Père Strada

Il se tut en entendant la camionnette de la Brigade se garer devant la maison. 

— Bah on va lui demander, remarqua Chris avec une petite moue. 

Strada déboula sans discrétion comme à son habitude. 

— Alors, alors ! tonna-t-il en s’approchant du groupe des explorateurs. Comment ça se passe ? Chris est gentille avec vous ? 

— Elle est affreuse, plaisanta Didier en se levant pour lui serrer la main. Elle vient de nous faire courir un marathon en sprint et elle se plaint qu’on soit fatigués… 

— C’est très bien, assura-t-il d’un air vraiment content. Ça veut dire qu’elle fait bien son boulot. Chris, besoin de quelque chose pour t’aider à les former ?

— Ils n’ont pas de grappin, répondit-elle. Pourquoi tu ne les en as pas équipés ? 

— Parce qu’un de nos récupérateurs s’est pété le bras avec cette merde et est resté sur le carreau des semaines. Mais on est là, tu sais, on peut vous faire monter sans ce truc. 

— Vous n’êtes jamais sur place assez vite, rétorqua-t-elle. 

— Je suis au courant que Tony et toi vous aviez l’astuce pour être sur les lieux avant tout le monde, répondit-il d’un ton très calme malgré le reproche. C’est bien pour ça qu’il voulait habiter ici, au-dessus de la butte, non ? Un petit coup de fil de ta part pour nous dire vers où aller et le problème est réglé. 

— On n’a pas le temps, rétorqua Chris. 

— Je peux m’en occuper, intervint Camille. Depuis le toit, je regarde où ils se dirigent et je vous préviens. Avec la camionnette vous devriez y être avant eux. 

— On va essayer ça, approuva Strada. J’aimerais vraiment qu’on travaille en équipe pour s’améliorer. Ça marchera. 

Chris pinça les lèvres. La situation la mettait mal à l’aise. Strada était stoïque, ne répondait à aucune provocation et était dans la recherche de solutions. S’il continuait comme ça et qu’elle restait braquée sur ses positions, elle allait bientôt avoir l’air puéril et ça ne lui plaisait pas du tout. 

— Chef, fit Camille en se levant pour les rejoindre. Pendant qu’on vous tient, parlez-nous des démons. Chris dit que s’il faut interroger quelqu’un, c’est vous. 

— Entre autres, approuva le colosse en s’appuyant contre la porte. Vous avez du café ? 

— Toujours, répondit Camille en se dirigeant vers la cuisine. 

Il se hâta de les servir, pressentant une histoire intéressante. 

— Bon, alors… réfléchit Strada, qu’est-ce que je peux vous dire ? Je faisais partie des troupes d’interventions militaires qui ont été dépêchées sur la région du volcan après la toute première éruption et ses nuages de monstres. Mon escouade a aidé à boucler la zone, mais ce n’est pas nous qui nous sommes occupés de secourir les blessés et de protéger la population, nous étions affectés à l’évaluation de la menace. Et plus précisément à celle du portail des limbes. 

Camille lui tendit sa tasse et lui proposa sa chaise de bureau, mais il la refusa. 

— Est-ce que vous avez entendu parler du grand massacre ? demanda-t-il. Le tout premier grand massacre dû aux limbes. 

Seul Didier hocha la tête. 

— Je vais vous raconter, alors. Nous étions sur place depuis trois jours à chercher ce putain de portail et à traquer les monstres qui s’étaient nichés dans tous les recoins de la ville quand l’éruption a repris et que le portail nous est apparu. On a été envoyés sur les lieux. On était armés jusqu’aux dents. Nos chefs avaient stationné des camions de pompier avec la grande échelle pour grimper là-haut. Les premiers se sont postés à l’entrée du couloir et ont couvert les autres. Moi et trois types, on à se sentait vraiment très mal. 

Il grimaça à ce souvenir. 

— Mais on était une équipe de soldats d’élite, on ne reculait pas à cause de genoux qui tremblent… sauf qu’à un moment, il a commencé à devenir évident que ce n’était pas que de la trouille. Un de mes camarades s’est effondré en se tenant le cœur. Moi je suais si fort que c’était comme si j’étais sous la pluie, je dégoulinais dans mon équipement et j’étais tout désorienté. Au bout de trois pas dans le couloir, j’ai tellement dévié de ma trajectoire que je me suis pris le mur de cristal ! Je me sentais si mal que je me fichais d’avoir l’air con, je croyais qu’on m’avait drogué ! 

— La terreur ? demanda Camille. 

— Mmh… Ça en a fait marrer certains parce que c’était pas mon genre de me défiler. Mais ils n’ont pas rigolé très longtemps. Moi et les trois autres, on est redescendus. L’un de nous était dans un état critique. On s’est retrouvé mis de côté sous une tente où s’installait l’infirmerie pour les blessés, juste à côté du centre décisionnel. C’est pour ça que j’ai rien loupé de ce qu’il s’est passé. 

Il poussa un profond soupir et son regard se posa sur Chris qui lui faisait face, bras croisés. Il fit un effort conscient pour ne pas détourner les yeux et rester neutre. Il s’était promis, il irait jusqu’au bout.

— À peine les soldats entrés dans les limbes, ça gueulait de partout au camp parce que les communications étaient coupées et qu’on savait même pas s’ils étaient encore vivants. Les minutes passaient sans qu’aucun contact ne puisse être établi. Les techniciens couraient dans tous les sens… rien à faire. Et puis tout à coup, un de mes frères d’arme est ressorti. 

Strada fit une pause pour pouvoir boire. 

