Un mois passe, puis deux. Le printemps pointe le bout de son nez.
Le boulanger avait fini par lui faire signe de rentrer, et depuis, tous les matins, très très tôt, il l’aide en échange de pain chaud et de quelques pièces qui lui permettent de dormir dans un vieux grenier. Pas la vie idéale, mais déjà mieux qu’avant.
Il réentend la voix, de temps à autre. Elle lui répète qu’il doit y aller, qu’il n’a rien à faire ici. Qu’il y a une couronne qui l’attend, à la citadelle.
Il ne sait pas quoi faire de cette présence insistante qu’il ne peut pas vraiment chasser. Il ne sait pas vraiment s’il est devenu fou, s’il l’a toujours été ou si le seigle du pain qu’il a mangé n’est pas parfois contaminé.
Le garçon-renard, lui, reste introuvable. Malgré lui, Dùghall le cherche, au détour des ruelles, sur les places bondées, sur les marches devant La Tanière. Il sursaute quand un homme aux cheveux roux passe devant lui et lui lance un regard méchant. Il finit par se demander s’il le reverra un jour.
Il est rare de croiser un esprit. On lui en avait dit beaucoup de mal. Inutiles au mieux, malfaisants, malsains et même immoraux, dangereux.
Il avait lu, aussi. Sur chacune des pages qu’on l’avait laissé lire était peint en mille et un détails les torts et les travers de ces êtres malades.
Mais au fil des années, au fil des livres et des punitions et de l’ennui, il s’était mis à voir ces paroles comme de simples histoires peu crédibles. Ce n’étaient pas les esprits qui l’avaient gardé enfermé pendant 22 ans. Pas eux qui avaient dessiné la longue cicatrice de son bras. Alors, il s’était demandé si les esprits qui se changeaient en animaux pourraient lui faire plus de mal qu’eux. Il en était arrivé à la conclusion que c’était peu probable.
Depuis sa rencontre avec le garçon-renard, il avait été piqué par la curiosité, et il espère tous les jours le revoir.
Comme s’il avait formulé un vœu, ses yeux croisent ceux du renard.
Il hésite à lui dire qu’il l’a attendu, mais se retient.
Il l’emmène à nouveau à la taverne, et à nouveau ils se retrouvent une bière en main, sans échanger beaucoup plus que des regards curieux. Assis sur les marches de l’arrière de la taverne, sous une pleine lune et un ciel découvert, Dùghall brise le silence.
« C’était vrai, la dernière fois ?
Il pense à son rêve, à lui qui court dans la campagne, guidé par le renard.
Le garçon lui fait un petit hochement de tête, et le calme de la nuit revient. Il entend un chat, au loin. Il tente sa chance, espérant quelques réponses.
—Ton nom ?
Il sourit, il a une dent cassée.
—Heol.
Il prononce le h, discrètement, comme une petite brise. Heol, c’est un peu étrange comme nom, ça ne vient pas de chez lui.
—Heol…
Il marque une pause.
—C’est toi, l’esprit renard ?
Le jeune homme est surpris, ouvre la bouche mais ne sait pas quoi dire. Gall’ hausse les épaules, prend son geste pour un oui.
—En même temps, t’es pas très discret.
Il lui concède.
—Pas faux … Tu dois pas être le seul à savoir. Mais t’es bien le premier à me demander.
Considérant ce qu’on raconte du renard, ça n’étonne pas Dùghall. Si les esprits sont considérés comme malfaisants, le renard est bien le pire d’entre eux dans chacune des légendes qui l’entourent.
Gall’ lui répond avec une voix calme.
—Faut dire que t’as pas une super réputation, renard. »
Son interlocuteur se contente d’hausser les épaules.
Dùghall ne sait pas si les histoires sont vraies, il repense à leur escapade dans la nuit. Il ne se sent pas menacé par l’esprit, pour une créature sanguinaire il semble tout de même plutôt bienveillant.
Il décide qu’il peut à peu près lui faire confiance, et profite de pouvoir parler à quelqu’un qui parle la même langue que lui pour relâcher un peu du poids qu’il traîne derrière lui.
« Je viens de Vastaris. Je me suis enfui.
Il relève la tête et le regarde avec un intérêt nouveau.
