Nuit agitée

Nuit agitée

– Moi je veux savoir ! déclara Oxan, butée. On verra bien si ma curiosité est vraiment un problème.

Tancred ne la reconnaissait pas. Sa douce et raisonnable cousine s’était transformée en furie depuis la remarque acerbe du capitaine. Le revirement soudain de Skull les avait tous ébranlés, mais Oxan en faisait une affaire personnelle. Cependant, cette histoire de messages n’était pas anodine et Tan redoutait qu’elle se mette en danger pour une simple question d’amour propre. De plus, il craignait que les fameux messages aient été envoyés par Blacky à sa hiérarchie de la SHR. Il ne fallait pas risquer de compromettre son enquête, mais Tan ne pouvait se résoudre à expliquer ça à sa cousine.

– Je n’oblige personne à venir avec moi, de toute façon, reprit-elle en se dirigeant vers la porte de la cabine. Moi j’y vais.

Ulys lui emboîta le pas.

– Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda Tan.

– T’as eu l’impression qu’on pouvait l’arrêter ? Non. Alors autant l’aider, ça lui évitera de se retrouver toute seule dans les couloirs du vaisseau.

Il sortit derrière Oxan, suivi par Calixt. Quand Teddy prit la même direction avec un haussement d’épaules, Tan poussa un soupir et les rejoignit au moment où ils s’engouffraient dans l’escalier.

L’étage inférieur était plongé dans le silence et seules les loupiotes de veille éclairaient les corridors d’une lueur jaunâtre.

– Oxan ! appela Tan à mi-voix. On a même pas de plan. Tu comptes faire quoi ?

Sans desserrer les dents, l’adolescente se dirigea vers le réfectoire — à la surprise de son cousin —, mais au lieu d’y entrer, elle s’arrêta à côté de la porte, sous le panneau des corvées. À l’aide des boutons, elle alluma l’écran, puis fit défiler l’affichage pour consulter les plannings des jours précédents. Comme ils ne savaient pas ce qu’elle cherchait, les garçons se dandinaient d’un pied sur l’autre sans oser l’interrompre. Tan se tournait de tous côtés en se demandant ce qu’ils allaient bien pouvoir dire si quelqu’un les surprenait ici en pleine nuit.

– Les messages ont presque tous été passés pendant les quarts de nuit de Victor. C’est lui qui les envoie ? interrogea l’adolescente d’une voix atterrée.

– Non, pas Victor… Son respirateur ! s’exclama Ulys après un instant de réflexion. Il doit nettoyer le filtre toutes les quatre ou cinq heures, et ça lui prend bien dix minutes. Peut-être que quelqu’un en profite. Comme ça, ça oriente les soupçons vers lui !

– Ou bien c’est un hasard ! répliqua Tan qui commençait à être très nerveux.

– Il s’y trouve maintenant, intervint Calixt, le doigt pointé sur l’écran.

Oxan hocha la tête, puis prit la direction de la salle radio d’un air décidé, aussitôt suivi par Ulys, Calixt et Teddy, au grand désespoir de Tan qui dut les imiter.

À l’approche de leur but, il perçut des tintements devant eux. Apparemment, les autres n’avaient rien entendu, car ils avançaient toujours en direction des bruits. Il  dépassa les petits pour se faufiler jusqu’à sa cousine qu’il ne parvint à arrêter qu’à l’angle du dernier couloir. Avant qu’elle puisse protester, il montra son oreille. Distinguant enfin les légers carillons, elle recula tandis que Tan risquait un œil dans l’allée perpendiculaire. Une silhouette émergea d’une pièce située en face de la salle de l’ultracom. Elle tenait dans une main deux objets qui produisaient des sons cristallins au rythme de sa marche. Tout à coup, l’inconnu stoppa net, s’immobilisa, puis revint sur ses pas. Lorsqu’il surgit à nouveau, il ne portait plus rien, mais ses gestes étaient nerveux et saccadés. Les cousins reculèrent précipitamment pour s’enfoncer dans l’obscurité où ils attendirent que l’intrus passe son chemin, serrés les uns contre les autres le plus loin possible des veilleuses. Dans la pénombre se dessina la forme d’un long manteau flottant dans le sillage du marcheur. Darwin !

– C’est lui qui pirate l’ultracom ? souffla Ulys quand le médecin eut disparu.

– Peut-être… répondit Oxan dubitative. En fait, il ne sortait pas de la salle radio. Cette pièce est une petite réserve, je crois, mais je ne sais pas ce qui y est stocké.

– Des bouteilles, déclara Teddy d’une voix trop haute.

– Tais-toi, Teddy ! réprimanda Ulys. Tu es incapable de parler à voix basse, alors ferme-la !

– N’empêche que c’étaient des bouteilles, qu’il tenait.

À cet instant, la porte de la salle radio s’ouvrit, livrant passage à Victor Charque dont le respirateur émettait son habituel chuintement. Les enfants s’enfoncèrent à nouveau dans l’ombre, le temps qu’il disparaisse à l’autre extrémité du couloir. À peine Tan avait-il recommencé à respirer qu’Oxan chuchota :

– Encore quelqu’un !

En effet, d’infimes frottements indiquaient une nouvelle présence qui déployait de grands efforts de discrétion. Une silhouette se faufila devant eux, puis avança jusqu’à la salle radio où elle disparut en refermant silencieusement la porte. Celle-ci ne portait pas de manteau ni d’autre signe distinctif et Tan ne la reconnut pas.

– Qu’est-ce qu’on fait ?

