Pletzl

UN BEAU JOUR, MON CŒUR s’est transformé en Histoire de France.

Dans un très beau livre qu’on m’avait offert, j’avais observé durant des heures les hommes célèbres qui étaient morts depuis belle lurette pour continuer à faire manger le pays. Le portrait de Charlemagne me plaisait beaucoup. J’aimais lui caresser la barbe, ses longs cheveux bouclés. Comme je ne savais pas encore lire, mon père m’avait dit qu’il était le roi des Francs et des billets de mille. Quelqu’un l’avait photographié debout sur un rocher, si bien que son corps immense me donnait l’impression de faire partie du ciel. Il était richement vêtu d’une cuirasse bleue ornée de lys. Sur ses épaules, il portait une cape en or au-dessus et rouge à l’intérieur. Sa tête tenait une superbe couronne, elle aussi rouge et or. Il avait un sceptre dans une main, et un gros bâtiment dans l’autre, peut-être bien une école ou une caserne ou une basilique, mon père n’avait pas su trop me dire. Il était si connu que la célèbre France Gall avait fait une chanson contre lui, en le traitant de sacré Charlemagne qui ne lui avait laissé que ses dimanches et ses jeudis.

Le portrait de Jeanne d’Arc me faisait toujours monter les larmes aux yeux. Elle était belle dans sa robe blanche, même si elle était ligotée avec une corde à un poteau. Les bras ramenés sur sa poitrine, elle tenait dans sa main une croix de Jésus. Sa tête était penchée et son regard doux cherchait gentiment les nuages. Mais elle devait avoir le nez bouché, car elle ne sentait pas l’épaisse fumée grise qui l’entourait. Répondant à mes « Et ça, c’est qui ? » mon père m’avait renseigné que c’était une bergère qui avait brouté des Anglais il ne savait plus où, et que c’était pour cela que des méchants Français l’avaient brûlée vive à Rouen, pour sorcellerie. Celui qui l’avait photographié n’avait eu aucune pitié. Il avait pris la pauvre bergère alors que les flammes léchaient déjà ses pieds. Sur le côté, un moine coiffé d’une capuche noire était debout sur une échelle. Il brandissait une haute croix de Jésus en or, et tentait comme il pouvait de la montrer à Jeanne. Mais Jeanne semblait se ficher de Jésus. Elle préférait regarder en l’air.

Sur le portrait de Napoléon, mon père s’était amusé à dessiner des moustaches, mais ça ne m’avait pas fait rire, ni ma mère non plus. Ces superbes images faisaient voyager mon esprit dans un lointain passé. Pour moi, l’Histoire de France était finie depuis longtemps. On en avait fait un beau livre et puis c’était tout. J’avais donc bien été surpris d’apprendre, lors d’une conversation entre tata Momo et monsieur Lupinski, qu’elle avait aussi traversé mon quartier avec ses dents de loup.

D’après ce que j’avais pu capter, ma jolie rue Ferdinand-Duval n’avait pas toujours été des plus joyeuses. Elle avait beaucoup souffert pendant la guerre mondiale, surtout aux numéros 39 et 45. C’est peut-être à cause de cela qu’il lui restait encore plein de larmes noires sur ses façades. Si elle avait été aussi triste, c’est qu’elle avait vu disparaître d’un coup plein d’enfants, de parents, d’oncles et de cousins. Tous ces gens étaient partis un matin d’été dans des autobus. Et ces autobus avaient roulé si loin et si longtemps qu’ils s’étaient perdus quelque part dans la neige, en peau logne, d’après ce que j’avais cru comprendre. Monsieur Lupinski était parvenu à se cacher à temps, mais pas son frère ni sa petite sœur. Ce sont les gendarmes français qui avaient fait ça à d’autres Français.

– C’est dommage ! lui avais-je dit pour le consoler.

– Qu’est-ce qui est dommage ?

– Que Jeanne d’Arc n’était pas là pour les brouter, les gendarmes.

– Tu es bien gentil, mais on ne rigole pas avec ces histoires-là, mon garçon. 

– Il est très sensible, il voulait dire bouter, monsieur Lupinski, m’avait défendu tata Momo.

– Bouter, brouter, je ne comprends rien à ce que vous me dites. Que vient faire Jeanne d’Arc là-dedans ? Je vous parle de l’Holocauste et...

– C’est qu’il se passionne réellement pour l’Histoire de France.