—J’ai rien fait de spécialement grave. Je crois…
Un petit silence s’installe.
—Pourquoi, alors ?
Il ne devrait pas lui dire, il sait. C’est sans doute une mauvaise idée, mais il est fatigué. Tout de façon, qui serait assez fou pour le croire ?
—On m’a enlevé, il y a longtemps. Je suis le fils du roi.
Le jeune homme fronce les sourcils, semble réfléchir à l’information. Il semble sérieux, ce qui surprend Dùghall.
—Le fils du roi, hein ?
Le garçon hoche la tête. Le renard a un petit rire grinçant.
—Pas mal. Ravi de vous rencontrer, votre Altesse.
Il accompagne son commentaire d’une petite révérence. Dùghall ne peut se retenir d’être un peu vexé, et honteux, de tout évidence le jeune homme se moque de lui. Il ne répond pas et baisse les yeux.
Mais Heol sourit, de sa dent cassée et de ses canines aiguisées.
—Tu devrais essayer de rentrer.
—Pardon ?
—Rentrer, chez toi, tu devrais y penser. Je t’aiderai, si tu veux.
Il ne comprend pas, le renard est impossible à cerner, est-il sérieux, finalement ?
Le garçon-renard se lève, les mains dans les poches de son manteau troué.
—Bon, je te laisse, à la prochaine. »
Gall’ s’attend à le voir se transformer, mais il repart sur ses deux jambes en fredonnant quelques notes.
***
Il le revoit plus vite qu’il pensait. Quand il finit son service du matin, il aperçoit des cheveux roux à travers la vitrine. Le boulanger lui indique qu’il peut y aller, ce n’est pas comme s’il allait pouvoir participer à la vente. Il peut à peine aligner trois mots, mais il était vite devenu plus à l’aise pour faire le pain et manipuler la pâte et il arrivait désormais à des résultats corrects. Ses mains apprenaient vite et c’était plus facile à retenir que ces étranges phrases aux accents râpeux, bien lointains du vastarien avec lequel il est né.
Il pose son tablier sur une étagère et sort de la boutique par la grande porte en verre. Il entend le petit tintement de la clochette quand il en passe le pas. Une fois dehors, il cherche le garçon-renard. Il le trouve accroupi à côté d’un pigeon, il le regarde l’attraper en un geste vif alors que l’oiseau panique.
Dùghall se demande si le renard et l’humain sont vraiment bien séparés chez lui, il s’attendrait presque à le voir finir la pauvre bête avec un coup de croc. Il s’approche sans bruit et pose sa main sur l’épaule d’Heol, qui lâche le pigeon sous la surprise. Il se retourne, un peu choqué.
Il s’apprête à lui demander quelque chose, mais se ravise et à la place se lève avec un air vexé.
Il ne dit rien, et Gall’ le suit jusqu’au café le plus proche. Ils passent leurs commandes, le garçon-renard est affalé sur sa chaise.
« Alors ?
Il le regarde, sans savoir quoi répondre.
—Alors …quoi ?
Il lève les yeux au ciel.
—Rentrer chez toi, comment tu vas faire ?
Il y avait réfléchi, un peu trop. Il y avait beaucoup de Et si ? : et si on l’avait jeté dehors pour une bonne raison, et s’il mettait quelqu’un en danger en revenant, et s’il devrait vivre caché jusqu’à la fin de sa vie, et si on le tuait à la première occasion, et s’il avait plus d’avenir ici que là-bas, pas que ça soit très bien parti mais on ne sait jamais, et-
—Hey.
La voix du jeune homme le sort de ses pensées. Il lui répond avec hésitation.
—Je suis pas vraiment sûr que ça soit une bonne idée.
Il souffle avec un air découragé.
—Bonne idée, mauvaise idée, on s’en fiche. Tu sauras pas tant que t’auras pas essayé. Est-ce que t’as vraiment envie de rester ici ?
—… peut-être ?
Il plisse les yeux, un sourire en coin.
—T’as pas envie de savoir ?
Si, évidemment qu’il a envie de savoir, il a même l’impression d’en mourir doucement. Il est rongé par ce sentiment, tous les soirs avant qu’il ne puisse fermer l’œil. Par la voix, qui revient encore et encore et qui lui dit qu’il doit y aller. Mais il a peur.
