Sous le choc

Sous le choc

Le vaisseau parcourut plusieurs parsecs vers l’étoile de Procyon, sa prochaine destination, sans que Tancred sorte de sa chambre. L’envie de revoir ses parents et de se blottir dans leurs bras devenait douloureuse. Bella seule réussit à l’approcher deux fois par jour pour changer son pansement et lui amener de quoi manger. Tan ne lui adressait pas un mot jusqu’à ce qu’elle s’en aille. Allongé dans le noir, il refusait même de parler à ses frères et à ses cousins. Il se sentait trahi, idiot d’avoir si facilement baissé sa garde dans ce nid de vipère qu’était le WOW et coupable d’avoir exposé les autres Sailor à ce qu’il avait vu. Penser que Teddy aurait pu subir ça à sa place le rendait encore plus malade.

Sa tête le faisait souffrir et les images de l’événement tournaient en boucle dans son esprit alors qu’il essayait sans succès de les rejeter. Il ne comprenait pas ce qui avait pu amener la situation à dégénérer à ce point. Comment un homme avec lequel il plaisantait quelques heures auparavant avait-il pu se transformer en une bête de fureur prête à tuer ? Il n’avait jamais été confronté à aucune sorte de violence. Certes, il était conscient qu’elle existait, mais un fossé énorme sépare la connaissance de l’expérience. Rien ne l’avait préparé à ça ; il avait l’impression d’avoir foncé dans un mur.

Une petite voix lui soufflait que Karl l’avait protégé et qu’il n’avait fait preuve de cette sauvagerie que parce que le Terrien l’avait provoqué. Cela le dédouanait-il ? Malgré ces circonstances atténuantes, la violence déployée avait été disproportionnée. Une simple clé de bras aurait suffi à mettre Tan hors de danger, étant donnée la différence de gabarit entre Blacky et Karl. De plus, une fois lancé, Karl n’avait plus été en mesure de distinguer innocent et coupable, l’œil aveugle de Tan le prouvait. Il aurait tué n’importe qui.

Et tout compte fait, était-il vraiment sûr des motivations de Karl ? Après tout, Blacky lui avait peut-être dit la vérité à propos de la SHR et de la Sea Beast. Il avait peut-être essayé de le mettre à l’abri pour son bien, malgré sa résistance. Ou bien avait-il l’intention de l’enlever ? Karl était-il intervenu pour le défendre ou pour protéger les secrets du WOW ? Il en revenait toujours au même point : y avait-il quelqu’un à bord à qui il pouvait faire confiance ? Et si oui, qui était-ce ?

***

Teddy insista tellement pour le voir que Tan finit par le laisser entrer dès qu’il voulait. Il ne posait aucune question, mais se penchait sur son grand frère, le serrait dans ses bras et prononçait invariablement de sa voix guillerette :

– Je t’aime, Tan.

Il montrait ses dents manquantes en un sourire à revigorer n’importe quel dépressif, puis sortait sans attendre de réponse.

Ces mots avaient toujours représenté pour le petit dernier une sorte de formule magique. Tan trouvait souvent qu’il en abusait. Depuis qu’il savait parler, il les déclamait à son entourage dix fois par jour. C’était sa façon de souhaiter la bienvenue, d’exprimer sa joie. Ça lui servait aussi à dire merci. Et même « Ne me gronde pas, elle n’est pas très grosse, cette bêtise, et je suis si mignon… » Mais parfois quand Teddy affirmait « je t’aime », il ne cherchait rien d’autre qu’à envelopper de tendresse son interlocuteur. Pendant ces heures à se débattre dans son monde chamboulé, ses références anéanties, il sut que son jeune frère pensait vraiment ce qu’il lui déclarait. Ce fut un premier pansement.

Oxan vint également, à plusieurs reprises. Passant la tête dans l’ouverture, elle interrogeait à voix basse :

– Tu as encore envie d’être tout seul ?

Tant qu’il répondit oui, elle referma la porte. Puis quand il sentit qu’il pouvait contrôler sa voix et ses larmes, il lui fit signe de rester. Elle lui demanda simplement s’il avait besoin de quelque chose, apporta de l’eau, bavardant de tout et de rien dans un flot apaisant comme elle savait en entretenir. Elle réussit même à lui changer les idées. Tancred lui en fut reconnaissant, d’autant qu’il sentait qu’elle bouillait de questions et d’incompréhensions.

Ulys se joignit à elle au bout de quelques visites en amenant son chat. Malgré les risques d’allergie, Tan laissa l’animal se rouler en boule sur son ventre en ronronnant. Pour la première fois, il saisit pourquoi Dragon apaisait tant son frère.

Tan reconnut chez ce dernier les signes d’un profond malaise. Poings serrés, mâchoire crispée… sa colère et sa déception étaient palpables. Si on touchait à son grand frère — avec qui lui-même se bagarrait si souvent — c’était à lui, Ulys, qu’on faisait mal. Tan l’ignorait avant cet événement, mais il lui suffit d’imaginer que les rôles étaient inversés pour le comprendre. À leur manière, ses cousins et ses frères le protégeaient. Il avait toujours cru que c’était sa responsabilité d’aîné, mais eux ne voyaient apparemment pas les choses sous cet angle. Peut-être que chacun veillait sur les autres. Cette pensée ôta un poids de sa poitrine. Ça ne l’empêcherait pas de se soucier d’eux, mais c’était bon de se rendre compte que c’était réciproque.