– Dans ce cas-là, il vient d’apprendre quelque chose aujourd’hui. Le pauvre ! Désolé, je croyais qu’il rêvassait. J’étais loin d’imaginer qu’il nous écoutait.

Un jour, alors que nous étions installés avec mes parents à la terrasse d’un café, j’avais encore entendu parler de cette terrible histoire d’autobus. Juste à côté de nous se tenaient deux dames. Sous leurs bracelets étaient cachés les numéros qui ne partent jamais, même avec le meilleur des savons. Elles parlaient d’une fillette avec des petits sanglots sur la langue :

– Et la p’tite Judith !…

– La p’tite Judith, oy quelle tristesse ! Elle était à ça d’être sauvée. À ça ! Tu te souviens d’Alfred ?

– Bien sûr. Tu m’as déjà raconté.

– Eh ben, je te raconte encore. Il avait été averti un jour avant par un gendarme, un gentil. Alors, il va frapper chez Galia. Elle osait pas ouvrir. Comme d’habitude, elle avait peur. Tu te rappelles comme elle avait peur de tout.

– Elle avait bien raison, non !

– Finalement, elle ouvre. Il lui explique qu’il faut faire vite. Mais, penses-tu, elle n’y croit pas. Ah ça, elle était gentille, mais butée sur tout. Au moins la p’tite, au moins la p’tite, que supplie Alfred ! C’est déchirant, mais il trouve les bons mots. Il lui ramènera dans deux trois jours si c’est qu’une mauvaise rumeur. Finalement, Galia, elle l’habille, elle fait sa petite valise. Elle a la p’tite dans ses bras, elle l’embrasse, elle lui pleure dessus comme dix mères, va pour lui donner. Et au dernier moment, va t’en savoir, elle le fait pas, elle lui referme la porte au nez. Elle lui dit : « Désolée, Alfred, je n’y crois pas ! ». 

– Oy, comme si c’était hier ! Un marchand de larmes ferait encore fortune au Pletzl.

– Le Pletzl ne sera plus jamais ce qu’il était. Combien sont revenus ? Hein, combien ?

Avec sa casquette et son mégot, monsieur Yossi, notre vieux voisin, était un peu l’historien du quartier. Mes parents l’admiraient beaucoup parce qu’il était un puits de mémoire, mais ils l’évitaient souvent car lorsqu’il plongeait dans ce puits, il vous aspirait avec lui dans sa noyade. Il connaissait tout au sujet de ce fameux « Pletzl ». Il nous avait dit que cela signifiait « petite place » en yiddish. Avant la guerre mondiale, le Pletzl s’étendait des deux côtés de la place Saint-Paul. Il en restait les derniers vestiges dans la rue Pavée, la rue des Rosiers et ma chère rue Ferdinand-Duval. À l’entendre, il en connaissait chaque appartement, chaque recoin, comme s’il avait mangé, ri, dansé, partagé de bons moments avec tous les locataires. Il se souvenait de tous les noms, de tous les âges, des professions de ceux qui étaient partis ce matin d’été pour se perdre dans la neige.

Il nous avait aussi appris que le quartier renaissait à peine de ses cendres, surtout grâce aux modestes provinciaux attirés par ses tout petits loyers. Tout doucement, le Pletzl se repeuplait, mais de gens qui ignoraient, pour la plupart, qu’ils foulaient joyeusement un plancher recouvert de larmes. Mes parents culpabilisaient un peu d’entendre ça. Ils se posaient souvent la question : vivaient-ils dans la mansarde d’une famille disparue ? De crainte que la réponse ne soit oui, ils n’avaient jamais osé le demander à monsieur Yossi.

Dans le sillage des provinciaux étaient venus d’autres immigrés, surgis des mers du Sud et encore des plaines gelées de l’Est. Pleins de courage et d’espoir, nombre d’entre eux étaient des démunis qui avaient quitté la misère de leur lointain pays pour rejoindre la pauvreté du nôtre. Connaissions-nous Georges Moustaki ? Bien sûr ! Eh bien justement, c’était ces étrangers avec leurs cheveux aux quatre vents, qu’il honorait dans sa chanson. Moustaki disait toute la vérité quand il les traitait de métèques, de Juifs errants, de pâtres grecs, de voleurs, et de vagabonds.