—Peut-être …
—Tu réfléchis trop. J’ai déjà une idée de comment tu pourrais faire, pour revenir et reprendre ta place.
Il n’y a rien dans les trônes et les bijoux qui lui donnent envie de revenir, il ne convoite pas le pouvoir et les richesses. Mais quand Heol lui parle de sa place, il y a quelque chose de bien plus profond qui s’allume au fond de lui. Un désir, puissant et fatigué, d’enfin mettre les pieds à l’endroit d’où il vient, celui où il est censé rester. De pouvoir rentrer chez-lui, après de gens qui l’attendent et qui l’aimeront, et qui lui diront ce qu’il est censé être.
Il lève la tête et regarde le renard, interpellé. Et lui, qu’a-t-il à gagner dans cette histoire ? Pourquoi revient-il le voir, pourquoi il tient autant à le voir retourner au château.
—Pourquoi ça t’intéresse ? Qu’est-ce que tu veux ?
Il hausse les épaules, le regarde avec ses petits yeux et leur lueur sauvage, maline. Comme s’il avait toujours un tour à jouer pas encore mis en œuvre.
—Promets-moi de l’or, jusqu’à la fin de mes jours.
De l’or ? Il se demande si l’esprit-renard est si cupide que ça. Il peut se rappeler de quelques histoires qui vont dans ce sens, dans lesquelles il avait tué pour moins que ça. Il ne cherche pas plus loin, il sent qu’il n’aura pas de réponse plus précise ou plus vraie en insistant.
Le garçon-renard s’impatiente.
—Alors ? »
Dùghall hésite. Il ne se souvient pas de son père, ou à peine, juste ses yeux noirs et sa peau mordorée. Son odeur, lointaine, de charbon et de vin. En 22 ans, personne n’était venu le sortir de sa prison, personne n’avait essayé de le libérer, ni même de lui parler. Il se demande encore s’il s’était fait kidnapper ou si on l’avait volontairement laissé là-bas.
Il sent un nœud se former dans son ventre.
Son père ne le connaît pas. Il ne l’a jamais connu, ne le reconnaîtrait peut-être même pas. Mais il repense à toutes les questions sur sa mère, qu’il n’a jamais pu poser. Et toute sa vie solitaire, entourée d’une poignée de personnes qui ne lui avaient rien donné d’autres que des repas fades et des regards noirs, et parfois des blessures et des réprimandes. Et tous les autres gens, en dehors des quatre murs, qui ignoraient complétement son existence.
Il imagine les traits énervés, au visage du roi, fou de rage devant son fils qui aurait traversé tout le pays comme un idiot, qui se serait échappé d’où on l’avait tenu, aurait bravé l’interdiction et qui se tiendrait devant lui. Son fils qu’il n’aurait plus, peut-être, qu’à renvoyer en prison. Il imagine aussi son sourire, son regard fier et heureux, ses bras qu’il ouvrirait pour son fils disparu. Celui qu’il pensait mort, le seul qu’il a, le fils qui a peut-être le regard de celle qu’il a aimé.
Il est anxieux, il voit ses mains qui tremblent un peu, incertaines de la direction à prendre.
Heol le coupe dans ses pensées.
« On va lui ramener la cheffe des révolutionnaires.
Dùghall lève la tête, interpellé.
—Pardon ?
—A ton père, il doit pas être fan, ils font courir de sales rumeurs et j’ai entendu dire qu’une révolte se préparait.
Il a un sourire carnassier.
—La cheffe, je sais où elle est. Si on la ramène, tu seras le sauveur de la couronne. Difficile de t’enfermer ou de t’exiler à nouveau après ça. Surtout s’il y a des témoins.
Il fixe sa tasse de café fumante qu’on vient de déposer devant lui. Le renard a raison, et c’est un esprit après tout, il a forcément des contacts, il a forcément des sources sûres. La voix lui murmure : Vas-y, c’est ta chance …
Il hoche la tête.
—D’accord.
Il lui tend la main, l’esprit-renard penche la tête et la considère, avant de faire de même. Il a la peau froide.
—On part dans une semaine, je te retrouve ici à l’aube. »