Ulys et Oxan avaient compris dans les grandes lignes ce qui s’était passé. Au bout de quatre jours, Tan répondit à quelques-unes de leurs questions, en essayant toutefois d’en dire le moins possible.

À la fin, Oxan avala péniblement sa salive et dit d’une voix enrouée :

– Je crois que Skull attend ta permission pour te rendre visite. Tu veux que j’aille le chercher ?

Tan acquiesça, conscient qu’il ne pourrait pas repousser éternellement cette confrontation. Quand sa cousine ouvrit la porte, ils découvrirent Calixt appuyé au battant, les joues baignées de larmes. Il avait entendu la conversation sans oser déranger. Oxan le serra dans ses bras puis le prit par la main pour l’entraîner avec elle.

***

Quand il s’assit au chevet de Tan, le visage de Skull avait perdu sa sévérité habituelle au profit d’une douceur mélancolique que l’adolescent ne soupçonnait pas.

Il lui raconta leur départ de Stadium. Pendant que l’équipage faisait entrer discrètement Tan et Blacky à bord, il avait déclaré aux autorités astroportuaires de la planète qu’il préférait finalement décoller sans attendre le lendemain. Son regard avait dissuadé les Stadiens de lui demander la raison de ce changement et ils avaient écarté sans autre question la grue de décontamination qu’ils avaient approchée du cargo pour le laisser partir.

Ensuite, le capitaine écouta en silence ce qui s’était passé avec Blacky et Karl. Toutefois, Tancred préféra garder pour lui ce que lui avait raconté le Terrien à propos de la SHR et de la Sea Beast. Que ses soupçons envers le WOW soient vrais ou pas, Tan les avait crus. Il lui aurait fallu avouer à Skull qu’il avait comploté contre lui et contre tout l’équipage. Il était peu probable que le capitaine prenne cette trahison avec le sourire. Et si Blacky avait tout inventé, la crédulité dont il avait fait preuve lui faisait honte. Il s’était laissé manipuler si facilement !

– Je ne comprends pas pourquoi Blacky t’a retenu comme ça, dit Skull, songeur, lorsque l’adolescent eut terminé. Mais je ne vois aucune raison excusable.

– Tu crois qu’il était de mèche avec les Stadiens ? Pour l’arnaque ? risqua Tan.

Le capitaine écarquilla les yeux.

– Je t’avoue que cette idée ne m’avait même pas effleuré, dit-il après un instant. Ça expliquerait peut-être les messages clandestins ; Victor essaie toujours de les décrypter. Je n’en sais rien. Je pensais plutôt que Blacky était un détraqué qui a voulu profiter de l’opportunité d’être seul avec toi.

– Ça s’était déjà produit pendant les corvées.

– Mais s’il t’avait agressé à bord, il aurait eu très rapidement des problèmes. Il n’aurait pu s’enfuir nulle part.

Tan haussa les épaules. Il n’était toujours sûr de rien et préférait passer à autre chose.

– Où est-il, maintenant ?

– À l’infirmerie, toujours inconscient. Je ne suis pas sûr qu’il sorte de son coma. Darwin a constaté des lésions internes importantes.

– Et s’il reprend connaissance ?

– Il sera débarqué à la prochaine escale. Hors de question de garder à bord un homme auquel je ne peux pas faire confiance, et pire, qui risque de s’en prendre de nouveau à toi, à tes frères ou à tes cousins.

Tan hocha la tête. S’il pouvait éviter de recroiser le Terrien, ça lui convenait.

– Et Karl ? Où est-il ?

– Dans une cellule de détention. La seule du cargo, à côté de la réserve où vous étiez cachés. Il a demandé lui-même à ce qu’on l’y enferme.

– Que va-t-il devenir ?

Skull respira lentement avant de répondre.

– Il a décidé qu’il se livrerait à un tribunal volant pour agression avec coups et blessures.

– Un tribunal volant ? Qu’est-ce que c’est ?

– Ce sont des vaisseaux qui rendent la justice. Ils sont connus sous le nom de N.I.J.U. : navettes intersystèmes de justice universelle. Ce sont des cours pénales itinérantes mandatées par la Communauté Galactique. Elles sont souvent accompagnées par un cargo-pénitencier.

– Et ensuite ?

– Eh bien, il sera jugé et purgera une peine. Elle sera probablement sévère, étant donné qu’il a déjà été condamné.

– Ça va mettre longtemps tout ça ?

– Il peut se passer plusieurs mois avant qu’on croise une N.I.J.U. ; il y en a assez peu par rapport à la taille de la galaxie.

– Et en attendant, il va rester enfermé ?

