégoût. Après s’être extraite de son abri de fortune, elle se rendit à la rivière où elle but longuement avant de se dévêtir et de se baigner pour se débarrasser des derniers insectes. L’eau était glacée et elle ne s’y attarda pas. Cela l’aida pourtant à dissiper sa torpeur. Elle se sécha avec son châle puis elle se mit en quête de quelque chose à manger. Deux poignées de baies au goût acide lui firent office de petit-déjeuner mais elle se sentit mal peu après les avoir avalées.
Tandis qu’elle retournait à la tête de dragon, elle fut prise de terribles crampes d’estomac. Elles étaient si fortes qu’elle passa un long moment dans la clairière à gémir, à quatre pattes et les fesses en l'air, recroquevillée sur son abdomen. Elle finit par perdre conscience de son environnement et, lorsqu'elle émergea à nouveau, le soleil était déjà haut dans le ciel. Elle se sentait un peu mieux mais guère vaillante. Elle regarda autour d'elle, désorientée. À quelques pas de là, sa pousse de mesquite gisait sur le flanc, dans un piteux état. Elle se traîna jusqu'à elle pour la redresser puis s'avança dans la clairière déserte et silencieuse.
En dehors de la monstrueuse gueule sculptée dans le granit, le lieu n’avait a priori rien de bien singulier. Il comportait en son centre une esplanade vétuste, couverte de mousse et de grappes de champignons luisants qu’elle n’osa pas manger. Les racines des arbres soulevaient la roche, dont des fragments plus ou moins gros se détachaient. De nombreuses pierres cristallines se dressaient un peu partout, reflétant les rayons du soleil. Un étrange diagramme composé de cercles et de triangles enchevêtrés était gravé sur la dalle. Intriguée, elle entreprit de racler la mousse avec un caillou pointu pour révéler l’ensemble du dessin.
Ce fut un travail épuisant, d'autant plus qu'elle n'avait rien avalé de solide depuis pas loin de deux jours. Si quelqu'un lui avait posé la question, elle aurait d'ailleurs été bien en peine d'expliquer pour quelle raison elle s'y était attelée. Sans doute parce que la figure lui semblait bien trop géométrique pour être naturelle. Une fois la majeure partie des entrelacs dégagés, elle remarqua qu'il manquait un cristal au sommet de l’un des triangles et le remplaça, presque sans y penser. Il y eut un puissant éclat de lumière et le sol se mit à frémir sous ses pieds.
Souffre s'immobilisa, pétrifiée et croyant à un tremblement de terre, avant de réaliser que le phénomène avait une tout autre cause. Les cristaux clignotaient d'une faible lueur bleutée, à peine visible à la lumière du jour. Dans un grondement sourd, la tête de dragon s'élevait vers le ciel, dévoilant une volée de marches humides qui s’enfonçaient sous la terre. Un froid glacial s'en échappait. Indécise, elle resta plantée là longtemps avant de se résoudre à s’y engager. Il lui fallait s'assurer que la petite-fille de Feriel n'avait pas trouvé refuge en bas.
De nouvelles pierres enchâssées dans la paroi s’allumaient sur son passage comme pour lui montrer la voie, puis l’obscurité se fit soudain plus dense autour d’elle. L’ouverture s’était refermée derrière elle et il ne lui restait que la clarté diffuse du quartz pour se repérer et ne pas se rompre le cou. Elle suivit le seul chemin qui s’offrait à elle et continua de descendre, laissant courir ses doigts sur le mur. Au pied des marches, elle découvrit une vaste caverne au centre de laquelle un curieux mécanisme paraissait flotter au-dessus d’un socle brillant, tournant au ralenti.