Les Juifs, mon père et ma mère les aimaient bien, mais ça dépendait des jours. Ils les appréciaient nettement moins quand certains tenaient absolument à ce que mes parents le soient aussi. Comme le voyage en autobus en avait égaré plusieurs milliers, les survivants s’en inventaient de nouveaux. À cause de son grand nez et de ses grandes oreilles, et parce qu’il travaillait dans la confection, mon père était souvent désigné comme étant le Juif du quartier qui n’assumait pas sa judéité. Il avait beau dire, justifier ses origines, la rumeur courait sur lui et mon père n’était pas assez rapide pour la semer. Cette méprise avait le don de lui mettre les nerfs en pelote. Pris de doute, il n’était pas rare qu’il se vérifie le faciès devant la glace, en palpant son grand nez :

– Imagine que ça se répète, disait-il à ma mère, en se mirant.

– Quoi ?

– Une nouvelle déportation. Avec mon pif, c’est certain, je suis bon pour le train à bestiaux.

– Qu’est-ce que tu racontes !

– Les Français sont tellement branques.

– Il est fort ton nez, mais droit, pointu, tu n’as pas à t’inquiéter.

– Je fais polack, tout le monde me le dit. Ils ont peut-être pas tout à fait tort. Où tu vois le Normand là-dedans, le Normand certifié ?

– René, tu fais Normand, y a pas de doute possible.

– Quand la machine s’affole, t’es plus personne, crois-moi. T’es plus qu’un pif à rayer du décor. La question que je me pose c’est… pourquoi le ciel nous a marqués ainsi ?

– Nous ? Tu délires, là !

– Pas tant que ça. La généalogie, c’est toujours un peu la loterie. Est-ce que tu sais, toi, si tu viens de la cuisse d’Abraham ou de Jupiter ?

– Arrête de te mettre martel en tête, voyons. Tu es Normand ! Nor-mand ! 

– Tu savais que dans le temps, notre rue s’appelait la rue des Juifs ?

– Oui.

– Et tu n’y vois pas comme une sorte de petite prédestination, toi ?

– Et alors quoi, si on habitait rue des Canards, on aurait des canards pour ancêtres ?

– Pas faux ! Et si on se cousait une étoile de goy pour clarifier les choses.

– Écoute, voilà, tu es Juif, si ça peut te faire plaisir, tu es Juif.

– Tu as raison, je vais leur dire ça. En finesse. Comme ça, ils m’emmerderont plus.

C’est ainsi que j’avais compris peu à peu que mon quartier était différent des autres quartiers de Paris. Qu’ici, la population était divisée en deux. D’un côté, il y avait des goys, mais pas beaucoup. Et de l’autre, il y avait des Juifs, plus nombreux. Que les Juifs ne s’habillaient pas pareil, et ne parlaient pas vraiment la même langue. Que certains Juifs avaient bien souffert et que les goys pas du tout. Que ceux qui avaient bien souffert échangeaient leur mélancolie le soir, assis sur des chaises, au seuil des magasins. Tandis que les goys rentraient chez eux plus gaiement pour écouter la radio. Que les Juifs avaient eu la chance d’avoir été bénis par le Bon Dieu. Et les goys, beaucoup moins. Que les Juifs avaient tué Jésus qui était Juif et en même temps le Fils du Dieu des Crétins. Que dans les commerces des Juifs, on trouvait des aliments pas chers, qui avaient exactement le même goût que les aliments plus chers vendus par les goys. Au fronton de ces échoppes, les Juifs écrivaient des lettres absolument pas droites et dessinées à l’envers qu’on appelait de l’hébreu. L’hébreu, pour mes parents, c’était de l’hébreu. C’est à dire une sorte de langue secrète qu’on ne pouvait pas comprendre si l’on n’était pas hébreu. On pouvait être le plus intelligent du monde, rester devant durant des heures, avec la tête en bas, on ne la comprenait pas davantage, et même encore moins. C’est à cette période que j’avais commencé à remarquer que certains Juifs étaient reconnaissables à une petite crêpe noire qu’ils portaient sur la tête. Tata Momo m’avait dit que cette galette les protégeait des foudres de Dieu, comme un paratonnerre. Elle m’avait aussi dit qu’il en existait deux catégories : d’une part les Chefs arabes qui étaient plutôt joyeux et un peu bruyants, et d’autre part les Âges que nazes qui étaient beaucoup plus sérieux, avec leurs mines graves et leurs joues toujours très pâles. Ces deux communautés ne s’entendaient pas très bien. Les Âges que nazes barbus et chapeautés reprochaient aux Chefs arabes de se passer du henné sur les cheveux, et de se pavaner au soleil au lieu d’aller à la synagogue. Ils leur en voulaient surtout de ne pas avoir pris l’autobus ce fameux matin d’été. Lorsque les Âges que nazes s’emportaient, il arrivait qu’ils traitent les Chefs arabes de voyous, de truands du Maghreb, de gougnafiers non raffinés, de pitoyables incultes. Les uns et les autres possédaient pourtant la même religion, mais ils ne supportaient pas que leur Dieu ait une joue bronzée et l’autre un peu plus claire.

