Sans contrôle

Sans contrôle

Tan pensait avoir pris la bonne direction, mais il avait dû s’égarer. Devant lui se dressait un vieux hangar dont la structure centrale, presque entièrement recouverte de végétation, gisait sur le sol. Il se demandait s’il devait continuer ou rebrousser chemin, lorsqu’il distingua des voix derrière le bâtiment. Probablement des hors-mondes en promenade. Soulagé, il s’élança dans leur direction, mais ce qu’il capta de la conversation l’arrêta soudainement.

– … perdus à cause de vos conneries ! disait un timbre grave qu’il n’identifia pas. Maintenant, c’est foutu !

– Peut-être pas tout ?

Tan reconnut l’accent traînant des Stadiens chez le second interlocuteur. Waï Jay, le contremaître ! Qu’est-ce qu’un hors-monde et lui pouvaient bien avoir à se raconter ? Il sentit tout de suite qu’il avait mis les pieds où il n’aurait pas dû. En attendant que les deux hommes s’en aillent, il se glissa à l’intérieur du bâtiment.

Le timbre grave — est-ce que ça pouvait être Diego ou Paddy ? Il les aurait pourtant reconnus, non ? — s’éleva de nouveau :

– En effet, je peux encore essayer de rattraper le coup pour les mômes.

Le cœur de Tan fit un bond. Les mômes ? Il ne pouvait s’agir que d’eux, les Sailor. Qu’est-ce qu’ils leur voulaient ? Il fallait qu’il s’assure que les autres allaient bien ! Qu’il les prévienne ! Il s’efforça de patienter jusqu’à ce que les deux hommes se séparent et s’éloignent. Quand il estima qu’ils étaient assez loin, il se dirigea vers la sortie sur la pointe des pieds, mais il n’eut pas le temps d’atteindre la porte : la silhouette de Blacky se découpa dans l’ouverture. Il semblait aux abois.

– Tu as pu voir qui parlait au Stadien ? Tu as entendu la conversation ?

L’adolescent resta muet. Est-ce que c’était lui qui discutait avec le contremaître ? La voix lui avait paru plus basse pourtant, mais sa présence instilla le doute dans son esprit. Il finit par secouer la tête. Blacky l’attrapa un peu trop fermement par les épaules, pressant.

– Tu es sûr ? Si tu as entendu quelque chose, tu dois absolument me le dire !

Tan ne comprenait pas pourquoi il était aussi fébrile. Il ne savait même plus s’il devait avoir peur ou pas. Son désarroi devait se lire sur sa figure, car Blacky laissa retomber ses bras.

– Je crois qu’on vient de manquer une info essentielle, expliqua-t-il. Il a des chances pour que les clients de Skull soient les Stadiens. Je ne veux pas louper ma chance d’arrêter tout le monde.

– Ah, fit Tan.

Une sensation inconfortable le titillait, comme toutes les fois où Blacky et lui avaient évoqué ce sujet depuis leur visite du hangar 72. Pourtant maintenant, il en distinguait l’origine : ça ne collait pas. Il n’arrivait pas à superposer l’image que lui décrivait le Terrien avec celle des hors-mondes. Aucun d’entre eux ne ressemblait à un fanatique prêt à exécuter aveuglément les ordres de son chef. Ils n’étaient peut-être pas tous des anges, mais Blacky se trompait.

Les poings serrés, celui-ci poursuivit :

– Je pense que cette escale impromptue a été organisée avec Stadium par quelqu’un du bord, si ce n’est pas par l’équipage entier, pour livrer les containers. J’ai filé le train à Waï Jay, mais je suis arrivé trop tard pour identifier son interlocuteur.

Soudain, le manque de logique des allégations du Terrien lui sauta aux yeux.

– Mais alors… Si ça se trouve, ils sont en train de vider le cargo pendant qu’on parle ! Il faut aller voir !

Blacky agrippa son bras.