C’était une sphère métallique de plus d'un mètre de diamètre, à l’intérieur de laquelle voltigeaient des globes identiques, plus petits, comme en apesanteur. Chacun d'eux constituait lui-même un rouage à lui tout seul et en contenait d’autres. Il y avait ainsi une infinité d'orbes évoluant sur des orbites fluctuantes, et qui semblaient n'obéir à aucune logique. Souffre n'avait jamais rien vu de pareil. Elle s'interrogea sur son utilité et, curieuse, elle frôla une sphère du bout des doigts. Le système ralentit et s’arrêta.
Elle recula d'un pas vif, portant une main à sa bouche. Avait-elle cassé le dispositif ? Les yeux écarquillés d’appréhension, elle guetta un nouveau phénomène mais, à son grand soulagement, il ne se passa rien de plus. Le mouvement de rotation reprit après une vingtaine de secondes. Echaudée, elle se détourna de la machine et son attention fut alors attirée par tout autre chose. Comme l'ensemble les ruines, la caverne était déserte mais, sur sa partie gauche, creusée dans la paroi et surélevée par rapport au niveau du sol, se trouvait une vaste aire recouverte de sable noir.
Il s’en dégageait une chaleur si agréable que la jeune femme retrouva le sourire. Elle grimpa à l'intérieur et se roula en boule, un bras autour de la pousse de mesquite qui l'accompagnait désormais partout. Un étonnant bien-être se répandit peu à peu en elle comme une couverture, soulageant ses dernières crampes d'estomac. Elle se prit à somnoler et elle faillit même s'endormir à nouveau, mais le spectacle de sa plante qui se desséchait à vue d'œil la fit se redresser. Elle pesta. Assoiffée elle aussi, elle se maudit de n'avoir pas songé à récupérer de l'eau à la rivière.
La simple idée d'y retourner l'épuisait, mieux valait essayer de ne pas y penser pour le moment. Pour s'occuper, et détourner son esprit de cette préoccupation, elle sortit de sa besace le coffret de bois que lui avait confié Nân Espérance. Il était vieux et très abîmé mais, quand elle tenta d'en soulever le couvercle, celui-ci ne bougea pas. Elle le tourna et le retourna dans tous les sens entre ses doigts, il n'y avait pas de serrure. Elle le palpa un peu au hasard, à la recherche d'un mécanisme d'ouverture, en vain. Déconfite, elle le secoua comme pour deviner ce qu'il y avait à l'intérieur, aucun bruit ne se fit entendre.
Frottant son menton osseux, elle fit une pause pour réfléchir puis orienta le couvercle vers la lumière du cristal le plus proche pour l'examiner de plus près. Des symboles étaient gravés dessus, presque imperceptibles à l'œil nu. À leur vue, Souffre se figea, le sang battant à ses oreilles. Elle releva la tête et observa de nouveau la machine qui pulsait à quelques pas d'elle. Sur le socle brillant au-dessus duquel flottait le mécanisme, les ombres entrelacées des sphères et de leurs orbites formaient un canevas trop précis pour n’être que le fruit du hasard. La complexité du diagramme lui rappelait celui gravé sur l'esplanade.
Un enchevêtrement de cercles et de triangles... Les mêmes figures se trouvaient sur la dalle extérieure, le socle de la machine et le couvercle du coffre. La coïncidence était trop énorme pour en être une. Souffre écarta les doigts pour en poser l'extrémité sur les sommets des triangles gravés dans le bois, à l'endroit précis où s'étaient trouvés les cristaux de quartz dans la version grandeur nature. Elle appliqua une légère poussée. Il y eut un claquement sec et un sourire de triomphe éclaira son visage. La boîte s'ouvrit, révélant trois petits flacons de verre protégés par de la soie. À l'intérieur du couvercle était gravé le nom de sa propriétaire : Dasin Lhocine. Où Feriel s'était-elle procuré cela ?