Un jour, j’ai demandé à tata Momo :

– Tu es Juif, toi, tata Momo ? – Ah non, moi je suis athée, aussi athée qu’une tasse à thé.

– Moi, je suis pas Juif. Je suis goy.

– Oui enfin, tu es surtout catholique. Tu as été baptisé à l’église Saint-Paul.

– Mais on a le droit d’habiter ici, même si on n’est pas Juif ?

– Bien sûr que oui, la rue est à tout le monde.

À cet instant, monsieur Tiftif, le coiffeur, était venu se mêler à notre petite conversation. Il m’avait dit tout de go :

– Moi aussi, je suis athée, comme ta tata.

– Ça veut dire quoi A-T ?

– Ça veut dire que je m’en fiche comme des cheveux de Moïse qu’on soit tous Juifs ou goys, humains, cailloux ou têtes d’âne. Ce qui compte à mes yeux, la seule chose qui me fait palpiter le cœur, c’est mon quartier. C’est sans doute le quartier le plus pourri du monde, mais pour rien au monde je n’en déménagerais.

– Retiens bien tout ce que te dit monsieur Tiftif, Lolo ! 

– Ma religion à moi, vois-tu, ce sont les gens. Si je veux voir Dieu, je ne vais pas à la synagogue. J’attends de voir passer un petit gosse comme toi, tout sourire, tout naïf. Et cela suffit amplement à mon bonheur d’exister.

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Edouard PArle
Posté le 20/06/2023
Coucou Zultabix !
J'ai particulièrement apprécié ce chapitre ! Le début avec toutes les images historiques m'a beaucoup parlé, j'étais fasciné par les livres d'histoires de France avec les grandes images quand j'étais enfant (= Ca m'a donc beaucoup parlé.
La suite avec les souvenirs de la guerre est très bien décrit, en raison de son âge le narrateur ne comprend que la surface, qu'il s'est passé des choses graves avec les juifs et il n'y a pas forcément besoin de beaucoup plus pour toucher le lecteur parce que c'est très justement et intelligemment écrit.
La fin sur les religions est aussi très intéressante. La phrase de fin de Monsieur Titif est très belle et me parle bien. Croire en les gens c'est une belle religion !
Un plaisir comme toujours,
A bientôt !
Zultabix
Posté le 20/06/2023
Un énorme merci à toi cher Edouard PArle pour tes lectures, tes mots touchants ! Pourrais-tu me dire à l'occasion ce que tu penses de "Plus rien en beaucoup plus grand", le dernier roman que je fabrique en ce moment dans la joie et la douleur !
Edouard PArle
Posté le 20/06/2023
Avec plaisir,
J'essaierai d'aller y jeter un coup d'oeil (=
Zultabix
Posté le 20/06/2023
Merci d'avance ! Bien à toi !
Hortense
Posté le 05/07/2021
Pour reprendre ton expression, y'a du taf ! C'est un bonheur de te lire, on en sort ému, bouleversé parfois. C'est rafraîchissant comme un berlingot mentholé, tendre comme une madeleine, profond et plein d'humanité.
Merci

Drôlissime la bergère qui a brouté les anglais !

Sincèrement, je n'ai rien trouvé à redire. L'écriture est parfaite.
Zultabix
Posté le 05/07/2021
Merci Hortense ! Pour rappel, j'ai pris mon temps ! J'ai mis 7 années à l'écrire !
Mais la vache, tu vas vite en besogne ! Tu lis plus vite que ton ombre, dis-moi !
Ces derniers temps, j'ai commenté pas mal de texte ! Mais je pense fort à toi ! Je n'oublie pas "L'enfant des Sables" !

Bien à toi !
Hortense
Posté le 05/07/2021
En fait, en ce moment je lis plus que j'écris ce qui explique cela.
Zultabix
Posté le 05/07/2021
Je fais également une pause écriture !^^
Jumeaux, jumeaux !!!^^
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