– Je l’ignore encore, il faut que j’y réfléchisse : Karl peut être une ressource précieuse sur un chantier, vu sa force. Mais malheureusement, les événements nous ont montré qu’il ne savait pas contrôler sa violence. Je déterminerai s’il s’avère judicieux de le faire participer aux travaux, et sous quelles conditions. Mais nous ferons en sorte qu’il se tienne loin de toi, de tes frères et de tes cousins. D’ailleurs, je crois que c’est ce qu’il préfère, lui aussi.

Tan ne répondit pas.

– Repose-toi, dit Skull en se levant. Rien ne t’oblige à quitter ta chambre pour l’instant. Darwin pense que tu vas retrouver l’usage de ton œil. Sois patient.

– Merci, souffla l’adolescent en baissant le regard.

– Est-ce que tu veux que j’informe tes parents ?

Tan n’eut pas besoin de réfléchir ; il secoua frénétiquement la tête. Avec la distance, ils s’en rendraient malades d’angoisse. Il ne souhaitait vraiment pas ça.

Juste avant de sortir, le capitaine se retourna et planta ses yeux vairons dans ceux du garçon qui put y lire honte et tristesse.

– Je suis désolé de ce qui s’est passé. Je n’ai pas été à la hauteur avec vous. J’essaie de faire en sorte que ce cargo soit accueillant pour ceux qui y vivent. Ce n’est pas ce que j’ai fait avec vous. La responsabilité de vous avoir à bord m’a rendu si anxieux qu’au lieu de vous rassurer, je vous ai tenus à distance de façon… agressive. Et puis surtout, j’ai toujours cru que j’étais assez intuitif pour être sûr de mon équipage. Je me suis bien planté. À la fois pour Blacky et pour Karl… C’est toi qui as payé mon erreur de jugement et j’espère que tu me pardonneras ça un jour. Avec vous cinq ici, j’aurais dû me montrer beaucoup plus vigilant. Je comprendrais, maintenant, que tu ne puisses plus m’accorder ta confiance.

Je te l’ai jamais donnée, pensa Tan. J’aurais sans doute mieux fait…

– Je… ça va aller, dit-il en essayant de sourire.

Skull lui adressa un signe de tête reconnaissant, mais il n’avait pas l’air apaisé pour autant.

– Une dernière chose. Paddy voudrait te voir…

Tan se crispa. Archer Paddington restait un mystère à ses yeux. Il n’était pas bavard et le peu qu’il lâchait donnait l’impression qu’il cachait quelque chose. Lui aussi possédait un gabarit exceptionnel ; comme Karl, il aurait pu tuer quelqu’un à mains nues. Mais par la force des choses, les Sailor se trouvaient toujours à bord du WOW, et ce pour plusieurs mois. Il allait bien falloir sortir de cette chambre et vivre avec les hors-mondes. Le changement d’attitude de Skull était déjà  encourageant. Avec Paddy, ce serait le test ultime : s’il était capable de se tenir dans la même pièce que lui, il le pourrait avec les autres aussi.

– D’accord, souffla-t-il.

***

Paddy dut sentir les doutes de l’adolescent à son sujet, car il livra un peu de lui-même. Il raconta que son enfance avait été remplie de cette violence que Tan avait découverte, et lui assura qu’on pouvait s’en remettre. Ou du moins, vivre avec.

– Malheureusement, tu en rencontreras encore, c’est presque sûr, dit-il. Tu apprendras à la voir venir et à t’en protéger. Le plus difficile, c’est de ne pas y céder. De fuir sans se trouver lâche, plutôt que de répliquer. Je suis certain que tu sauras le faire. Et puis, la plupart des gens sont dignes de confiance, il faut leur laisser une chance de te le montrer.

Comme avec Skull un peu plus tôt, Tan avait très envie de le croire. Il hésita un long moment, puis demanda en guise de test :

– Tu l’as rencontrée où, cette violence ?

Le visage du géant se contracta. Tout à coup, ses tours de bras en or paraissaien trop lâches pour ses biceps et il semblait moins grand.

– Pendant une période de ma vie où je me suis senti très seul, répondit-il après une longue hésitation. J’en ai tellement souffert qu’à la fin, c’est l’instinct de survie qui me tenait debout. Rien d’autre. Et ce sentiment m’a suivi des années, jusqu’à ce que j’arrive sur le WOW.

Il soupira encore, puis ses yeux se fixèrent sur Tan tandis qu’il redressait les épaules.

– C’est le dénominateur commun ici. Nous avons tous connu la solitude à un moment ou à un autre. C’est ce qui fait que tous les hors-mondes sont si dévoués à Skull : il nous a ramassés un par un et nous a donné ce que la plupart d’entre nous n’espéraient plus : un endroit où se sentir chez soi, entouré.

« Chez soi », se répéta Tan. Mais chez moi, personne ne tue les gens à coups de poing.

Il n’était pas dupe, Paddy avait éludé sa question, mais la sincérité du peu qu’il avait livré abattit ses derniers doutes. A part le cas isolé de Karl, les hors-mondes n’étaient pas mauvais, il en était certain. Que Blacky lui ait menti sciemment ou qu’il se soit trompé, il avait eu tort sur ce point-là.

Cependant, il lui faudrait encore longtemps avant de se sentir chez lui à bord du WOW.