Personne n’eut le temps de répondre, car à nouveau, ils entendirent des pas — moins discrets —, mais cette fois, ils arrivaient derrière eux ! Tan poussa tout le monde en avant et désigna la réserve de laquelle Darwin était sorti. Ils s’enfermèrent à l’intérieur.

– Mais c’est pas vrai ! chuchota Oxan. Cet endroit est un véritable hall d’astroport ! C’est qui, tous ces gens ?

Tan tendit l’oreille sans conviction, persuadé que l’épaisseur du battant les empêcherait de saisir le moindre indice. Or, au bout d’un court instant, un « boum » retentit, suivi d’une exclamation de douleur lancée par une voix particulièrement grave. D’autres ahanements s’élevèrent, quelque chose de lourd s’écrasa contre la porte de leur cachette en leur arrachant des sursauts, puis il y eut un bruit de course. Après quelques chocs contre la porte, le second individu se mit à courir à son tour, puis le silence retomba.

La main sur la poignée Tan interrogea du regard les quatre autres Sailor et, comme personne ne formula d’objection, il ouvrit prudemment. L’endroit était désert, mais c’était sans doute temporaire.

– Il vaudrait mieux rentrer, non ? dit-il en s’adressant plus particulièrement à Oxan.

Elle serra la mâchoire, mais finalement, approuva d’un signe.

Enfin raisonnable, se dit Tan.

Il vérifia encore que la voix était libre, puis s’élança en tête de la troupe. Alors qu’il se retournait pour être sûr que tout le monde suivait, il entra en collision avec un obstacle surgi de la nuit et s’étala sur les fesses, entraînant comme des quilles Calixt et Teddy dans sa chute. Tan distingua confusément une grande main qui plongeait vers la mêlée. Une seconde plus tard, le corps de son jeune frère s’élevait dans les airs, soulevé par la peau du cou comme un chaton.

– Qu’est-ce que vous faites là ? interrogea la voix de Bella.

Tan chercha une excuse, mais Oxan le devança, poings sur les hanches :

– On veut savoir qui passe des messages clandestins.

Devant tant de franchise, Tan faillit s’étouffer. À la surprise de l’adolescent, la bouche de Bella s’étira en sourire. Il reconnut même dans ses yeux une étincelle d’admiration.

– Je ne sais pas pourquoi, mais ça ne m’étonne pas, dit-elle en dévisageant Oxan tandis que Teddy s’accrochait à sa main avec un soupir d’adoration. Figurez-vous que moi aussi. En fait, je venais voir Victor pour lui demander d’en chercher d’autres.

– D’autres messages ? J’ai déjà vérifié, répliqua Oxan. Il y en a plein, ainsi que des réponses associées au fameux code inconnu. J’ai averti Skull, d’ailleurs, mais…

– Mais il t’a recommandé de t’occuper de tes affaires, c’est ça ? Il m’a dit à peu près la même chose… ajouta Bella avec une moue amère quand l’adolescente hocha la tête. Comme je pense qu’il a tort, je préfère mener mon enquête, mais je constate que je ne suis pas la seule.

Tous les hors-mondes ne suivaient donc pas aveuglément les ordres du capitaine…

Les enfants racontèrent ce qu’ils avaient vu et entendu, c’est à dire, pas grand-chose. Bella écarta d’un geste les éventuels soupçons envers Victor et envers Darwin, mais les pria de répéter leur description du second individu.

– Ça correspond à beaucoup de monde, dit-elle avec une moue. Et le troisième ?

– On ne l’a pas vu, répondit Tan, mais la voix était très grave. Comme celles… de Paddy ou de Diego.

– C’était pas Diego ! protesta Calixt aussitôt.

Tan n’insista pas, et Bella non plus.

Quelques minutes plus tard, Victor revint. Bella lui parla du code utilisateur inconnu qu’Oxan et elle avaient trouvé. Il accusa le coup lorsqu’il sut que les communications avaient été passées pendant ses gardes, mais promit de tenter de les déchiffrer. Il accepta aussi, avec beaucoup de réticences, de ne pas évoquer le sujet avec quiconque, y compris le capitaine.

– Au lit, maintenant ! s’exclama Bella en poussant les enfants en direction des escaliers.

– Pourquoi Skull ne veut pas entendre parler de tout ça ? interrogea Oxan.

La hors-monde hésita un instant.

– Parce qu’il ne peut pas admettre qu’il y a à bord quelqu’un qui ait des secrets pour lui, voire carrément un traître, finit-elle par répondre sur un ton peu amène. Il préfère faire l’autruche.

Son explication donna fort à penser à Tan. Skull était bien mal placé pour s’offusquer d’un manque de loyauté ou de transparence ! Pourtant il allait jusqu’à refuser de l’envisager. Était-ce parce que malgré son appartenance à la pègre, il exigeait de son équipage qu’il respecte ces valeurs-là envers lui ? Ou parce que le WOW recelait des secrets qui ne devaient s’ébruiter pour rien au monde ?

Quant à Bella, son attitude et sa rébellion contre son capitaine laissaient penser qu’elle n’était pas si impliquée que ça dans les activités criminelles des hors-mondes. Il aurait bien demander son avis à Blacky, mais il craignait que le Terrien prenne assez mal toute cette enquête nocturne qui avait peut-être failli mettre sa mission en danger.

Quoi qu’il en soit, aussi frustrant que cela puisse paraître, il n’y avait plus grand-chose à faire en attendant que Victor décrypte les messages, excepté croiser les doigts en espérant qu’ils n’avaient pas été envoyés par Blacky.