— Il était couvert de sang. Il titubait dans le couloir. Il s’est laissé tomber au bout et les hommes en bas l’ont rattrapé in extremis, il était en état de choc. Il a été emmené avec nous à l’infirmerie et il a été interrogé. Il a expliqué que ça avait été un carnage, qu’ils avaient été assaillis de toute part par des nuées de monstres, que certaines de leurs armes leur avaient explosé entre les mains à cause de la chaleur, et puis que leurs balles passaient à travers les spectres… la débandade. Ils se sont fait massacrer sans pouvoir communiquer avec l’extérieur.

Le silence dura plusieurs secondes. Strada donnait l’impression de revivre son histoire comme s’il y était. Chris imaginait sans mal le soldat qu’il était, coincé à l’infirmerie à entendre tout ça, se dire qu’il aurait pu être là-haut parmi ses collègues, ses amis, dont un seul était encore en vie. 

— Le type avait sur lui du matériel de surveillance, les images passaient en même temps qu’il se faisait interroger. Les vidéos ont montré le massacre. Il y avait de tout, des molosses, des spectres, des titans… Et un démon qui s’est amusé avec eux du début à la fin, qui les a poussés à se tirer dessus les uns les autres, qui a essayé de les perdre et qui riait… Créature effroyable.

Il frissonna. 

— Ce type est resté avec nous à l’infirmerie, il est tombé inconscient je ne sais pas combien de temps. Nous on s’est remis de la Terreur dès que le portail a explosé. Mais comme ça ne plaisait pas à la hiérarchie qu’on « joue les malades » de l’ouverture à la fermeture des limbes, on nous a passé un savon et on a payé en déblayant des gravats toute la nuit. 

Il ricana. 

— Je ne vous explique pas, on était tellement secoué par ce qui nous était arrivé qu’on était presque content de pouvoir s’éloigner pour souffler. Bref… Le survivant, il s’est réveillé au petit matin alors qu’on rentrait de notre corvée. Les gars qui l’ont vu à ce moment racontaient qu’il était mutique, mais qu’il souriait d’une façon étrange et effrayante et que ça aurait dû leur mettre la puce à l’oreille. 

Camille frissonna et hocha la tête. 

— Il s’est procuré des armes. Il avait tout ce qu’il lui fallait sous la main. Puis il s’est mis à tirer au hasard. J’étais pas loin, mais je ne l’ai pas affronté parce que je recommençais à transpirer comme une passoire et que j’avais deux potes blessés à mettre à l’abri. De toute façon, personne n’a pu l’arrêter. Il a fait un massacre puis s’est barré. Je peux vous assurer qu’après ça, dès le lendemain matin, le mur était refermé et infranchissable. Le mec, il est sûrement toujours en dehors, je prie pour que ce soit le cas. 

— En fait… je connais la suite de l’histoire ! s’exclama Camille surpris. 

Tous se tournèrent vers lui. 

— L’armée l’a traqué, expliqua-t-il. Il y a eu une énorme chasse à l’homme plus ou moins confidentielle. Officiellement, c’était un psychopathe déserteur, qu’ils cherchaient. Un mois après l’affaire du volcan, ils ont trouvé son cadavre à l’autre bout du monde, en pleine ville, mis en scène sur une statue. Fin de la piste. À tous les coups, il a juste changé d’hôte.

Tous hochèrent la tête. 

— Ce qui m’étonne, intervint Didier, c’est qu’il y a une grosse différence entre les démons qu’on a pu observer ici et celui-là. Les nôtres, s’ils sont plusieurs parce que ça pourrait être une seule entité, ne passent jamais le portail. Ils ont suivi Chris sans jamais sortir avec elle. Ils ont enlevé Tony, joué avec Chris et avec nous, mais on n’a jamais été infecté. C’est quand même bizarre… 

— Plus j’y réfléchis, plus je trouve que la limite entre démon et spectres est floue, intervint Camille. Infecter, c’est une prérogative de spectre, mais le démon du chef a bien possédé un homme. Semer le chaos c’est un truc de démon pourtant le spectre de Bellem était bien parti pour faire un joli massacre. 

— On ne les connait pas assez, approuva Strada. Messieurs-dames… c’est votre rôle de nous apporter plus d’éléments sur ce mystère. 

Il s’écarta de la porte tandis que quelqu’un frappait. Il ouvrit et recula pour laisser Marité entrer. 

— Bonjour à vous ! s’exclama-t-elle. Ça travaille dur, ici ! 

— Madame, salua Strada.

— J’ai mitonné un bon repas pour nos combattants, j’ai bien vu qu’ils méritaient un peu de réconfort après les misères que Chris leur a fait subir ce matin. Allez, venez ! Vous aussi, monsieur Strada. J’ai tout préparé, il y a de la place dans ma cuisine. 

— Comme c’est gentil ! approuva le colosse. 

Camille se débrouilla pour se rapprocher de Chris alors que tout le monde sortait. 

— Sacrée histoire, souffla-t-il en lui passant un bras autour des épaules pour l’entrainer avec les autres.  

— Ouais, fit-elle en se laissant faire. Mais pense à un truc… Tu as vu comment il parle des démons ? Rappelle-toi ce qu’il t’a dit hier soir… Il doit vraiment me détester. 

Elle avait juste l’air amusée, mais au fond d’elle, ça la travaillait. Camille le ressentit. 

— Quel effet tu fais aux hommes, c’est fou, ironisa-t-il. 

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Raza
Posté le 06/08/2025
Est ce vraiment le moment pour des flashbacks ? Mmmh, tu ravives ma curiosité pour ton univers, mais sans avoir finalisé C&C, donc là mon cerveau est en mode : alors ? Alors ? Toujours pas ? Après c'est peut être parce que tu nous a gâté avec tous ces chapitres d'un coup ?
Merci du partage, à bientôt !
Solamades
Posté le 08/08/2025
Mmh… tu verras par la suite
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