– Surtout pas ! Je suis sûr que c’est pour cette nuit. Je veux les prendre sur le fait.

– Quoi ? Non ! Ça n’a aucun sens ! Et puis, ils ont dit quelque chose à propos de nous ! Je dois y aller !

Il tenta de se dégager, mais Blacky ne le lâcha pas.

– Laisse-moi ! cria-t-il. Je veux voir si mes frères et mes cousins vont bien.

– Désolé, c’est trop important, répondit le Terrien en resserrant sa prise.

La panique envahit Tan d’un coup ; Blacky ne tenait aucun compte de sa volonté et il était beaucoup plus fort que lui. Et s’il lui avait raconté n’importe quoi depuis le début ? Juste pour se rapprocher de lui ? Et maintenant, il allait le séquestrer sur cette affreuse planète ! Il asséna un coup de poing sur le bras de l’homme. Avec un soupir excédé, celui-ci le ceintura en un clin d’œil et le souleva à demi pour le ramener vers le fond du hangar. La peur faisait haleter Tan, mais par réflexe, il se tordit dans tous les sens pour tenter de se libérer.

– Arrête de te débattre, lui glissa Blacky à l’oreille.

Plus encore que le reste, le contraste entre ce murmure et l’emprise inextricable de ses bras décupla l’angoisse de Tan. C’était comme s’il lui avait donné un conseil contre un autre agresseur. Comme s’il avait oublié que c’était lui, celui qui le retenait de force. Il était fou… L’adolescent sentit son estomac se tordre et une nausée acide lui monta dans la gorge en lui coupant le souffle.

Brusquement, la pression sur son torse se relâcha et il perdit l’équilibre tandis que Blacky semblait s’envoler. Tan reconnut la silhouette massive et les cheveux blond pâle de Karl qui avait saisi le Terrien par le col ; il le souleva et l’écrasa contre la cloison du hangar. Un soulagement intense envahit l’adolescent.

Le visage contracté de colère, l’homme-tuyaux plaça son avant-bras sous le menton de sa proie et appuya assez fort pour le tenir en suspension.

– Enflure ! hurla-t-il tandis que Blacky donnait des signes d’étouffement. Saloperie ! Qu’est-ce que tu lui cherches, à ce môme ? Hein, dis-le-moi, charogne !

Même si Blacky avait voulu répondre, sa gorge était bien trop compressée pour laisser passer un mot. Karl, écumant de rage, continuait à vociférer :

– Dès qu’on a eu le dos tourné ! T’as profité qu’il était tout seul, ordure ?

Le captif devenait très pâle, ses mains s’ouvraient et se fermaient comme s’il tentait d’attraper l’air qui manquait à ses poumons. Tan éprouva une nouvelle bouffée de peur en voyant l’expression de Karl.

– Arrête ! s’écria-t-il en sentant son cœur s’emballer de nouveau. Il va s’évanouir.

Karl lui jeta un coup d’œil, puis relâcha la pression de son bras, juste assez pour que les pieds de Blacky se posent à nouveau sur le sol. Celui-ci toussa, inspira de grandes goulées d’air et son visage reprit des couleurs. La respiration de Tan se calma.

– On se méfiait de toi depuis ton embarquement, siffla Karl sans desserrer les dents. On avait bien raison, apparemment. Alors, qu’est-ce que tu lui veux au gamin ? T’allais l’emmener où ?

D’abord, le Terrien ne répondit pas. Puis à la grande surprise de Tan, il laissa échapper un rire éraillé et adressa un clin d’oeil complice à Karl comme si tout ça n’était qu’un malentendu comique.

– Mais t’es jaloux ? croassa-t-il, le larynx comprimé par l’énorme avant-bras. Tu vas pas me faire croire que t’es choqué ? Tu les aimes bien toi aussi, les garçons…

Tan n’était pas sûr de comprendre l’allusion, mais les mots du Terrien avaient produit sur Karl un effet saisissant  ; les yeux lui sortaient pratiquement de la tête et son teint virait au rouge brique. Il en avait même desserré sa prise sur la poitrine du terrien.