Très excitée soudain, elle s'assit en tailleur sur le sable chaud, déposa le coffret sur ses genoux, s'empara d'une fiole et l'éleva devant ses yeux. Elle contenait un liquide transparent, d'apparence sirupeuse. Elle l'ouvrit, l'approcha de son nez : il s'en dégageait un parfum douceâtre, végétal mais pas désagréable. Elle en renversa une goutte au bout de son index puis frotta ce dernier avec son pouce. C'était un peu collant, mais sans plus. Elle porta son doigt à sa bouche et une saveur sucrée se diffusa sur ses papilles. Son estomac se manifesta à grand bruit et sans plus réfléchir, elle avala d'un trait tout le contenu de la fiole.
Cela n'apaisa pas sa soif mais cela lui donna comme un coup de fouet. Elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle venait de boire au juste, aussi patienta-t-elle un moment dans l'attente d'un effet secondaire quelconque. Un rictus moqueur se dessina sur ses lèvres, Lucius l'aurait agonie d'invectives s'il l'avait vue faire. Elle referma le flacon, le remit dans son compartiment et attendit encore. Elle ne percevait rien de spécial, en dehors du fait qu'elle se sentait mieux, comme régénérée.
Ses doigts hésitèrent un instant au-dessus des deux fioles restantes. De quoi aurait-elle l'air si elle dénichait la petite-fille de Feriel et lui remettait le coffret vidé de son contenu ? Et après ? Le nom de Dasin n'était-il pas gravé à l'intérieur ? Ce coffret ne lui revenait-il pas de plein droit ? Si elle mourait de soif et de faim dans cette caverne, que lui importerait l'opinion de la fillette ?
Tu risques de périr de fainéantise plus que de soif, pauvre nouille ! La rivière n'est pas si loin...
Les voix de Ghanim, Lucius et même celle de Longsault se superposèrent dans sa tête. Elle savait bien ce qu'ils en auraient pensé. Elle grimaça, haussa les épaules avec une feinte désinvolture puis, d'un mouvement leste, elle renversa le fluide clair et sucré au-dessus de sa bouche grande ouverte. Après cela, sans prendre la peine de s'interroger davantage, elle arrosa la pousse de mesquite avec les quelques centilitres que contenait le dernier flacon, histoire de se donner bonne conscience.
Satisfaite, ou cherchant à se convaincre qu'elle l'était, elle referma le coffret et retourna auprès de la machine, qu'elle observa de nouveau avec suspicion. Le Saint-Office disposait de ses propres alchimistes, ce qui ne l'empêchait pas de se méfier à outrance de cette science occulte très en vogue. Or, ce mécanisme lui rappelait les spéculations magiques et mystiques de la discipline mais aussi ses pratiques sur les métaux. Curieuse malgré tout, elle frôla la sphère la plus proche du bout des doigts.
Une fois de plus, le système s’arrêta comme s’il attendait une confirmation, avant de reprendre sa rotation. Souffre pencha la tête de côté puis elle renouvela son geste. Quand le dispositif interrompit sa course, elle effleura un autre globe, choisi au hasard. Il y eut de nouveaux déclics puis les orbes changèrent de position. Apparurent alors une série de sphères d'un noir profond comme du goudron. Intriguée, elle haussa les sourcils mais ne renonça pas à ses manipulations.
Cette fois, la pulpe de son index revint couverte d'une substance sombre et luisante. Elle la porta à son nez et poussa une exclamation écœurée. Ça puait la mort et la putréfaction ! Grimaçant de dégoût, elle se précipita vers les sables pour y frotter ses doigts et en ôter toutes les tâches noires. Elle n'y parvint qu'à moitié, ce qui la convainquit enfin de se rendre à la rivière. Elle grimpa les marches quatre à quatre et la paroi se mit d'elle-même en mouvement lorsqu'elle posa le pied sur celle du haut.
Quand elle émergea de la grotte, l'air était frais et vivifiant. La nuit approchait, pas assez cependant pour qu'elle ignore les multiples tâches noires répandues sur l'esplanade et partout dans le paysage alentour. Ce fut comme si une pierre lui tombait dans l'estomac et elle s'arrêta net. Que se passait-il encore ?