– J’ai… jamais… touché… un môme ! articula-t-il entre ses dents. Ceux qui font ça, je les…

– Allez, le petit Calixt, interrompit Blacky d’un ton fielleux, comment ça se fait que vous passiez autant de temps avec lui, ton copain et toi ? C’est pas juste pour jouer au Walrus game ?

Il y eut une fraction de seconde de latence, puis Karl poussa un rugissement, l’agrippa par les deux oreilles pour le jeter sur le sol ; il projeta son pied dans le thorax de sa victime avec une violence qui stupéfia Tan. Sa botte percuta les côtes de Blacky avec un horrible craquement. Un second coup suivit, puis un autre et encore un autre, chacun atteignant sa cible avec un choc sinistre. C’était trop, bien trop ! Les insinuations de Blacky étaient sûrement affreuses, mais là, il avait compris la leçon !

– Arrête ! hurla Tan. Tu vas le tuer, laisse-le !

Mais Karl n’entendait plus ; il était en transe. Grognant comme une bête, crachant des insultes, le colosse frappait sans relâche. Roulé en boule, Blacky ne bougeait plus. Son visage tuméfié était méconnaissable, la chose la plus horrible que Tan ait jamais vue. Et Karl frappait toujours.

–  ARRÊTE ! ARRÊTE ! ARRÊTE ! s’époumona Tan, plus pour couvrir l’ignoble fond sonore que dans l’espoir de le convaincre.

Ça ne s’arrêta pas. Karl saisit Blacky par le col, le souleva et le frappa à coup de poing. Le Terrien avait perdu conscience depuis longtemps. C’était insupportable !

–  Arrête, arrête ! implorait toujours Tan d’une voix de plus en plus faible.

Il ferma les paupières à s’en faire mal, plaqua les mains sur ses oreilles. L’esprit empli de sa propre supplique et des ahanements du cogneur, il sentait des larmes brûlantes qui inondaient ses joues. Quand un liquide chaud à l’odeur métallique lui éclaboussa le visage, il se mit à trembler. Sans réfléchir, pour que le cauchemar cesse, il se précipita sur Karl et tenta de le ceinturer. D’une seule poussée, le forcené l’envoya valser sans même se retourner. Le crâne de Tancred heurta violemment le montant de la porte, sa vision se troubla, ses jambes se dérobèrent et il se retrouva par terre sans avoir compris qu’il tombait. La douleur pulsait dans toute la moitié droite de son visage et son propre sang lui coula dans la bouche.

Soudain, des bras l’entourèrent ; les bruits des coups portés cessèrent. Tan entrouvrit une paupière. Deux personnes ceinturaient le forcené qui rugissait :

– Il en voulait au gamin, ce salaud ! Laissez-moi, je vais le tuer.

Juste avant de perdre connaissance, Tan aperçut Karl couvert de sang, puis le visage réconfortant de Bella. Il saisit encore la voix caverneuse de Paddy :

– Tu l’as déjà presque tué.

***

Plusieurs heures après, Tancred s’éveilla dans son lit, sur le WOW. Sa gorge était serrée avant même qu’il n’émerge. Sous ses doigts, il sentit un épais pansement qui lui couvrait la joue ; il ne voyait plus de l’œil droit. Un goût amer lui monta dans la bouche.

À Skull qui se tenait à ses côtés, il annonça qu’il ne voulait plus jamais croiser aucun des « psychopathes » du vaisseau : ni Karl, ni Blacky, bien sûr, ni Darwin le furieux, ni Diego et ses horribles pointes, ni aucun de ceux qui avaient des cicatrices, du cuir ou une grosse voix… Ni même Paddy, trop grand pour être honnête. D’ailleurs, il ne voulait plus voir personne pour l’instant, en dehors des autres Sailor.

Skull et Bella le laissèrent seul comme il le demandait.